Quand l’archéologie n’est pas Cybèle, mais turque
Cybèle, la Grande déesse mère du Proche-Orient ancien est la protectrice des savoirs, donc de l'archéologie. Toutefois, comme nous allons voir, il semble que sa protection soit plus effective dans les Gaules qu'en Anatolie, où les pillards viennent la déranger jusque chez elle!
Si son nom nous est parvenu par les Phrygiens, Cybèle est avant tout une très grande et très ancienne déesse anatolienne, si importante qu'elle est probablement devenue la plus grande déesse-mère du bassin méditerranéen. Sa puissance est en effet la plus grande qui se puisse imaginer, puisque cette Kybélê – son nom grec, ou cette Matar Kubileya – son nom phrygien – est la mère des autres dieux. Comme Zeus, elle a un pouvoir souverain sur la reproduction des plantes, des animaux, des dieux et des hommes. Rien que çà!
Pour les Phrygiens, son nom signifiait sans doute davantage quelque chose comme «mère de la montagne» ou «mère de la roche» que «gardienne des savoirs», le nom que lui attribue par exemple le Wikipedia français. Que l'étymologie rapportée dans la grande encyclopédie populaire en ligne soit la bonne ou pas, c'est ainsi que nous allons considérer Cybèle ici : comme la gardienne des savoirs, et pour cette raison, comme la Grande Déesse protectrice de l'archéologie, du moins… en Gaule, mais pas en Turquie, comme nous allons voir.
Ainsi, récemment Cybèle a envoyé Faucher arrêter trois faucheurs de pièces gauloises. L'archéologue Frank Faucher travaille à la Direction régionale des affaires culturelles de Dijon, et, inspiré par Cybèle, il trainait dans les profondeurs chtoniennes de l'internet, quand il y aperçut trois pillards en train de se vanter bêtement de leur forfait, commis à Laignes en Bourgogne. Ils viennent de passer en jugement pour avoir soustrait irrégulièrement 2000 pièces gauloises. Certes, ces pièces avaient une valeur marchande, mais elles avaient surtout une valeur scientifique.
Selon Frank Faucher, en effet, étant donné que le champ de bataille d'Alésia n'est qu'à une heure de marche de là où était enterré le trésor, ce dernier pourrait correspondre à la solde de soldats auxiliaires de César (Gaulois ou Germains?). Sans doute encombré par l'importance de la solde de ses hommes, et devant aller se battre, leur chef aura préféré la cacher, pensant revenir la chercher. Puis, il se sera fait tuer... Si cette hypothèse plausible ne pourra jamais être vérifiée, la composition de ce qui reste de ce lots de pièces d'or et d'argent sera toutefois une information intéressante.
En effet, comme en attestent les collections de pièces retrouvées en Normandie près d'une caserne de cavaliers gaulois auxiliaires (lire dans Pour la Science, L'aile cavalière du Mont Castel) ou encore la solde d'une autre unité de cavaliers auxiliaires retrouvée à Bassing en Moselle (Lire dans Pour la Science, Le trésor d'un collaborateur gaulois), les ensembles de pièces utilisées par les Romains pour payer les troupes auxiliaires étaient disparates, c'est-à-dire qu'ils provenaient des nombreuses cités gauloises battant monnaie (voir ci-dessous le trésor du «collabo» gaulois de Bassing):

L'ensemble disparate de pièces gauloises datant de Guerre des Gaules retrouvées à Bassing dans les Ardennes (Crédit: Loïc de Cargoüet, INRAP).
