Interview de Claudine Cohen à propos de son livre Femmes de la Préhistoire, partie 2
Récemment, je publiais la première partie d'une longue interview de Claudine Cohen, à propos de son livre Femmes de la Préhistoire:

Le livre Femmes de la Préhistoire, de Claudine Cohen, Belin, 2016, (264 pages, 21 euros).
Claudine Cohen, qui mène ses recherches à l'École Pratique des Hautes études et à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), y discutait du sexisme en préhistoire et de l'empreinte du féminin en archéologie préhistorique. Dans la deuxième partie qui suit, elle explique la raison d'être des petits essais sur des sujets particuliers se trouvant en avant de ses chapitres en discutant en détail le cas de la Vénus de Laussel – la Dame à la corne –, puis plus généralement des caractéristiques communes frappantes de toutes les vénus paléolithiques. Cela l'amène à parler de la représentation des sexes dans l'art paléolithique et par là à aborder sa démonstration iconique de la présence fréquente d'anamorphoses sexuelles dans les œuvres d'art paléolithiques. Une remarque particulièrement importante et novatrice : il suffit de regarder la tête en forme de pénis de la femme représentée en couverture de son livre pour saisir de quoi parle Claudine Cohen!
Puis, ce qui n'aurait dû être qu'une interview menée par un journaliste discipliné «dégénère» en une discussion à bâtons rompus sur l'anthropologie préhistorique… dans laquelle sont évoqués notamment le rôle de la chasse… féminine et l'ancienneté peut-être paléolithique de l'oppression des femmes par les hommes.
CC: = Claudine COHEN
FS: = François Savatier
NdB: = Note du Blogueur
FS: Vous avez fait précéder certains de vos chapitres par des textes en italique sur des thèmes spéciaux. Pourquoi?
CC: Depuis la publication de mon précédent livre sur la question, en 2003, j’avais accumulé plusieurs textes monographiques sur des figurines, des sites…
FS: Votre précédent livre sur ce sujet, qui s’intitule…
CC: ... La femme des origines. Images de la femme dans la Préhistoire occidentale. Cet ouvrage, je l’avais écrit dans l'enthousiasme de la découverte. Comme j’allais souvent aux États-Unis, invitée dans différentes institutions de recherche, je me suis rendu compte qu'il y avait une production énorme de réflexions et de livres sur la question de la femme préhistorique aux-États-Unis. Au retour en France, j'ai voulu présenter ces problématiques qui me semblaient neuves et intéressantes. Et effectivement, certaines des conférences que j’ai données ont déclenché un déchaînement médiatique. Je suis passée au journal télévisé d’Antenne 2 pour dire… que la femme préhistorique existait !... Et j’ai été encouragée à faire un livre, que Belin-Herscher a publié : c’est à la fois un essai et un livre d’art, avec une très belle iconographie. Depuis, on m’a souvent demandé de parler ou d’écrire sur les femmes préhistoriques, j’ai donc publié des textes brefs, des articles… par exemple dans Pour la Science…
FS: Dans Pour la Science, mon Dieu, un très bon magazine!
CC: Oui, un excellent journal ! et dans mon nouveau livre, j’ai repris certains de ces textes pour les placer en vignettes au début de chaque chapitre afin d’illustrer et d'introduire le propos.
FS: Ainsi, cette vignette sur la Vénus à la corne? Une œuvre qui date de quelle époque déjà?
CC: Elle est gravettienne ou solutréenne. La datation de ces œuvres est souvent difficile. La méditation sur cette Vénus ouvre le chapitre qui traite des figurines préhistoriques et de leur signification.
NdB : les cultures gravettiennes sont apparues à l'Est de l'Europe (Ukraine, Crimée) il y a quelque 33000 ans et se développent jusque vers 22000 ans avant le présent. Elles seront prolongée à l'Est et au sud-est de l'Europe jusqu'au Rhône par l'Épigravettien. À l'Ouest du Rhône, les cultures solutréennes ont succédé aux cultures gravettiennes pendant le dernier maximul glaciaire (22000 à 17000 ans) et précédé les cultures magdaléniennes.
