Entretien avec Dominique Garcia, président de l’INRAP (partie 1)

"L’ensemble du territoire national est devenu un site archéologique !", m'assène d'emblée Dominique Garcia en ce mardi 3 mars 2015. J'ai sollicité un entretien avec ce spécialiste de l'Antiquité, notamment gauloise, parce que depuis bientôt un an, il dirige l'archéologie à l'Institut national de recherches archéologiques préventives, l'organisme à l'origine d'au moins 50 pour cent des découvertes (des sauvetages ?) archéologiques en France aujourd'hui.

Je connais Dominique depuis 2005, année où je l'avais interviewé dans le cadre d'une grande enquête que je faisais sur les « Gaulois », c'est-à-dire, dans ma terminologie de l'époque, sur les chercheurs étudiant les Celtes de l'Antiquité en France et en Europe. Au cours de cette enquête, publiée par le centre de recherche de Bibracte dans le cadre du grand Colloque Celtes et Gaulois (2006, Collège de France), j'avais identifié Dominique comme chef de l'une des tribus des « Gaulois du Sud », ces archéologues étudiant les Celtes dans le contexte de l'archéologie de la Narbonnaise :

Dominique Garcia, archéologue, Président de l'INRAP depuis juin 2014. (photo de Chr. Durand)

Dominique Garcia, archéologue, Président de l'INRAP depuis juin 2014. (photo de Chr. Durand)

Dans mon esprit, les « Gaulois du Sud », parce qu'ils sont formés par une archéologie méditerranéenne et historique, ont un autre tempérament que les « Gaulois du Nord », qui sont formés par une archéologie continentale et typologique. Or voilà qu'un « Gaulois du Sud » avait été appelé au Nord pour diriger l'« armée gauloise » (l'INRAP). Cela ne pouvait que m'intriguer : dans quel esprit était-il venu et dans quel état a-t-il trouvé l'armée ?

Voici la première partie de cet entretien avec Dominique Garcia.

François Savatier : Tu me dis que dans ta lettre de mission, signée par les ministères de la Culture et de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, l’objectif de faire le lien entre l’INRAP et les instituts de recherche était mentionné ?

Dominique Garcia : Effectivement. Et comme l'énonce ma lettre de mission, une partie de ma tâche consiste à « conforter l’activité scientifique des chercheurs de l’établissement afin d’assurer une meilleure connexion entre la collecte des donnée et la recherche ». En d’autres termes, il s'agit de renforcer la liaison entre l’opérationnel, c’est-à-dire l’INRAP, et la mise en perspective des données, c’est-à-dire tous les acteurs de la recherche qui y contribuent, à l'Université, dans les Instituts de recherche, et aussi à l'INRAP. D’un point de vue patrimonial, cette action doit permettre de mieux discriminer ce que l’on doit fouiller ou conserver in situ et d’un point de vue scientifique de mieux déterminer ce qu’il convient d'exploiter. En ce sens l’activité de l’INRAP doit s’articuler plus efficacement avec la programmation nationale du Conseil national de la recherche archéologique.

Aujourd’hui, les fouilles programmées, limitées dans l’espace et souvent réalisées avec des moyens réduits, ne suffisent plus à renouveler les données et à redéfinir des problématiques scientifiques d’ampleur. L’ensemble des acteurs de la recherche, dont les laboratoires du CNRS et des universités, auxquels sont rattachés un grand nombre d’archéologues de l’INRAP, ont besoin des analyses des données issues de l’archéologie préventive. En quelques années, ces données ont en effet transformé notre territoire national en un immense gisement archéologique, qui foisonne de nouvelles problématiques scientifiques !

F. S. : Donne-moi un exemple concret…

D. G. : Tu me parlais tout à l’heure de changement climatique. Une question que l’on peut se poser serait, par exemple, de savoir comment les Anciens se comportaient face aux aléas climatiques, aux inondations, aux dégradations des sols, aux transformations des paysages…. Il y a peu de chance de pouvoir répondre à de telles questions à l’échelle d’un seul site archéologique ; en revanche, les données observées sur un territoire relativement étendu peuvent apporter des éléments de réponse. L’archéologie est vraiment une discipline de notre temps.

