Quand la science justifiait le droit de cuissage
Il est souvent injuste de rire anachroniquement de certaines idées scientifiques passées : mais ne nous en privons pas pour cette fadaise-là. Le philosophe polytechnicien Georges Sorel (1845-1922) la raille [1], et c’est ainsi que j’ai découvert ce terme. « La télégonie [« n.f., du grec têle, loin, et gonos, semence »] est la croyance selon laquelle une femme, fécondée ou déflorée par un premier homme, produit ensuite des enfants à la ressemblance de celui-ci, et ce quel que soit le géniteur […] i.e. des enfants conçus d’un second lit peuvent ressembler à l’occupant du premier, au premier mari, amant, compagnon » (Anne Carol, revue Rives, 2006, revues.org).
Sorel cite Alfred Giard (1846-1908), zoologiste de renom, membre de l’Académie des sciences (élu en 1900), professeur à la Faculté des sciences de Paris (1892-1908) qui vers la fin de sa vie promeut activement la notion de télégonie [2]. Le diable se cache parfois dans les notes de bas de page (comme dans les introductions/conclusions, cf. mon précédent billet) : parmi les considérations scientifiques (aujourd’hui totalement invalidées) sur juments et autres animaux, on trouve ce
morceau choisi :
« L’action directe du premier mâle sur les produits ultérieurs est un fait dont les conséquences sociologiques n’ont pas été suffisamment remarquées. Il justifierait dans une certaine mesure le droit exorbitant que s’attribuaient certains seigneurs d’autrefois lors du mariage de leurs sujets […] l’exercice de ce droit pouvait servir au perfectionnement de la race : les enfants nés sous cette influence ont peut-être contribué autant que les bâtards [NB : je suppose : enfants effectivement nés d’un noble et d’une roturière] au relèvement des classes inférieures et préparé l’affranchissement de 1789. »
Bigre ! Belle interprétation de « sociobiologie » et d’eugénisme positif en faveur du droit de cuissage ! Anne Carol l’explique par la vision très prégnante encore au XIXe siècle d’un « corps féminin comme inachevé, mou, à la fois perméable et malléable », qui « pris par un premier homme subirait une sorte d’empreinte, de moulage qui la marquerait dans sa totalité », le parachèverait en quelque sorte – grâce à « l’état d’esprit éminemment impressionnable de la femme au moment de son premier coït, forcément inoubliable ». Née de la côte d’Adam et parachevée lors de son premier rapport sexuel. Hum.
Au XIXe siècle, de nombreux scientifiques de second rang travaillent sur cette hypothèse, avec force imagination dans les termes (« une hérédité d’influence », « l’impression de l’ovaire »). Un de mes alterscientifiques préférés, Gustave Le Bon (1841-1931), se voit qualifié de défenseur de la télégonie, qui expliquerait le droit de cuissage [3].

Don Giovanni et Zerlina, opéra Don Giovanni de Mozart, Los Angeles Opera, 2007 (Photo Robert Millard)
Mais toujours pendant cette période, de grands scientifiques défendent la télégonie (c’est le cas de Giard), et certains autres semblent ne pas l’exclure : Darwin et Claude Bernard évoquent l’imprégnation d’ovaires voisins par le premier sperme, ou par le premier embryon. Ceci nous montre aussi à quel point les connaissances en génétique étaient nulles, jusqu’au début du XXe siècle, avant que les travaux de Gregor Mendel (1822-1884) fussent connus et compris, et ses lois redécouvertes par d’autres. Avec ces lois, et diverses expériences, la « théorie » de la télégonie fut définitivement réfutée au début du XXe siècle.
Persistance d’une croyance, instrumentalisation d’une idée, la télégonie aurait été étudiée par les Nazis, qui pensaient qu’une femme ayant eu un enfant avec un non-Aryen ne pouvait plus avoir d’enfants purs Aryens par la suite….
Enfin, la recherche scientifique n’est jamais une et indivisible : il existe de nos jours au moins un chercheur, Yongsheng Liu, du Henan Institute of Science and Technology (Xinxiang, Chine), qui continue à travailler sur ce sujet et à le promouvoir, en témoigne cet article de juillet 2013 dans la revue Gene (publiée par Elsevier). Deux amis chercheurs biologistes m’ont confirmé que cette revue était de faible niveau et que le contenu de l’article était non recevable… à verser au dossier de la junk science ?
[1] Georges Sorel, Les Illusions du Progrès, Marcel Rivière, 1908.
[2] Voir Giard, Controverses transformistes, éd. C. Naud, 1904, p. 150-152, Gallica.
[3] Le Wiktionnaire reprend cela au passif de Le Bon, citant la revue Constellation n°165, janvier 1962, « La télégonie, la première aventure qui peut coûter si cher à une femme ». On ne prête qu’aux riches, mais à l’occasion je tâcherai de vérifier, si c’est possible, ce que Constellation prête à Lebon [sic] − à condition que la revue (que je vais recevoir) donne une référence [ajout du 1er décembre : j'ai ce numéro de Constellation entre les mains, qui cite Le Bon sans référence, comme je m'y attendais. Sous réserve de recherches complémentaires, il est injuste que le Wiktionnaire lui impute cela].
Il ne serait pas inutile de rappeler qu'historiquement, le droit de cuissage n'a jamais existé.
Votre billet est aussi passionnant que les précédents!
J'espère néanmoins qu'il ne vous a pas échappé que le fameux droit de cuissage est un des ces mythes dont l'histoire a peine à se débarrasser : invention de Voltaire reprise par Michelet, il excite l'imagination, mais ne trouve aucune confirmation dans les archives. En revanche, on trouve des condamnations de seigneurs pour des abus sexuels.
Merci de votre appréciation. Oui, bien sûr : mais, justement, cela ne fait que renforcer le propos de la science tâchant de justifier... un mythe.
[NB : je réponds très tardivement à cause d'un pb. de modération des commentaires sur le blog]