Entretien avec Dominique Garcia, président de l’Inrap (partie 4 finale)

Cette partie finale de notre entretien est une brève discussion sur ce qui intéresse le plus un journaliste : la restitution vivante de pans du passé. À l'INRAP, le travail de sauvetage des données est ininterrompu et souvent écrasant dans la pratique quotidienne. Pour autant, si les données recueillies ne sont pas exploitées le plus vite possible, voire tout de suite en parole, sont-elles sauvées? Alors ne faut-il pas oser un peu plus? Sans langue de bois, Dominique Garcia rappelle la pratique exigeante des agents de l'INRAP et souhaite une fois de plus que les données recueillies par l'INRAP soient davantage mise à profit…

Dominique

Dominique Garcia, Président de l'Inrap.

F. S : N’est-ce pas dans l’interprétation des données que l'on pêche à l'INRAP? Peut-on dire cela?

 

D. G. : Non, on ne peut pas dire cela. Sur le terrain, en premier lieu, on se doit de prendre du recul vis-à-vis des données et se consacrer à leur enregistrement ; on ne peut pas « interpréter », voire « sur-interpréter» en permanence. Parfois aussi, les chantiers s’enchainent et il arrive que le temps et les moyens manquent pour mettre la documentation en perspective.  Mais, avant tout, il faut que les laboratoires de recherche soient capables, plus encore, de pleinement intégrer les acteurs importants de la recherche que sont les agents de l'INRAP et renouvellent leurs problématiques pour qu’elles intègrent les données de l’archéologie préventive. Certains laboratoires ou certaines universités sont maintenant partantes dans cette démarche prometteuse mais il y a encore des conservatismes à combattre.



F. S : N’y a-t-il vraiment pas un mauvais pli pris par les Inrapiens pour «ne pas interpréter» ?

D. G. : Aucun mauvais pli : juste, plus de souplesse à développer !



F. S : Moi-même j’adore interpréter, et ce qui m’intéresse avant tout c’est le sens.

Toute l’activité scientifique de recueil, de compilation, de mise en ordre des données, je ne peux pas y participer, mais je n'oublie jamais sa difficulté et le fait qu'elle constitue le travail de base en archéologie, la partie qui en se voit pas, mais sans laquelle rien ne serait possible, ni fiable. Je sais bien qu'elle est très productive quand elle est bien faite, et son importance est fondamentale, notamment parce que ses résultats sont les plus robustes. Pour autant, ces résultats, souvent,… ils n'arrivent qu'une fois tous les 100 ans!

Alors, j'aime aussi la méthode inverse, à laquelle je peux participer dans les limites du journalisme : elle consiste à lancer des théories, à faire des hypothèses, puis ensuite voir sur le terrain, si, par aventure, par hasard ou parce que notre expérience ou grâce à un point de vue à la pertinence inattendue, cela répond... J'aime voir se produire et participer à cet effort d'imagination, dans lequel on se trompe facilement ou ne peux être sûr, mais qui rend à nouveau vivants ceux qui nous ont précédés, car, grâce à lui, ils cessent d'être seulement des faciès, des types, des statistiques, des phénomènes,… mais revivent. Parfois, cela produit des résultats excellents, et j'adore voir l'imagination d'une archéologue expérimentée ou d'un archéologue expérimenté devenir une sorte de véhicule d'exploration du passé… Dans mes articles, j'essaie souvent d'aller dans ce sens, en sollicitant les avis et le contrôle d'un ou de plusieurs chercheurs…

D. G. : Tu as entièrement raison de voir les choses ainsi. Pour aller dans ton sens, je te renvoie aux conclusions du colloque Louvre-Lens consacré à l’archéologie de la violence qui a été co-organisé par l’INRAP : Jean Guilaine (NDB : un éminent néolithicien du Collège de France) s’adresse aux collègues de l’INRAP présents dans la salle et leur dit : « Lancez des hypothèses ! Quitte à vous tromper… ».