Ainsi, les destructeurs de notre patrimoine ne se rendent pas compte de ce qu'ils ont fait : ils ont perdu de l'information qui avait beaucoup de valeur. Grâce à elle, on aurait peut-être pu avoir des indices sur les pillages romains ou sur les cités qu'ils soumettaient à un impôt militaire, bref sur la politique de César pendant la Guerre des Gaules (à ce propos, voir la Bafouille Le livre César, chef de guerre, par Yann le Bohec). Bref, l'information archéologique détruite par les pieds nickelés de Laignes était précieuse. En tout cas, elle aurait rapporté plus à la nation française que l'enrichissement de trois ou quatre croquants. La preuve? C'est avec indignation que l'un d'entre eux, un certain Eddy, a déclaré :
«On a l'impression d'avoir braqué le Louvre pour voler La Joconde.»
Hé ben oui Monsieur Eddy, du point de vue d'un archéologue de l'Âge du fer, c'est bien ce que vous avez fait, et la perte est irrémédiable. Alors, ne recommencez jamais! Jetez votre poêle à frire et allez plutôt vous faire cuire un œuf à la mode de Cybelle. C'est une recette fameuse en Phrygie, parce qu'elle rend perspicace.
Toutefois, ce qu'endurent les archéologues français n'est rien, semble-t-il, par rapport bà ce qu'endurent les archéologues turcs.
Un cas de pillage dont j'ai été témoin en atteste. Il est inouï de par sa bêtise brute. Gracieusement invité en Anatolie par la République de Turquie, j'ai eu en effet le privilège de visiter Çatal Höyük, ce village néolithique, où, pense-t-on, a été retrouvée une représentation de déesse-mère, qui serait l'ancêtre de Cybèle : une figure mythique tutélaire de quelque 5000 ans plus ancienne que la grande déesse phrygienne.

La figurine d'argile représentant une imposante femme trônant entourée de deux lions, retrouvée à Çatal Höyük (Musée des civilisations à Ankara).
Or voilà que pendant la visite que j'y faisais avec mes consœurs Daniela Fuganti et Morgane Kergoat, un archéologue turc mentionne d'intéressantes peintures rupestres se trouvant aux alentours du village de Sivrihisar Balkayasi, à des centaines de kilomètres de la plaine de Konya, où se trouve Çatal Höyük. Ces peintures sont extraordinaires, car elles représentent des chevaux. Or elles dateraient du Chalcolithique anatolien, dit-il, en fait d'environ 5500 ans avant notre ère! Quand j'entends cela, je sursaute : les premières attestations d'apprivoisement de chevaux datent d'environ 6000 ans avant notre ère…Ce que l'on était en train de nous dire, c'est que 500 ans après le début de la domestication des chevaux, on en représentait sur une stèle en Anatolie. Intrigant! Immédiatement, je veux voir, et Daniela et Morgane aussi!
Nos amis turcs ont dû regretter d'avoir évoqué les gravures de Sivrihisar Balkayasi, car à partir de ce moment là, leurs hôtes de France ont piaffé comme des poulains nerveux et ne les ont plus laissés en paix jusqu'à ce qu'ils acceptent de les emmener voir les chevaux de Sivrihisar Balkayasi (en fait, nous avons été pires à propos des Galates, les Gaulois de Turquie):

La stèle des chevaux de Sivrihisar Balkayasi rendue plus visible à l'aide de Photoshop par l'archéologue de l'Université d'Anatolie Ali Umut Türkcan.
Vous remarquerez qu'un personnage humain debout est représenté parmi les chevaux. Or les steppes anatoliennes constituent un environnement dégagé particulièrement adapté au mode de vie et à l'élevage des équidés. Ainsi, il semble bien que quelque 500 ans après les premières attestations de l'apprivoisement des équidés, des gens ont élevé des chevaux dans les plaines anatoliennes… Une donnée cruciale!