FS: Pourriez-vous résumer la réflexion contenue dans ce texte sur la Vénus à la corne? Que peut-on dire de certain sur ce qu'exprime cette œuvre? Et que peut-on souligner dans tout ce qui est incertain?

La Vénus de Laussel ou Vénus à la corne, un bas-relief trouvé avec d'autres œuvre de même facture sous un long surplomb rocheux dominant la vallée de la Beune, dans la région des Eyzies. (C: Musée d'Aquitaine)
CC: C'est une œuvre tout à la fois « classique » et singulière parmi les figurines féminines du Paléolithique supérieur. Elle a des traits communs avec les autres Vénus qui apparaissent il y a 35000 ans : des femmes aux seins lourds, au milieu du corps bien développé, au sexe bien marqué, tandis que la tête est réduite à une boule, parfois recouverte d’un motif en grille, tandis que bras et jambes sont plutôt négligées. Mais elle a aussi des traits qui la rendent différente des autres. Elle est plus féminine, avec sa jolie coiffure et ses petits bourrelets... Et puis elle a des mains aux doigts bien dessinés, alors que les autres n'en ont pas ; une des mains est posée sur son ventre, geste habituel des femmes enceintes ; l’autre porte une corne à hauteur de l’épaule...
FS: Une corne striée.
CC: ... Une corne striée de treize marques verticales… qui a fait couler beaucoup d’encre ! La figure est entièrement recouverte d’ocre, dont il reste des traces. D'autre part, elle fait partie d'un ensemble de cinq représentations trouvées dans l'abri de Laussel (dans la vallée de la Beune en Dordogne) : quatre figures féminines et une autre interprétée comme un « chasseur », bien qu’elle soit incomplète : son buste plat pourrait être aussi celui d’une toute jeune fille…. Elle faisait donc partie d'un ensemble composé, il est regrettable qu'elle soit exposée seule au musée de Bordeaux.
Que dit alors cette « Dame à la corne » de Laussel ? Toute l'interprétation du début du XXe siècle – celle de l'abbé Breuil – tournait autour de la notion de fécondité, censée avoir été l’obsession des Paléolithiques. Cette corne serait un signe de fertilité; les traits à sa surface pourraient représenter un calendrier menstruel ou un calendrier lunaire... Les cycles féminins pourraient être à l'origine de la mesure du temps chez les Paléolithiques... C’est, je trouve, une idée assez intéressante.
Il y a beaucoup d'autres hypothèses. Ce pourrait être une corne de chasse dans laquelle on conservait le poison destiné aux flèches; ou encore un hanap dans lequel on dégustait une de ces boissons fermentées que les peuples de chasseurs cueilleurs savent produire… Et puis cela pourrait être aussi un instrument de musique : soit un instrument à vent, une corne dans laquelle on soufflait, soit simplement une corne striée à racler en rythme, une sorte d'idiophone…
FS: Pour moi, c'est là l'hypothèse la plus simple et donc l'hypothèse préférable. Il s'agit en effet d'une technique de production de rythmes qui a été pratiquée dans tous les groupes dont la technique est trop fruste pour produire d'autres types d'instruments de musique. La corne est par sa forme un amplificateur naturel...
CC: …Et rien n’empêche de penser que les femmes étaient musiciennes, tout autant que les hommes.
FS : Cette vénus à la corne a des caractères sexuels magnifiés comme nombre d'autres représentations...
CC: Oui, Elle est nue, ses seins et son sexe sont accentués. Elle est peut-être enceinte.
FS: Avons-nous compris à votre avis la raison de la présence de ces traits dans les représentations féminines pendant plus de 20000 ans?
CC:. Cela a été fort discuté. En tout cas, la chose que l'on peut retenir, c'est l'intérêt que les Paléolithiques – les hommes comme les femmes sans doute – portaient à la féminité.
FS : Peut-on parler d'une surreprésentation des femmes par rapport aux hommes?
