Mademoiselle Brossette et les 200 soldats de Napoléon
200 soldats napoléoniens enterrés à la va-vite, viennent d'être découverts dans un champ à Rœdelheim près de Francfort:

Deux des crânes de soldats napoléoniens morts à Rœdelheim au cours de la retraite de l'armée de Napoléon. (C: Service des monuments historiques de Francfort).
La découverte de cette tombe collective, qui aurait pu être celle de son aïeul, intéressera sûrement mademoiselle Brossette. J'ai fait la connaissance de cette charmante demoiselle allemande alors que je travaillais à l'Université de Mayence. Pendant mon séjour dans la vallée du Rhin, l'existence d'une sorte de mauvaise réputation ancienne des Français m'avait frappé. Le fait que la région ait constitué le secteur français après la Seconde guerre mondiale ne comptait pas tant… que ce qui s'était passé pendant les guerres napoléoniennes. Il faut dire que depuis Louis XIV, les Français avaient souvent occupé la région, et pesé sur sa population… Après la grande défaite de la bataille des Nations à Leipzig en 1813, l'armée française se retira… en Rhénanie, où elle retarda six mois la progression des alliés vers la France, avant de quitter la région après 16 ans de présence ininterrompue…
Pendant mon séjour, la détestation ancienne des Français se notait par exemple au fait que les paysans rhénans donnaient volontiers des prénoms français à leurs chiens, afin, m'expliquait-on avec malice, de pouvoir être sûrs de leur parler comme à des Français… Alors que je m'étonnais de la consonance française de son patronyme, Ruth Brossette m'avait dit descendre d'un soldat de Napoléon « resté en Allemagne». À considérer la belle jeune femme blonde constituant sa postérité chez nos cousins germains, il y avait fait souche, malgré la mauvaise réputation française…
Or la toute récente découverte de 200 soldats napoléoniens à Roedelheim près de Francfort (aujourd'hui un quartier de Francfort) suggère une histoire inventée, mais plausible, expliquant le choix du sieur Brossette. En 1813, la campagne d'Allemagne tournant mal, la Grande Armée, défaite et réduite, fuit vers la France. À la fin de l'automne, plusieurs centaines de milliers de soldats français parviennent à Rodelheim (aujourd'hui un quartier de Francfort), un village de 1200 habitants au plus… L'armée s'arrête, se repose et soigne ses blessés, puis Napoléon laissera dans la région plus de 20000 hommes pour en défendre les forteresses sur le Rhin. Pour la population locale, c'est une catastrophe, car les soldats, épuisés, sales et malades, déclenchent une épidémie de typhus, qui tuera 10 pour cent de la population dans certaine villes, dont Mayence.
Résultat : de très nombreux jeunes hommes soldats meurent et sont enterrés sommairement. À quel point peut s'observer dans les tombes creusées à la hâte, que les archéologues de l'équipe de Andrea Hampel du service des monuments historiques (Denkmalamt) de Hesse viennent de retrouver sur le site d'un futur supermarché de l'enseigne Rewe. Selon les archéologues, la présence des tombes s'explique par celle d'un grand hôpital militaire à proximité, de sorte que l'on peut s'attendre à ce que les morts soient provenus de différentes unités de l'armée. «Nous avons affaire à des tranchées dans lesquelles plusieurs soldats ont été enterrés en même temps. Nous nous attendons à en déterrer environ 200 sur une surface de 100 mètres carrés.»

Deux soldats napoléoniens enterrés en urgence en 1813 à Rœdelheim près de Francfort.(C: Ville de Francfort)
Et comment les archéologues savent-ils avoir affaire à des soldats napoléoniens? Les sources historiques d'une part les amènent à s'y attendre, puisqu'elles décrivent abondamment le séjour des armées françaises à Roedelheim; ensuite, la taille des boutons retrouvés dans les tombes et la couche d'étain qui les recouvre ne laissent pas de doute : là sont enterrés des hommes qui portaient des uniformes napoléoniens.
Qui? Difficile à savoir à première vue à partir de squelettes et de boutons… Les armées de Napoléons étaient composées de différentes nations, de sorte qu'outre des Français, des Italiens, des Danois ou encore des Hollandais ont pu être enrôlés de force, sans parler de tous ceux… qui à Leipzig changèrent brusquement de camp. Pour essayer d'en savoir plus, les archéologues veulent faire analyser les dents des soldats, car les radio isotopes en traces qu'ils contiennent sont la signature des environnements dans lesquels ces individus ont grandis. Ils pourront ainsi nous apprendre où étaient les pays que les pauvres soldats morts seuls loin de chez eux n'ont jamais revus...
Le sieur Brossette, l'aïeul de Ruth, lui aussi, n'a pas revu son pays, mais pour une raison différente : il n'y est volontairement pas retourné! Imaginons sa situation : après des années de séjour en Rhénanie, il a stationné dans divers villages de la région et, dans l'un d'eux, il a connu Anna, une jeune paysanne comme lui. Malgré la désapprobation de sa famille, Anna l'a aimé, l'a voulu et il l'a mise enceinte. Làs! Pour le grand malheur de la fille avec qui il s'entend bien, il a dû partir se faire tuer sans pouvoir assumer ses responsabilités de père... Depuis, le père d'Anna n'est que reproche à l'égard de sa fille, tandis que le village entier la considère mal.
Maintenant, il est là sur le Main. Il s'en est tiré et a échappé aux blessures à Leipzig (notamment, parce qu'il est avant tout cuisinier), il se morfond parmi les nombreux jeunes hommes désœuvrés constituant l'armée défaite. Cela alors qu'une intense épidémie de typhus éclate à Mayence toute proche. Il sait que la maladie va vite arriver. Il sait aussi qu'à quelques dizaines de kilomètres de là, Anna se désespère sous les reproches de son père. Anna, si gentille, qui serait ravie de le revoir… et (ce qu'il n'estime pas) de le garder. Selon Ruth, Brossette, le nom de son aïeul, pourrait n'avoir été qu'un prénom, que ses camarades et les gens du pays lui aurait donné d'après la «brossette» dont se servaient les soldats pour nettoyer le canon de leur fusil… Hummm, une étymologie fantaisiste dans la mesure où l'on rencontre nombre de familles Brossette en France, tout particulièrement dans le Rhône et dans le centre est. Un Lyonnais, cela ne s'en laisse pas compter, et cela a un solide bon sens… Alors gageons que le jeune sieur Brossette, mal nourri et voyant que ses camarades commençaient à tomber comme des mouches, se sera dit : «Allons, à la campagne! Allons à la montagne! L'air y est frais! L'air y est pur, l'air y est sain et Anna m'y attend ». Et dans le chaos ambiant, il aura déserté discrètement. Trop heureuse de donner tort à son père, Anna l'accueillit avec joie. Contente au fond de recevoir le renfort d'un jeune paysan vigoureux, sa famille, où ne grandissait que des filles, l'aura adopté et tout de suite mis au travail... C'est ainsi que, restant sur le Rhin, le sieur Brossette n'a jamais revu le Rhône. Mais pas pour les mêmes raisons que ses camarades : parce que Anna, l'arrière grand-mère de l'arrière grand-mère de la grand-mère de Ruth savait y faire, comme mademoiselle Brossette d'ailleurs…