Lassés par ces amis français et italien (Daniela) un peu trop insistants selon la politesse orientale, un aimable archéologue de l'Université d'Eskişehir, Monsieur Mehmet KATKAT et la si belle Çiğdem, la très efficace professeur de français de la même université qui interprétait le turc pour nous, se résolurent à nous trainer à Sivrihisar Balkayasi. On comprend leur manque d'enthousiasme : en Turquie tout se fait en bus, et, depuis Eskişehir, il fallait au moins trois heures de bus pour parvenir au charmant village turc situé au pied d'une magnifique barre plutonique :
Seulement, que pouvaient faire nos amis orientaux? Cybelle leur avait demandé de nous guider. Pouvaient-ils refuser? Non, car on ne refuse rien à la Grande déesse. Alors, ils nous guidèrent et très bien. Toutefois, ces amis si polis nous réservèrent une petite farce de leur crû : à propos de Sivrihisar Balkayasi, ils ne nous avaient pas tout dit.
Une fois sur place, le maire nous aida à trouver un villageois connaissant l'endroit. Ce monsieur très gentil – Ahmet Es – interrompit son travail pour venir nous guider. Il nous amena d'abord en bus dans le champ d'amandier se trouvant au pied de la dite barre plutonique. Nous y trouvâmes le «Sivrihisar Balkayasi phrygien». C'est ainsi que je nomme cette agglomération disparue, mais son nom n'a pu être turc, puisque le turc est une langue… turque, et non pas une langue indo-européenne, comme le phrygien. Les Phrygiens étaient un «peuple de la mer», m'a dit l'archéologue turc, qui nous accompagnait. Un peuple de la mer? Comprendre : des «fous» d'Européens protohistoriques, qui au IIe millénaire avant notre ère ont traversé la mer (le Bosphore), et sont venus embêter les pauvres Anatoliens, qui sortaient alors tout juste de la domination d'un autre peuple indo-européen : les Hittites. Arrivés sans doute d'Albanie ou de Macédoine avant la guerre de Troie (la fondation mythique de la culture grecque), ils s'installèrent dans toute l'Anatolie centrale vers 1200 avant notre ère. Ils semblent avoir parlé une langue proche du grec, et ont créé comme les Grecs un alphabet inspiré de l'alphabet phénicien.
Toutefois, ils devinrent aussi de vrais Anatoliens, c'est-à-dire qu'ils adoptèrent le culte de la «mère de la montagne. Sans doute présente à chaque moment de leur vie, Cybèle devint leur Grande déesse, et leur attachement à la Grande mère était si grand qu'il impressionnait les autres peuples, qui finirent par adopter son culte aussi, et cela jusqu'aux Romains. De fait, les prêtresses de Cybèle à Rome – les Sybilles – pratiquaient une sorte de divination, qui dans l'Antiquité fut sans doute aussi importante que celle de l'oracle de Delphes. Cybèle était si présente dans la vie des Phrygiens, que chacune de leurs agglomérations avait son sanctuaire. Où un phrygien allait-il implorer la grande Cybèle, la «mère de la roche», sinon devant un autel taillé dans la pierre? Toujours en forme de fronton de cabane phrygienne, ces autels sont nombreux à être taillés dans une falaise. Ils y symbolisent manifestement la porte de la maison de la «mère de la roche».

Le sanctuaire phrygien de la ville de Midas, l'un des grands sites phrygiens d'Anatolie (Morgane Kergoat).
Donc, nous sommes là avec Ahmet en train d'escalader la colline pour aller voir une stèle à chevaux. Ahmet ne nous dit rien (il ne pouvait pas) et nos aimables accompagnateurs de l'université ne nous disent rien, mais ils causent en turc entre eux... et comme le turc n'est pas une langue indo-européenne... nous ne comprenons rien. D'où notre surprise immense une fois sur place : la stèle aux chevaux avait été renversée par des barbares. Des Hittites?

La stèle aux chevaux de Sivrihisar Balkayasi renversée à la dynamite par des barbares présumés hittites (Morgane Kergoat)
Vous le remarquez, là, au fond, cette espèce de carré troué?
