Ordem e Progresso
Avez-vous remarqué que le drapeau brésilien est un des seuls (le seul ?) à comporter un texte ? C'est, pourrait-on dire, un drapeau intellectuel. Mais savez-vous que cette devise Ordem e progresso (Ordre et progrès) vient de France, inspirée du philosophe Auguste Comte1 (1798-1857), fondateur du positivisme ?
C'est dans les années 1860 que des Brésiliens, ayant fait des études en France et en Belgique, amènent les idées positivistes dans le Brésil naissant. Le site de la Maison d'Auguste Comte à Paris rapporte que « l’ École militaire de Rio s’avère avoir été un lieu fort de pénétration des idées positivistes au Brésil ». Cette école s'appelle à présent École polytechnique de Rio2 : ce n'est pas sans rapport avec le fait que le positivisme, qui est aussi une philosophie de la méthode scientifique, a attiré des « hommes de science » (ingénieurs et médecins, plus que savants) — Comte lui même était issu de Polytechnique (X1814)3.

Chapelle de la 'Religion de l'Humanité', 5 rue Payenne (Paris), avec la devise "L'Amour pour principe et l'Ordre pour base, le Progrès pour but" [On pourra apprécier le nom de la rue comme un clin d’œil].
Photo J.P. Dalbéra WikiCommons/FlickR.
Mais on oublie que la doctrine positiviste est non seulement une philosophie, mais a par ailleurs été une religion : dans la dernière décennie de sa vie, après la mort de son amie Clotilde de Vaux, Comte bâtit une religion de l'Humanité (il écrit en 1852 un Catéchisme positiviste), fondée notamment sur le culte des grands hommes disparus. Cette religion a une chapelle à Paris (rue Payenne, IIIe arrdt., photo ci-dessus) et s'est aussi implantée, assez logiquement, au Brésil (temple ci-dessous).

Le calendrier des 'Grands Hommes' de la religion (positiviste) de l'Humanité, à l'intérieur du temple rue Payenne.
Photo J.P. Dalbéra WikiCommons/ FlickR.
Lors de la visite de la chapelle positiviste parisienne, que la SABIX (Société des amis de la bibliothèque et de l'histoire de Polytechnique) avait organisée avec d'autres associations en septembre 2009, le guide nous avait précisé que des « fidèles » venaient encore assister à des offices à Paris dans les années 1950 — et qu'au Brésil il y a encore des fidèles actifs de la religion positiviste (ce que confirme le site de la Maison Auguste Comte).

