Entretien avec Patrice Brun de l’Université de Paris I Sorbonne-Panthéon en complément de « L’éprouvante vie d’épouse de la fille d’Egdved »
Patrice Brun est professeur d'archéologie à l'Université Paris I Sorbonne-Panthéon. En complément du billet "L'éprouvante vie d'épouse de la fille d'Egtved", il répond à quelques questions sur l'évolution des sociétés européennes pendant l'Âge du bronze et sur les conséquences de cette évolution pour les femmes de l'élite.
François Savatier: Patrice Brun, vous avez réfléchi à l'émergence des réseaux d'échange à grande distance et à leur rôle dans la stratification hiérarchique des sociétés anciennes. Pourquoi?
Patrice Brun: J'étudie plus particulièrement la protohistoire européenne. Or, pendant cette période qui s'étend sur les sept millénaires précédant notre ère et va de l'adoption d'une économie agropastorale à l'émergence de l'Etat, le lien entre les réseaux d’échange à longue distance et les élites sociales se manifeste dans la majorité des tombes individuelles les plus riches et les plus monumentales. Dans la plupart de ces tombes de privilégiés, on constate en effet la présence d’objets dont les matériaux ou les techniques de fabrication indiquent une origine lointaine. Et dans de nombreux cas, ces biens ont manifestement été déposés là pour afficher aux yeux de tous ceux qui assistaient à la cérémonie d’enterrement les relations que le défunt entretenait de son vivant avec des étrangers. Comprendre comment et pourquoi les sociétés ont évolué vers des formes d’organisation plus hiérarchisées et plus complexes exige donc d’interroger ce lien.
F.S: Quand le phénomène commence-t-il, et pourquoi s'établit-il?
P.B.: L’émergence des réseaux d’échange à longue distance apparaît clairement, en Europe dès le Paléolithique supérieur, avec l’arrivée en Europe des Homo sapiens vers -40.000, mais ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur dans les sociétés agropastorales. Faire partie de ces réseaux permettait de se procurer des ressources rares : des matériaux, des objets dont on ne maîtrisait pas la fabrication (des spécialistes venant temporairement diriger des travaux ou enseigner des savoir-faire), des animaux domestiques, mais aussi des connaissances : secrets de fabrication, pharmacopées, contenus de bagages culturels différents, etc. Les membres d’une communauté les plus aptes à nouer ce genre de contacts étaient non seulement respectés et admirés, mais aussi placés en bonne position pour monopoliser des avantages concrets, pour eux et leur famille. D’où le développement d’inégalités sociales.
F.S: Ce processus de stratification sociale prend-il une ampleur particulière après l'apparition de la métallurgie, et notamment à l'Âge du bronze?
P.B.: La stratification sociale évolue en s’accentuant, mais pas de façon linéaire. Le processus s’opère en dents de scie avec des pics d’amplitudes inégales. On constate un saut spectaculaire vers le milieu du 5e millénaire, en effet au moment où la métallurgie du cuivre se diffuse dans tout le sud-est de l’Europe (le site emblématique de cette mutation sociale est le cimetière de Varna en Bulgarie avec ses tombes exceptionnellement riches en pièces d’orfèvrerie).Toutefois, cette métallurgie a fait probablement partie d’un changement global du système social, car un développement équivalent des inégalités sociales s’est produit au même moment à l’extrême ouest du continent dans des sociétés qui ne connaissaient pas encore la métallurgie (le site emblématique est ici celui de l’énorme tumulus St-Michel de Carnac).
Un autre saut majeur s’est opéré avec la diffusion de la métallurgie du Bronze. Je pense que cette fois, la métallurgie a joué un rôle décisif. Alors qu’auparavant l’irrégularité des approvisionnements par les réseaux d’échanges à longue distance n’affectaient guère que les élites, les éléments d’origine lointaine ne touchant généralement rien du mode de vie traditionnel des simples paysans, il en a été tout autrement lorsque le bronze est devenu accessible, puis rapidement indispensable à ces derniers. Vers le milieu du 2e millénaire, les paysans ont utilisé des outils en bronze, surtout des haches et des faucilles qui avaient été, jusque là fabriqués en silex. Le cuivre et l’étain servant à produire le bronze se trouvent très inégalement répartis en Europe. S’en procurer nécessitait par conséquent l’entretien de réseaux d’échanges et d’alliances à longue distance ; des réseaux d’autant plus cruciaux que la subsistance alimentaire en dépendait. Cette dépendance a sans aucun doute changé fondamentalement la donne en plaçant les élites sociales qui animaient les réseaux d’échanges dans une position leur permettant d’exercer un pouvoir plus facilement coercitif sur leur communauté. Les formations politiques du type des chefferies qui apparaissaient puis disparaissaient, donc trahissaient de la sorte une réelle fragilité, se sont alors stabilisées. Leurs dirigeants étaient dorénavant dotés d’un très grand pouvoir économique qui facilitait l’exercice de leur pouvoir politique.
