Faut-il tenir les enfants en laisse?

Oui!, aurait répondu, il y a quelque 450 millions d'années, Aquilonifer spinosus, parce que, pour sa part, il trainait sa progéniture attachée à son corps par de petits liens:

Le kiterunner ou «porteur de cerf-volants».

Le kite runner ou «porteur de cerfs-volants».

Aquilonifer spinosus est un arthropode du Silurien (443 à 419 millions d’années). Un arthropode, littéralement, cela veut dire «pattes articulées» en grec. Arthropoda, l'embranchement des arthropodes, est celui qui, de loin, comprend le plus de formes de vie et le plus d'individus. Comme chacun sait, dans la mer ou sur terre, çà grouille d'arthropodes! Aujourd'hui, il y en a plusieurs branches : les crustacés, les myriapodes (mille-pattes), les arachnides (araignées, scorpions), mais surtout les hexapodes, c'est-à-dire les insectes. Il y a 450 millions d'années, au Silurien, dans le milieu marin, un embranchement arthropode était très commun : Trilobita. Ces animaux au corps en «trois lobes» sont très connus tant ils sont divers : on en a décrit plus de 18000 espèces. Au Silurien, ils avaient de nombreux cousins proches, dont par exemple Aquilonifer spinosus, le «porteur de cerf-volants».

Aquilonifer spinosus est un mandibulate, c'est-à-dire qu'il est doté d'une mandibule ; il serait cousin à la fois des trilobitomorphes et des myriapodes. Cet étrange arthropode est l'une des plus curieuses formes fossiles découvertes dans le lagerstätte de Wenlock, un célèbre gisement de fossiles marins dans le Herefordshire en Angleterre. Rappelons en passant qu'un lagerstätte – littéralement en allemand «entrepôt» – est un dépôt sédimentaire où des conditions de fossilisation exceptionnelles ont produit l'«entreposage» d'un très grand nombre de formes fossiles. Les paléontologues qui ont découvert et étudié Aquilonifer spinosus, l'ont surnommé le kite runner, c'est-à-dire le «porteur de cerfs-volants», parce que cet organisme trainait ses larves attachées par des fils à son corps (pour en savoir plus, lire l'actualité de Pour la science : Un arthropode porteur de cerfs-volants ).

Pourquoi Aquilonifer spinosus trainait-il ses enfants dans la vie, comme nous trainons les nôtres dans cette société de chômage?

Plusieurs hypothèses se présentent à mon esprit:

-La première serait que dans le milieu où vivait Aquilonifer spinosus, ses larves avaient extrêmement peu de  chances de survivre étant donné la pression de prédation due aux poissons siluriens et autres scorpions de mer… Dès lors, sa lignée aurait développé à la faveur de l'évolution la possibilité de retenir ses larves assez longtemps pour qu'en acquérant au moins la mobilité, elles aient quelques chances de survies...

-Une autre hypothèse serait que pour quelque raison d'ordre physique (pression, température, courant,...), les larves auraient été incapables de survivre, sinon dans le milieu où vivaient ordinairement leurs parents, qui auraient donc dû les y retenir par quelque artifice (des liens) le temps qu'elles deviennent assez matures pour y rester par leur propres moyens…

-Une troisième idée serait que pour quelque raison indécelable sur le fossile, les larves aient trouvé à proximité de la mère une subsistance leur permettant de croître, par exemple en filtrant l'eau passée par ses mandibules pendant qu'elles déchiquetait ses proies…

-Une quatrième hypothèse serait celle que j'aurais inventée, si j'avais décidé d'en aligner une de plus devant vous, mais je ne le ferai pas.

-Une cinquième hypothèse serait que quelque mélange des trois ou quatre précédentes hypothèses décrirait la stratégie reproductive d'Aquilonifer spinosus, et par là pourquoi il avait transformé ses larves en cerfs-volants sous-marins, si vous voyez ce que je veux dire…

Quoi qu'il en soit, la stratégie reproductive d'Aquilonifer spinosus doit aussi être située entre les deux grandes stratégies de la reproduction sexuée pratiquées par les animaux dans la nature : les stratégies R et K.

-La stratégie R est le comportement consistant à produire un très grand nombre de rejetons, puis à les abandonner sans soin dans un milieu choisi dans l'attente que quelques uns survivent, voire un seul. C'est par exemple ce que font les poissons (j'entends par là, vous savez, ces animaux aquatiques à branchies, à nageoires et écailles), puisque leurs espèces sont nombreuses à frayer, c'est-à-dire à déposer en des endroits choisis pour les conditions qui y règnent un très grand nombre d'œufs (entre 100 et... 300 millions suivant les espèces). Or, que ce soit sous la forme de caviar, de larves flottantes ou d'alevins, ces œufs fourniront surtout des proies aux prédateurs; seul un nombre réduit d'entre eux donnera des adultes en âge de… frayer, mais – s'il vous plaît – ne soyez pas effrayés par ce massacre, car il est naturel.

-La stratégie K est le comportement consistant à produire un petit nombre de rejetons, puis à leur prodiguer des soins jusqu'à ce qu'ils soient devenus des adultes capables de se reproduire. Bien entendu, la plupart des organismes dits supérieurs, tel les mammifères, pratiquent des formes plus ou moins extrêmes de stratégie K. C'est par exemple le cas des éléphants, chez qui les petits restent autour de la mère pendant des années après avoir été allaités pendant trois ou quatre ans...