F. S : Quelques fois, quand je suis allé sur des fouilles de l'INRAP, il m'est arrivé de me faire rebuter parce que je laissais divaguer mon imagination à voix haute… Une fois par exemple, j’étais à Lyon, où on avait trouvé des bateaux de nautes gaulois envasés dans une berge de la Saône. À l’intérieur de l’un d’eux, une nasse à poissons avait été oubliée. Même si elle avait été écrasée à plat par les sédiments, elle avait l'air de dater d'hier, de sorte qu'elle m'a fasciné et poussé à réfléchir... En effet, elle me rappelait une nasse mésolithique trouvée dans la Seine que j'avais vu en photo. J’étais là, et je commence à me faire des commentaires sur ce qui me semblait commun entre cette vannerie gallo-romaine et ce que j'avais observé de la structure de la nasse mésolithique… puis j'échafaude quelque hypothèse sur ce qui, peut-être, pouvait être communs à toutes les vanneries destinées à être plongée dans l'eau… quand l'un des responsables du chantier debout à côté de moi a en quelque sorte arrêté mon rêve en me demandant d'un ton sévère : «Mais vous êtes qui, vous, pour dire cela ?» J’ai eu la sensation que le fait que quelqu'un de non autorisé se permette de dire ses avis, avec légèreté et irresponsabilité intellectuelle, de façon déplacée donc, le remplissait d'agressivité…


D. G. : Là, tu en as une interprétation trop négative. Je crois que parfois les agents de l’INRAP ont, sur le terrain, la volonté de se « protéger » ; l’échange scientifique doit avoir lieu mais pas forcément au moment de l’acquisition des données.

F. S : Est-ce que cela veut dire qu'ils se disent : si je ne parle pas d'interprétation aux journalistes, on ne pourra rien me reprocher? …Est-ce que cela tient à la formation à la recherche? Combien d’archéologues de l’INRAP sont docteurs ?

 D. G. : Être docteur ne fait pas tout ! Mais bon, puisque tu le demandes, je peux te dire qu'il y a environ 150 docteurs à l'INRAP et plusieurs d’entre eux sont HDR (Habilités à diriger les recherches).


F. S : L’objectif pour faire évoluer les choses, ce serait quoi ? Tous docteurs et après dans l’armée mexicaine, il n’y a que des officiers ?

D. G. : Avant tout, ce sont les habitudes de travail qu’il faut affermir; se réapproprier intégralement la « chaîne opérationnelle » de l’archéologie ; assumer toutes les étapes de la recherche, du terrain à la valorisation et la mise en perspective la documentation. Si on arrive à conforter cette démarche, on franchira une étape importante. Un institut de recherche efficace doit comporter des techniciens, des ingénieurs et des chercheurs… Au CNRS, tout le monde n’est pas chercheur, mais celui qui dans un laboratoire s’occupe de la préparation d’une expérience sait bien que son geste a du sens car il est associé à la suite des recherches qui vont être menées et connait leur importance.



F. S : Je vois. Compte tenu de çà, peux-tu résumer en quelques mots ta vision aujourd'hui de la situation de L'INRAP et de sa mission?

D. G. : L’INRAP est un institut encore jeune, qui évolue et a déjà beaucoup évolué. En à peine plus de 10 ans, dans une conjoncture économique difficile et malgré une concurrence aiguë, il a pris une place centrale dans le paysage archéologique national et international. C’est un grand succès, que nous devons, non seulement à la détermination et la volonté de ses agents, mais aussi à l’appui jamais démenti des tutelles de l'Institut, sans parler de celui de ses nombreux partenaires, parmi lesquels tant d’entreprises qui jouent le jeu de la conservation du patrimoine par son étude. Certes, l’INRAP doit faire face à beaucoup d’attentes, tant en son sein qu’à l’extérieur, mais étant donné ce à quoi nous avons déjà fait face… nous sauront affronter ces défis ! Répétons-le : le patrimoine archéologique est un bien commun  dont il faut recueillir les données avec attention. Aujourd'hui, la qualité de nos modes d’acquisition est incontestable et incontestée, de sorte que nos travaux irriguent déjà la recherche nationale et internationale. Pour autant, nous pouvons encore progresser dans l'exploitation les données recueillies et faire profiter un plus grand nombre de nos concitoyens du résultat des missions qui nous ont été confiées.

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