F.S: Quel rôle jouait les relations personnelles dans l'établissement de ces échanges?
P.B.: L’ethnologie et l’histoire ancienne montrent l’importance fondamentale des relations personnelles. Les réseaux d’échanges et d’alliances exigent toujours un certain degré de confiance entre membres et cette confiance est difficile à entretenir à distance. C’est pourquoi les élites sociales devaient absolument être plus mobiles, se rendre visite mutuellement. Mais, lorsque la distance était grande et le trafic vital, la meilleure solution était de devenir parents, le plus souvent par des alliances matrimoniales. Faire d’un allier un beau-frère créait de fait des obligations réciproques, donc renforçait la fiabilité du partenaire.
F.S: Comment peut-on comprendre qu'un chef nordique et un autre du Sud de l'Allemagne actuelle aient pu s'entendre? A priori, ils ne parlaient pas la même langue? Comment se sont-ils rencontrés?
P.B.: Les humains ont toujours su échanger sans forcément parler la même langue. Le besoin ou l’envie de quelque chose que l’autre peut fournir suffisent à multiplier les contacts amicaux à la faveur desquels des expressions des mots, des phrases sont apprises des deux côtés. La multiplication et l’intensification des réseaux associant des gens de cultures différentes a souvent conduit à la formation de sortes de langues « internationales ». C’est ainsi qu’il convient d’envisager une alliance matrimoniale entre des chefs de communautés aussi éloignées l’une de l’autre. Ils parlaient une de ces langues « internationales ».
F.S: Est-ce que des femmes circulaient par l'intermédiaire de ces réseaux d'échanges? Dans le cadre de stratégie matrimoniales?
P.B.: Dans le cadre des alliances matrimoniales, les femmes allaient vivre dans la famille de leur mari ; ce phénomène - la patrilocalité - est quasi universel. L’âge du Bronze européen ne fait pas exception à cette règle implicite. Il se trouve justement que dans les sociétés contemporaines de la jeune femme d’Egtveg, entre l’Alsace et le nord de l’Allemagne, des études archéologique ont mis en évidence des tombes de « femmes étrangères ». Il s’agit de tombes au riche mobilier situées au sein de cimetières de plusieurs dizaines de tombes. Leur particularité est que ces femmes avaient été enterrées avec des parures différentes de celles des autres femmes du cimetière ; des parures typiques, en revanches de celles des femmes d’un autre groupe territorial. On avait donc pris soin d’afficher, jusque dans la mort, leur origine lointaine, c’est-à-dire les relations privilégiées de la famille de leur mari avec des alliés étrangers, sources de profits, voire d’alliance militaire.
F.S: Est-ce que cela suggère qu'à l'Âge du bronze, les femmes étaient des valeurs d'échange comme les autres?
P.B.: Dans ces sociétés, les femmes originaires de familles dominantes avaient une grande valeur d’échange! A l’instar de celles du haut Moyen-Âge à propos desquelles une collègue historienne a utilisé le terme tout à fait significatif et pertinent de « trésors animés ».
F.S: Est-ce que le fait que la fille d'Egtved a été enterrée sous un grand tumulus signifie qu'elle avait été intégrée au milieu social de son mari?
P.B.: Oui, elle avait été intégrée au milieu de son mari, situé tout au sommet de la hiérarchie de la société de celui-ci. Le tumulus qui marquait dans le paysage son sépulcre mesurait une trentaine de mètres de diamètre et quatre mètres de haut. Cet imposant monument abritait sans doute possible une personne de très haut rang ; le plus élevé possible dans la société en question. Hors de la zone méditerranéenne, la plupart des entités politiquement autonomes étaient du type de la chefferie simple, c’est-à-dire l’union de groupes locaux comprenant quelques milliers à quelques dizaine de milliers de personnes, occupant une région donnée et formant une institution politique dirigée par un chef issu d’une élite, descendant des dieux et investi de pouvoirs spéciaux.
F.S: Pensez vous que dans l'Europe de l'Âge du bronze, des milliers de femmes ont connu le même déracinement et la même confrontation à l'inconnu que la fille d'Egtved? Connaissez-vous d'autres cas?
P.B.: Les données disponibles vont indiscutablement dans ce sens. Les jeunes femmes de haut rang avaient de grandes chances d’être mariées hors du territoire gouverné par leur famille. Cette caractéristique des jeunes aristocrates de l’ancien régime en Europe s’est développée dès l’âge du Bronze, vers 1500 ans av. J.-C. Les « femmes étrangères » évoquées plus haut en constituent un exemple très révélateur, corroboré, donc, par les spectaculaires résultats isotopiques obtenus sur le corps de la jeune femme d’Egtved. Décédée trop jeune, celle-ci n’aura toutefois pas eu la possibilité de jouir longtemps de son statut éminent.