Car c'est là, dans ce paysage aride et magnifique du plateau anatolien, que, stupéfaits, Daniela, Morgane et François (votre serviteur) ont appris à quels tréfonds de bêtise pouvait aller la cupidité humaine, quand elle n'est limitée ni par par le savoir, ni par la gardienne du savoir Cybèle. La région, nous a expliqué Monsieur Ahmet Es est minière, de sorte que tous les péquenots du coin ont le savoir-faire minier. Et voilà que quatre pied nickelés encore plus inconscients que les as de la poêle à frire de la bande à Eddy se sont imaginés que ces entrées dans la montagne ouvraient vraiment sur quelque chose. Et sur quoi, je vous demande? Sur une chambre aux trésors, bien entendu!!!!
Quand on ne sait pas, on est sûr, alors que quand on doute comme un scientifique, on en sait déjà plus, mais en tout cas moins que croient ceux qui savent. Alors, qu'ont-ils fait? Armés de leurs marteaux-piqueurs de mineurs et de leur dynamite, ils sont venus faire sauter la porte de la chambre au trésor. Comme elle était symbolique et en granite, ce qui a marché pour la stèle (de plus de 4000 ans plus vieille que le sanctuaire phrygien), qu'ils sont en effet parvenus à renverser, n'a pas marché pour la porte. Logique : c'est toute la barre plutonnienne qu'il aurait fallu faire sauter. Heureusement qu'ils n'y ont pas pensé... En tout cas, déçu par l'effet de leur pétard, ils se sont mis à tenter d'ouvrir la porte de la maison de Cybèle à coup de burin pneumatique:

Le sanctuaire phrygien massacré par des mineurs, qui semblent ne pas avoir atteint la majorité intellectuelle (Morgane Kergoat)
Et vous remarquerez que non content de buriner, ils ont aussi percé la montagne, histoire de vraiment se persuader qu'il n'y avait aucun creux dans la maison de Cybèle!!!! Oui, oui, aurait-on dû leur dire : Cybèle est la «mère de la roche», mais elle n'a pas besoin de toilettes pour y habiter : juste d'une porte! Bref, nos amis turcs nous ont bien eus. «Ah vous voulez absolument nous trainer à trois heures de route et nous faire faire une randonnée ? Nous, les Orientaux, nous sommes trop polis pour dire non, mais, bandes d'Occidentaux butés, vous verrez par vous même en vous brûlant sous le soleil anatolien que vous ne connaissez pas, qu'il n'y a rien à voir!». Si les amis, il y avait quelque chose à voir :
une nouvelle frontière de la bêtise humaine!
Franchement, nous n'aurions pas cru qu'en Anatolie, cette bêtise puisse aller plus loin encore parfois que dans les Gaules. Non, vraiment, archéologues français, plaignez vos confrères turcs, car chez vous comme chez eux, quand elle est pratiquée par des incultes, l'archéologie n'est plus si belle, n'est-ce pas Cybèle, ô Grande déesse de la roche, que des fous viennent déranger jusque chez elle?
Et l'épilogue de l'histoire? En Turquie aussi, les lois de protection de l'archéologie sont très strictes. Les habitants de Sivrihisar Balkayasi étaient désolés : on avait endommagé leur stèle chalcolithique d'importance scientifique majeure. Les mineurs furent retrouvés et arrêtés par la gendarmerie turque. Aujourd'hui, ils sont sortis de prison, et tous les archéologues de Turquie espèrent qu'ils ne recommenceront pas. Et puis, moi ce qui m'inquiète dans tout çà, c'est Cybèle. Et si la Grande déesse était aux toilettes, quand ces barbares ont percé sa porte?
Une illustration de trésor mentionne le village de Bassing dans les Ardennes.
L'ensemble disparate de pièces gauloises datant de Guerre des Gaules retrouvées à Bassing dans les Ardennes (Crédit: Loïc de Cargoüet, INRAP)
Bassing est un petit village du nord est de la France. Le village est situé dans le département de la Moselle en région Lorraine et non pas dans les Ardennes.