 F. S. : Pourrait-on qualifier ce genre de questions de « questions statistiques » ?

 D. G. : Oui. Mais nous devons aussi avoir une approche systémique de l’histoire du territoire. À mon avis, l'un des enjeux essentiels de notre discipline, c'est ça : étudier le passé pour questionner le présent. L’archéologie préventive, en fin de compte, a fait évoluer la notion de site archéologique et d’objet archéologique. Auparavant, le terrain d’étude d’un chercheur ou d’un professeur d’université était une fouille programmée de quelques milliers de mètres carrés, en tout cas, souvent de moins d’un hectare. Aujourd’hui, l’ensemble du territoire national est devenu un site archéologique sur lequel œuvrent des équipes interinstitutionnelles et pluridisciplinaires. Quand on installe un gazoduc, quand on construit une autoroute, quand on aménage un lotissement, les archéologues rassemblent des données qui parfois peuvent paraître ténues et anodines, mais qui une fois regroupées et mises en perspective, constituent un apport incontestable à la connaissance de l’humain, de son environnement et de ses productions matérielles.

F. S. : Est-ce que les données prélevées depuis la création de l’INRAP existent toujours ?

D. G. : Oui, mais elles risquent de devenir de plus en plus difficiles d'accès et d'exploitation. Certes, le législateur a été attentif à ce risque ; il veille à ce que les stocks de mobilier archéologique et la documentation qui leur est associée soient conservés, mais cela pose parfois des  problèmes pratiques de gestion et de mise à jour des données. Il faut développer les Centres de conservation et d'études (pour comprendre de quoi il s'agit, lire par exemple le point fait sur la création de CCE par Charlotte Perrin, conservateur en chef du patrimoine), mais aussi encourager la mise en ligne des ressources. Le statut des objets pose aussi un problème patrimonial et scientifique : le mobilier archéologique est un bien commun dont l’intégrité doit être préservée et dont l’accès – pour une exploitation scientifique de qualité – doit être facilité. Espérons que le volet « Patrimoine » de la future loi « Liberté de création, architecture et patrimoine » prenne pleinement en considération ces sujets.

F. S. : Le problème posé par les données, quel est-il exactement ? C’est que les données se sont accumulées…

D. G. :… elles se sont accumulées…

F. S. :… et deviennent impossibles à traiter. C’est ça ?

D. G. : Comme je viens de te le signaler, je ne pense pas qu'il soit impossible de les traiter – nous connaissons tous de nombreux et beaux exemples – mais cela pourrait devenir de plus en plus difficile en pratique.

F. S. : Pourrais-tu me donner quelques chiffres là-dessus ? Combien de mètres cubes d’ossements avons-nous par exemple ?

D. G. : Chaque année, l’INRAP – et il n’est pas le seul à intervenir – réalise près de 2000 diagnostics archéologiques et plus de 250 fouilles, soit une fouille tous les jours et demi ! Ces fouilles donnent en général des milliers d’objets (artefacts ou écofacts), mais aussi des prélèvements paléo-environnementaux, des documents graphiques, des photos, des films… L’État, les collectivités territoriales et l’INRAP ont à veiller, chacun dans son rôle, à une bonne gestion de cette énorme documentation.

F. S. : Qu’as-tu fait comme expérience depuis que tu es là ? C’est une bonne maison l’INRAP ?

D. G. : Oui ! L’INRAP est un institut jeune et dynamique. Il a un grand potentiel, humain avant tout. Il emploie pas moins de 2000 agents, qu'il s'agisse de techniciens, d'ingénieurs, de chercheurs ou de gestionnaires. Tous ces gens sont répartis dans une quarantaine de centres archéologiques en France métropolitaine et en Outre-mer. Certains de mes collègues de l’INRAP dirigent ou collaborent à des opérations internationales : fouilles programmées ou préventives, missions d’expertise ou de valorisation.... Les archéologues de l’INRAP publient, chaque année, des centaines d’articles, diffusent vers un public large les données et les résultats de l’activité opérationnelle, participent à l’enseignement scolaire, développent et testent de nouveaux outils d’investigation, viennent renforcer les UMR…

 F. S. : Peut-on dire que l’INRAP est l’équivalent d’un institut du CNRS ?

D. G. : L’INRAP est une « brique » de la « maison Recherche ». Comme les instituts du CNRS, dont le niveau d’expertise reste à ce jour inégalé, en sont d’autres. En revanche, le renouvellement des problématiques de la recherche archéologique procédera des données de l’archéologie préventive, donc surtout de celles de l’INRAP.

C'est pourquoi nous en sommes là: il faut créer plus de liens entre les différents acteurs du service public. L'enjeu est de bâtir l'archéologie dont nous aurons besoin demain, car nous devons garder en mémoire que les données archéologiques ne sont pas renouvelables : une fois prélevées, elles le sont pour toujours… Alors, si on les perd ou les oublie…

Sauf à perdre notre passé par négligence, il faut que l’acte de fouille soit que le premier maillon de la chaine scientifique. Ensuite, la diffusion des données de fouilles vers les chercheurs et les citoyens est un devoir.

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