Bien entendu, les stratégies R et K sont des extrêmes entre lesquels se placent des milliers de stratégies reproductives intermédiaires mêlant la logique R et la logique K. Le grand requin blanc femelle, par exemple, atteint sa maturité sexuelle à 26 ans, de sorte qu'il a tout intérêt à une stratégie K. Pour autant, on voit assez peu de femelles de grand requin blanc accompagnées de leur petits (personnellement, j'essaie d'éviter leur vue; peut-être est-ce la raison en ce qui me concerne, mais je crois que l'on n'en voit pas). Pourquoi? Le grand requin blanc est ovovivipare, c'est-à-dire que ses femelles pondent un certain nombre d'œufs (stratégie R), qui éclosent et se développent dans l'utérus de la femelle (stratégie K), ou se produit un cannibalisme intra utérin (imperfection de la stratégie K lié au fait que le requin blanc femelle ne sait pas s'introduire de poisson dans l'utérus pour nourrir ses petits) pendant les 12 à 18 mois estimés de gestation, avant que de jeunes prédateurs de 1,5 à 2 mètres parfaitement capables de survivre pendant des dizaines et des dizaines d'années ne soient relâchés dans la mer (stratégie K). Conclusion le grand requin blanc est plutôt K que R.

Et Aquilonifer spinosus? Manifestement, il était quelque peu R lui aussi, puisqu'il a été retrouvé entouré de plusieurs larves, mais il était aussi très K, puisqu'il les trainait dans la vie adulte ce Kon...

Heu, tout cela m'amène à vous interroger sur la stratégie de votre meilleur ami. Vous savez, celui qui est catholique et a huit enfants? Selon vous, il serait plutôt R ou ou plutôt K? Sachant qu'il a été à la Manifestation pour tous, vous aurez envie de répondre qu'il est forcément plutôt stratégie R (Right donc de droite), mais en fait, il est stratégie K, comme tous les humains, et même SUPER K!

La stratégie SUPER K (néologisme de mon fait) est le comportement consistant à produire un petit nombre de rejetons, puis à leur prodiguer des soins biologiques (essentiellement corn flakes et bonbons) jusqu'à ce qu'ils soient devenus des adultes capables de se reproduire, mais aussi des soins culturels jusqu'à ce qu'ils deviennent des adultes capables de se reproduire de façon responsable (cette définition est de moi). Nous sommes en effet non seulement une espèce de mammifères pratiquant la stratégie K, mais notre espèce est aussi culturelle. Cela implique que dans notre milieu de vie – la société humaine – nos rejetons doivent être protégés et nourris pendant neuf mois dans le ventre des femmes (notre espèce est vivipare!), allaités pendant un certain nombre de mois (dont le nombre dépend de si vous êtes de droite ou de gauche), préparés culturellement pendant au moins 16 ans (nombre d'années passées à l'école), protégés socialement pendant deux ans de plus (âge de la majorité), éduqués dans l'enseignement supérieur après la maturité de 2 à 12 années de suite (cas du doctorat) et puis – dernière invention culturelle – protégés si possible du chômage et de la bureaucratie de Pôle emploi pendant plusieurs années (dont le nombre dépend de la quantité de stages non rémunérés effectués avec votre soutien financier avant l'emploi). Bref, notre stratégie de reproduction est SUPER K, et si vous voulez traduire cela par SUPER Kon», je veux bien!

Bon, à ce stade, si vous êtes toujours là et pas encore partis à Nuit debout (perso, j'y vais pas parce que, la nuit, je préfère dormir et pratiquer la reproduction vivipare), vous êtes prêts à répondre avec moi à la question : Faut-il tenir les enfants en laisse comme Aquilonifer spinosus?

Faut-il tenir un enfant en laisse?

Faut-il tenir un enfant en laisse?

En fait, non!

Pas pour moi, car, ce faisant, vous risqueriez de gâcher crucialement la préparation culturelle de votre enfant à la vie, dont l'une des étapes vitales est de développer chez lui le réflexe de s'arrêter VRAIMENT sur le bord du trottoir pendant que passe une voiture vivipare ou plus probablement usinopare (mise au monde à l'usine).

Comme nous, le bon roi Henri IV (1553-1610) par exemple, aimait les enfants et les voitures (à son époque, les voitures étaient à cheval) et passaient beaucoup de temps à s'en occuper lui même en faisant le cheval, même si ses enfants avaient l'immense avantage d'avoir une mama italienne, enfin florentine, et médecin, qui plus est:

Une image d'Épinal montrant le bon roi en train de faire le cheval pour ses enfants devant l'ambassadeur d'Espagne stupéfait. (C: bibliothèque municipale de Pau)

Une image d'Épinal montrant le bon roi en train de faire le cheval pour ses enfants devant l'ambassadeur d'Espagne stupéfait. (C: bibliothèque municipale de Pau)

Malheureusement, il manquait de temps, de sorte qu'il a dû, pour faire la guerre à l'Espagne notamment ou envahir le Piémont (qui à l'époque menaçait de devenir espagnol même s'il était en Italie comme aujourd'hui), confier l'éducation de ses enfants à des gouvernantes royales, lesquelles avaient si peur de leurs responsabilités qu'elles menaient les enfançons en laisse dans les jardins du château de Saint-Germain-en-Laye. Nul doute que cela n'eut pas de bon effets sur eux, qui étaient à l'âge où les enfants, pour se délier le corps, doivent pouvoir l'employer beaucoup et le plus librement possible.

Non, décidément, ne prenez pas vos enfants en laisse!

Vous aurez de toute façon à les trainer assez longtemps dans cette société, puisque vous êtes tous des stratèges sexués de la reproduction sexuelle SUPER K. La Klasse!

 


Un commentaire pour “Faut-il tenir les enfants en laisse?”

  1. Jacques PRESTREAU Répondre | Permalink

    Magnifique ! Il y a longtemps que je n'avais pas autant ri à la lecture d'un billet de science ! Ah... que ça fait du bien ! Merci !

    Jacques

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