En paléontologie, le tort tue
Pour l'auteur de ces lignes, l'archéologie, c'est l'étude des traces de vies passées contenues dans le sol. L'archéologie paléontologique existe donc aussi, et je vais vous en parler de temps en temps. Voici le cas d'un fossile qui résout apparemment une énigme paléontologique vieille de plusieurs siècles (voir l'article de Pour la Science sur ce sujet) : il permet enfin aux paléontologues de cesser d'hésiter quant à l'origine des tortues. Ils en sont contents, car en science, le tort tue (oui, je sais, je l'ai déjà faite dans le titre).
Alors, laissez-moi vous présenter Pappochelys. Cette tortue qui vivait au milieu du Trias il y a quelque 240 millions d'années, ne ressemblait pas vraiment à çà, mais faisait cela:

Une cistude ou tortue des marais en train de prendre un bain de soleil sur une souche (Isabelle Berthonneau).
Donc, un mardi de novembre, il y a 240 millions d’années, Pappochelys est tranquillement couchée sur une branche, quand un crocodiloïde la pousse dans l'eau en tentant de la mordre. Il doit s'y reprendre, et sous l'eau, il a beau forcer, la carapace tient. Profitant d’un moment où il doit lâcher pour mieux prendre prise, Pappochelys d'un coup de ses pattes-pagaies, se dégage et, tournant habilement autour de sa gueule, parvient sous son ventre avant de plonger, profond, jusqu’au fond. Là, elle se réfugie sous un rocher et attend. Las! Elle n'a pas eu le temps de respirer, et le crocodile monte la garde plus d'une heure, de sorte que Pappochelys finit par se noyer. 240 millions d'années plus tard, on la retrouvera dans la vase du fond pétrifiée. Où? Dans la carrière de Schumann, à Vellberg dans le Bade-Wurtemberg:
Or, Pappochelys n'était pas vraiment une tortue, mais une pré tortue. Sa carapace consiste en une armature de côtes élargies qui n'ont pas encore fusionné, ni sur le ventre, ni sur le dos:
Son crâne ressemble plus à celui d'un lézard, qu'à celui, massif et d'une pièce, d'une tortue; d'ailleurs il est doté des deux fenêtres temporales typiques des lézards, des crocodiles et des oiseaux... D'une vingtaine de centimètres de long, Pappochelys passait beaucoup de temps dans les cours d'eau douce, où elle chassait ou paissait. Capable de plonger profond grâce à son armature de côtes renforcées, elle pouvait aussi y chercher refuge, un réflexe que les tortues modernes ont toujours.
Quelque 20 millions d'années après Pappochelys, une autre forme de tortue vivait en Chine : Odontochelys. Or dans cette forme, les côtes avaient déjà fusionné en une carapace continue sur toute la surface ventrale, mais pas encore sur le dos. On voit là une progression évolutive depuis un lézard à cage thoracique élargie tendue sur des côtes élargies vers les petits blindés à pattes que nous avons aujourd'hui.
Pour Rainer Schoch du Musée d’histoire naturelle de Stuttgart et Hans-Dieter Sues de l’Institution smithonienne, qui viennent de décrire Pappochelys dans Nature, la pré tortue est exactement la forme intermédiaire que l'on attendait pour être certain que les tortues sont bien sorties de lézards triassiques, c'est-à-dire de formes lézardoïdes de cette période géologique qui commence il y a quelque 252,2 millions d'années pour se terminer il y a quelque 201,3 millions d'années. Leurs carapaces auraient évolué, suggère le cas de Pappochelys et d'Odontochelys, surtout comme une sorte de scaphandre permettant à des lézards scaphandriers triassiques de plonger pour aller se réfugier au fond, mais aussi pour l'exploiter. Les iguanes des Galapagos, qui passent beaucoup de temps dans l'eau, illustrent aujourd'hui encore que l'exploitation du milieu aquatique peut être un choix de lézard. En tout cas, c'est devenu un choix fréquent de tortue, puisqu'il y a aujourd'hui de nombreuses espèces de tortues marines.
À l'évidence, la carapace des tortues est aussi une défense contre les prédateurs-croqueurs, et aujourd'hui encore, elle semble être utile à ces animaux cuirassés. Ainsi, lors d'une promenade dans le lit d'une rivière du sud-est de la France, l'auteur de ces lignes a aperçu sur la rive une tortue d'eau à qui il manquait positivement tout le quart arrière gauche, dont la patte. Lorsqu'elle m'a vue, elle a plongé pour aller se réfugier dans une infractuosité sous-jacente à un rocher. J'avais vu où, et y glissant la main, j'ai pu la saisir et la retirer de l'eau pour examiner le profil de la morsure qui l'avait diminuée. Encore aujourd'hui, je me demande quel genre de prédateur a pu tenter de croquer cette tortue. Quant à moi, rien qu'à toucher sa carapace, je n'avait aucune envie d'y mordre.
Magnifique billet! Et très belle rédaction vivante!