Le temple positiviste de Porto Alegre (Brésil). On remarque sur le fronton la devise identique à celle de la rue Payenne, traduite en portugais.
Photo Tetraktys WikiCommons
Finalement, si le positivisme est allé de France vers le Brésil (dans sa composante philosophique et dans sa composante religieuse), il y a aussi eu un échange dans l'autre sens : c'est l'église positiviste du Brésil qui rachète en 1903 la chapelle parisienne de la rue Payenne, et c'est le positiviste brésilien Paulo Carneiro qui de 1927 à 1950 ne ménage pas ses efforts pour réhabiliter et conserver la maison d'Auguste Comte rue Monsieur-Le-Prince4. Ce qui nous permet de voir encore ces deux bâtiments de nos jours, qui sinon auraient sans doute été victimes de la spéculation immobilière — et nous permet aussi d'assister à des cours de l'EHESS, qui loue une partie de la Maison d'Auguste Comte.
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Quelques liens :
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l'album FlickR de mon ami J.P. Dalbéra : Maison d'Auguste Comte, Chapelle de l'Humanité (prises à l'occasion de notre visite de 2009)
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Le site de la Maison Auguste Comte (Rue Monsieur-le-Prince à Paris VIe) : page sur le Brésil.
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Un hommage à Paulo E. de Berredo Carneiro (1901-1982) à l'occasion de son centenaire, article de B. Gentil (2002) sur le site de la SABIX (sur revues.org)
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Pour aller plus loin : Paul Arbousse-Bastide, Le positivisme politique et religieux au Brésil, Turnhout, Ed. Brepols, 2010, 520 p.
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3 Sur le rapport particulier entretenu par Comte sa vie durant avec l’École polytechnique et les sciences exactes, je donne un éclairage dans le chapitre XIII ("Auguste Comte et le régime dispersif des sciences spéciales") de mon livre Alterscience,
Vous savez s'il y a aucune relation entre la couleur vert et le positivisme?
Non, pas à ma connaissance.
Bien sûr que si ! Comte a choisi la couleur verte, « couleur naturelle de l'espérance, propre aux emblèmes de l'avenir » pour symboliser le positivisme. Voir http://books.google.fr/books?id=wLkFAAAAQAAJ&hl=fr&pg=PA387#v=onepage&q&f=false
Quelques citations à ce sujet tirées de sa correspondance :
« tous les positivistes peuvent, quand ils le jugent opportun, porter au milieu du bras le ruban vert dont j'entoure le mien dans mes fonctions sacerdotales »
Lettre à Henry Edger http://www.archive.org/stream/lettresdauguste00comtgoog#page/n47/mode/2up
« Cette nuance convient aux hommes de l'avenir, en caractérisant l'espérance, d'après l'annonce habituelle que fournit partout la végétation, en même temps qu'elle indique la paix ; double titre pour symboliser l'activité pacifique. [...] Le vert est donc convenable, comme emblème des vrais régénérateurs, soit envers l'état normal, soit même pour la transition.»
Lettre à John Fischer http://www.archive.org/stream/lettresdespositi00comt#page/n20/mode/1up
Et n'est pas interdit de penser que Comte, en choisissant cette couleur, ait pensé à l'Islam, pour lequel il a manifesté beaucoup de sympathie. Voir http://confucius.chez.com/clotilde/analects/islam.xml
Bonjour,
Dans la liste des drapeaux avec un texte, on retrouve aussi le drapeau de l'Arabie Saoudite ou encore celui de l'Irak, la devise qui y figure étant inter-dépendante de la religion musulmane. Merci en tout cas pour votre billet très intéressant, des histoires étonnantes et motivantes.
Amicalement
Oui, vous avez raison, le drapeau de l'Irak comporte un texte - il s'agit d'"Allah Akbar" (Allah est grand). Celui de l'Arabie mentionne le texte: "Il n'y a de divinité digne d'adoration qu'Allah et j'atteste que Mouhammad est le messager d'Allah" (trad. T. Mocilnikar).
Dom Pedro II a visité la laboratoire physiologique d'Emil du Bois-Reymond à Berlin.
Dans quelle mesure le roman "Soumission" de Houellebec es-il un témoin de la religion positiviste ? Les questions que je me posais à ce sujet ont été précisées par ce que j'ai lu ci-dessus sur la "sympathie" d'Auguste Comte pour l'Islam.
Houellebecq a écrit une préface à la réédition d'un livre de Comte - il est, semble-t-il, intéressé par le positivisme https://www.amazon.fr/Auguste-aujourdhui-pr%C3%A9c%C3%A9d%C3%A9-Michel-Houellebecq/dp/2841743152
Dans quelle mesure le roman "Soumission" de Houellebec est-il un témoin de la religion positiviste ? Les questions que je me posais à ce sujet ont été précisées par ce que j'ai lu ci-dessus sur la "sympathie" d'Auguste Comte pour l'Islam.
Au sujet de la vitalité de la "politique positive" au Brésil : vers 1985, un assistant brésilien de mon laboratoire à La Salpétrière me présenta une de ses jeunes compatriotes, stagiaire dans un autre service. J'ai oublié son patronyme, mais son prénom était Clotilde. "Votre père est donc positiviste ? - Oui ! mais comment le savez-vous ?"
Je découvre votre blog avec intérêt.
Votre traduction de la devise positiviste du drapeau brésilien est incorrecte : Ordem e progresso veut dire l'ordre vient (viendra) du progrès. En latin e est l'abréviation de ex alors que et n'est pas abrégé.
Cordialement,
PB
Merci beaucoup. De nombreux commentateurs se trompent, alors (quoique dans le cas de mon billet assez simple, ça ne change pas trop l'interprétation).
Sauf que ordem e progresso, c'est du portugais pas du latin donc la traduction correcte est bien ordre et progrès. ..ou alors il va falloir argumenter un peu plus.
Merci de cette mise au point.