Entretien avec Pierre Jouventin en complément de «Pourquoi, Franz mon chien, est un peu mon créateur»
Pierre Jouventin, répond ici à quelques questions en complément du billet «Pourquoi Franz, mon chien, est un peu mon créateur».
Cet écoéthologue, a passé sa carrière de Directeur de recherche au CNRS à étudier les stratégies de reproduction des oiseaux et des mammifères, notamment antarctiques. Il a dirigé pendant 13 ans le laboratoire d'écologie du CNRS à Chizé (Deux-Sévres). Depuis qu’il est émérite, inspiré par l’expérience de l’élevage d’un loup au sein de sa famille pendant sa jeunesse, il se consacre à l'étude du processus de domestication, toujours en relation avec les sciences de l’évolution. Parmi elles, les relations entre l’humanité et ses plus anciens alliés – les chiens – jouent un rôle primordial.
François Savatier: Pierre Jouventin, vous vous êtes mis à étudier les relations entre les humains et leurs animaux domestiques, et l’importance primordiale du chien vous a sauté aux yeux? Pourquoi?
Pierre Jouventin: Parce que j'ai toujours eu des animaux domestiques et en particulier des chiens. En rédigeant un livre sur ma louve, publié en 2014 chez Flammarion (Kamala, une louve dans ma famille), je me suis rendu compte que la domestication du loup (dont on est certain qu'elle est à l'origine de la création du chien par nos ancêtres) est quatre fois plus ancienne qu'on le pensait. Il fallait expliquer comment et pourquoi les chasseurs-cueilleurs l'avaient fait 25000 ans au moins avant les premiers animaux domestiques qui, eux, ont été sélectionnés après la sédentarisation...
F.S: Ainsi le chien fut le premier animal domestiqué, de sorte qu’il a beaucoup évolué pour s’adapter aux vies qu’il partageait avec les humains. Pourriez-vous retracer les étapes principales de cette évolution et les traits correspondants acquis par le chien?
P.J. : Il y deux théories pour expliquer le chien. La plus acceptée est que des loups qui suivaient les chasseurs pour les restes de gibier se sont laissés domestiquer et l'autre, que je préfère parce qu'elle crée plus d'attachement aux humains, est celle d'une adoption de louveteau en bas âge. C'est ce que j'ai fait et qui m'a surpris par le lien bien plus étroit que le loup établit avec l'homme, même s'il est ensuite difficile à gérer, car plus dangereux qu'un chien. Quoi qu'il en soit, nos ancêtres ont dû chasser avec des loups imprégnés à l'homme qui multipliaient par trois le gibier, et qui protégeaient le campement la nuit contre les ennemis et les prédateurs. C'était une révolution, mais l'animal en devenant adulte pouvait devenir dangereux et nos ancêtres ont donc sélectionné dans les portées les jeunes les plus dociles pour obtenir peu à peu les différentes races spécialisées de chiens.
F.S.: Si vous deviez inverser le prisme et vous demander de quelle façon les chiens ont fait évoluer les humains pour les adapter à leur besoins, comment envisageriez-vous la question?
P.J. : À mon avis, c'est une manière humoristique et surprenante de renverser le problème. Les chiens sont bien plus nombreux que les loups aujourd'hui mais ce n'est pas volontaire. C'est une conséquence de leur succès auprès de l'homme : ce n'est pas une cause mais une conséquence. Les hommes avaient besoin des loups, puis des chiens, et cette coévolution a été fructueuse pour les deux, mais elle s'est faite à l'initiative des hommes, pas des loups ou des chiens.
F.S: Des chats, comme des chiens aussi, ont été retrouvés en association avec des fossiles humains néolithiques. Pensez vous que le chat a été domestiqué par les humains après le chien et quelle est la différence?
P.J. : La grande différence entre la domestication du chat et du chien, c'est que la première n'a pu se faire qu'après la sédentarisation lors du Néolithique (NDB : qui commence il y a environ 10000 ans) car ils servaient à protéger les réserves de grains des rongeurs. En l'état actuel de la recherche, les plus anciens chats domestiques datent de -9500 ans et je doute que l'on puisse remonter bien avant puisque l'agriculture s'est répandue entre 12 et 10000 ans avant notre ère. Par contre les premiers chiens datent de -36000 ans, donc bien de plus tôt que prévu et parmi les chasseurs-cueilleurs nomades... J'explique tout cela dans mon livre paru en 2014 chez Belin, Trois prédateurs dans un salon: le chat, le chien et l'homme.
F.S.: Dans mon billet «Pourquoi, Franz mon chien, est aussi mon créateur», j’ai forgé le néologisme «anthropo-empathique» pour suggérer que le cerveau canin a évolué pour rendre le chien capable d'interpréter les comportements humains. Pensez vous que dans une certaine mesure, le cerveau humain est aussi «animal-empathique», c’est-à-dire qu’il a évolué pour rendre l’humain capable de calculer les animaux domestiques, et particulièrement les chiens?
P.J. : Bel essai de science-fiction journalistique! La vérité est bien plus extraordinaire: le chien et l'homme se comprennent si bien, parce que leurs ancêtres occupaient la même niche écologique de chasseurs en bande de gros gibier. D'autres carnivores coordonnent leur chasse, mais l'homme est le seul primate qui était spécialiste de la chasse en coopération. Or, quand vous chassez en bande, vous devez comprendre instantanément le comportement de vos coéquipiers pour vous coordonner... Chiens et hommes sont héritiers de cette même adaptation à la coopération. C'est pourquoi nous avons un chien chez nous et pas un chimpanzé, pourtant bien plus proche de nous génétiquement. Cette thèse est nouvelle en Europe et peu connue aux États-Unis.
F.S.: Nombres de races de chiens de compagnie ont été sélectionnées pour ressembler à vie à des chiots, sans en être, ce qui fait penser qu’ils sont en quelque sorte des substituts affectifs d’enfants? D’un point de vue purement biologique, s’agit-il là d’un cas étrange de coévolution, qui transformerait en quelque sorte Canis lupus en un parasite de Homo sapiens?