Agna, la belle harpiste du Rhône promise à Volos

À Arles, des archéologues viennent de retrouver le visage d'Agna. Elle est l'unique fille d'Ambrosos, un riche commerçant d'Arelate. Ambrosos aime Agna plus que tout, et il adore la regarder jouer de la harpe, particulièrement sous un ombrage au bord du Rhône:

Agna en train de jouer au bord du Rhône. (J. Boislève, INRAP, Musée départemental Arles antique)

Agna en train de jouer au bord du Rhône.
(J. Boislève, INRAP, Musée départemental Arles antique)

Quand il fait très chaud, Ambrosos fait alors porter depuis la domus des lits jusque sous les saules, près du fleuve, et en sommeillant, il y écoute les sons si inspirés de la harpe d'Agna, dont il adore qu'ils se mêlent alors au bruit imperceptible de l'eau qui coule. Agna joue; Ambrosos sommeille tout en n'oubliant pas de compter celles de ses naves qui partent pour l'amont, pour le pays des Allobroges... où son partenaire Volos les accueillera et procédera au négoce de leur contenu. Aaah!!! tout va bien. Ses affaires glissent sur le généreux fleuve des Rhodaniens et Agna joue. Ambrosos aime sa fille plus que tout et il répugne à la donner en mariage à Volos, qui la réclame; il va falloir qu'il finisse par le faire, car l'Allobroge maîtrise le port de Vienne, dont il a besoin pour son commerce... Mais il attend encore un an, et pour être certain de ne jamais oublier ces années de bonheur, il a fait peindre Agna dans le décor de la somptueuse salle d'apparat de sa nouvelle domus:

Situé dans le quartier de Trinquetaille à Arles, la domus d'Ambrosos date du Iier siècle avant notre ère. Elle est partiellement recouverte de bâtiments plus récents. (Musée départemental Arles antique)

Situé dans le quartier de Trinquetaille à Arles, la domus d'Ambrosos date du Iier siècle avant notre ère. Elle est partiellement recouverte de bâtiments plus récents.
(Musée départemental Arles antique)

Lorsque lui, un modeste batelier du Rhône, a vu ce peintre italien faire vivre le visage de son Agna dans une peinture, il n'y a presque pas cru, et il a su qu'il avait eu raison de s'engager auprès des Romains. César voulait des bateaux en un mois pour attaquer Massilia. Lui et ses charpentiers lui en ont construit quatre. Depuis, il assure avec ses naves un transport romain sur trois sur le Rhône, et quand ses embarcations ne sont pas pleines, il les complètent de marchandises achetées à son compte. Résultat: comme le nom de Rome est respecté, ses bateaux arrivent toujours intacts à Vienne et tout son commerce personnel rapporte, de sorte qu'il est devenu aujourd'hui un riche citoyen romain et un magistrat de sa cité! Ambrosos se retourne sur sa couche plein de satisfaction pendant qu'Agna pose sa harpe et se couche aussi pour se reposer dans la fraicheur du vent fluvial. Au moment, où elle s'asseoit sur le lit, elle l'a cette expression, exactement cette expression que le peintre a su si bien rendre, quand, dans une scène représentant des bacchanales, il a doté une ménade du visage de son Agna:

Agna à ses songes. (C: J. Boislève, Inrap, Musée départemental Arles antique)

Agna à ses songes musicaux.
(C: J. Boislève, Inrap, Musée départemental Arles antique)

Plus de deux millénaires plus tard, une équipe conjointe du Musée départemental Arles antique et de l'INRAP travaillant sous la direction de Marie-Pierre Rothé, vient de retrouver le visage d'Agna dans le cadre d'un programme de fouilles de la domus d'Ambrosos. Après en avoir fouillé un cubiculum – c'est-à-dire une chambre – en 2014, ils ont abordé cette année la pièce d'apparat de la domus, sans doute la pièce où Ambrosos recevait ses pairs, ses clients, ses associés et ses chefs de nave. Elle devait impressionner, et, de fait le batelier devenu commerçant ne s'était rien refusé. Pour réaliser les décors dans ce que les historiens de l'art nomment le 2e style pompéien, il a fait venir des masses de vermillon, un pigment rouge artificiel, qui est l'un des plus chers qui soit dans le monde romain, car il est fabriqué à partir d'une terre qu'il faut faire venir de Bétique. Les peintres étaient ravis: jamais ils n'en avaient eu autant à leur disposition, ont-ils dit, et de fait la couleur rouge retrouvée par les archéologues est d'une fraicheur spectaculaire. Du rouge puissant, puissant comme le fleuve Rhodanus, puissant comme Rome.

Pour Julien Boislève de l'INRAP, qui est un spécialiste des peintures romaines, le 2e style pompéien est connu en France entre 70 et 20 avant notre ère. Plusieurs indices suggèrent que la scène des bacchanales représentée dans la pièce d'apparat comporte notamment une représentation du dieu Pan, de sorte que la joueuse de Harpe serait une bacchante (la ménade des Grecs), c'est-à-dire une accompagnatrice de Bacchus. Ce qui est en revanche unique est que le décor de la pièce d'apparat de la domus comporte des personnages de grande taille, et constitue donc ce que l'on nomme un décor mégalographique. Aucun décor de ce type n'était connu en France à ce jour, ce qui rend la découverte des fresques d'Arles particulièrement significative de l'accélération de la romanisation qui suit la guerre des Gaules. Les chercheurs sont certains que la domus date d'avant 30 avant notre ère, mais ne peuvent pour le moment en dire plus. La fondation de la colonie romaine d'Arles – la COLONIA JVLIA PATERNA ARELATE SEXTANORVM – vers 45 avant notre ère a dû entrainer la construction de maisons romaines, soit pour des Italiens importants venus organiser la colonia, voire s'y installer, soit pour de riches membres de l'élite locale, qui en effet, peuvent être sortis du parti pro romain (mais surtout anti Massilia), comme j'ai imaginé que ce fut le cas du batelier-commerçant Ambrosos.

Les chercheurs ont recueilli de nombreux morceaux d'enduit peints, de sorte qu'ils espèrent pouvoir reconstituer des pans importants de la peinture:

Les fouilleurs au travail dans la domus de Trinquetaille. (C: Musée départemental Arles antique)

Les fouilleurs au travail dans la domus de Trinquetaille.
(C: Musée départemental Arles antique)

Nous en saurons donc peut-être davantage bientôt sur la bacchanale représentée dans la villa d'Ambrosos…

Quant à Agna, elle apprécie Volos, qui fera un bon mari, riche et à la mode romaine, espère-t-elle, mais elle répugne à laisser Arelate, sa patrie des marais, pour monter dans le nord lointain chez ces Allobroges, qui sont tous grossiers comme des Gaulois... C'est pourquoi elle joue tant de harpe au fleuve. Il lui faut mettre le plus possible de la douceur de vivre d'Arelate dans ses eaux, et Rhodanus, elle en est sûre, la lui rendra, quand elle sera une femme mariée à Vienne.

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