CC: On ne connaît que très peu de figurations masculines, tandis que les figures féminines sont nombreuses. Mais les hommes sont présents sous d’autres formes. Avez-vous lu dans mon livre la partie intitulée « les anamorphoses du sexe »?
FS: Oui, c'est une des parties que j'ai le moins comprises, car je n'ai pas saisi où se trouvait l'anamorphose.. Il y a un stalactite dans un grotte de forme pénienne sur lequel on a peint en plus une femme, c'est cela?
CC: Non, c'est la femme elle-même qui a une forme phallique... Ce que j'ai découvert - mais cela avait été souvent noté de façon ponctuelle - c'est qu'il y a un travail systématique sur l’ambiguïté sexuelle des formes dans ces représentations paléolithiques. Beaucoup de ces statuettes proposent une double lecture : elle montrent à la fois une silhouette féminine et lorsqu’on déplace un peu le regard, celle d’un phallus en érection, parfois avec ses testicules …Il est facile d’en faire la démonstration iconique.
FS: Pour vous, c'est certain?
CC: Écoutez, ce dont je suis sûre, c'est que ces gens avaient un talent artistique extraordinaire, dont témoigne l’art animalier des grottes ornées. Ces représentations féminines semblent plus simples, voire schématiques, mais elles sont tout sauf simplistes ! À mon avis elles démontrent une remarquable finesse de réalisation à travers ces jeux de forme, ces « calembours formels », comme disait Leroi-Gourhan. Ces figurations sont beaucoup plus complexes qu’on pourrait le penser. Elles ne représentent pas seulement des grosses dames, elles suggèrent une interaction subtile entre masculin et féminin, une anamorphose qui doit être considérée selon plusieurs points de vue pour en capter le sens complet…
FS: Est-ce que l'on peut en conclure que, probablement, dans le psychisme paléolithique, il y avait la notion d'une dualité masculin/féminin?
CC: La notion de la dualité des sexes existe chez eux, de toute évidence. On trouve à la fois des représentations phalliques et celles de vulves - Leroi-Gourhan a bien montré comment la silhouette féminine et la vulve d’une part, le corps masculin et le phallus d’autre part, sont schématisés en quelques traits... mais ce que je désigne par le terme d'anamorphose montre qu'il y a autre chose que cette dualité, l’insistance sur une unité.... sur la rencontre, l’interpénétration, liée à la forme elle-même, qui ne se réduit pas à une évocation ou une mise en scène de l’acte sexuel. À mon avis, il y a là une dimension symbolique, voire mythique, très forte.
FS: Quant à savoir ce que ce symbole veut nous dire, à quoi il fait allusion...
CC: Ce n'est pas simple de le savoir. Cela veut dire au moins que la perception de la dualité et de l’unité du féminin et du masculin chez les Paléolithiques relevait d’une pensée sophistiquée, et revêtait probablement une valeur essentielle. Ce n'est pas du tout quelque chose de fruste, ni de primaire... Tout prouve que cela faisait l'objet de leur part d’une méditation profonde et d'une très grande attention.
FS: Dans votre livre vous soulignez – à mon avis, je vous l'avoue, à raison - que le dimorphisme sexuel sur lequel on se précipite avec des arguments d'une autre nature qu'archéologique ou ostéologique serait en quelque sorte une hypothèse qui n'a pas été vérifiée de façon suffisamment solide...
CC: Oui, en ce qui concerne le Paléolithique en tout cas, la reconnaissance de ce dimorphisme reste incertaine, soit à cause de la rareté du matériel osseux (certaines espèces ne sont représentées que par un crâne ou quelques fragments), soit parce que ce dimorphisme n’est pas évident. Certains chercheurs considèrent même que chez les Australopithèques, lorsqu'on note des différences de robustesse, il s'agit de deux espèces et non pas d'une dualité homme-femme. C’est dire qu’on sait très peu de choses sur cette question !
FS: Vous avez souligné et cela m'a fasciné qu’il est impossible de distinguer un outil de pierre taillé par un homme ou par une femme. Or ce point que vous soulevez est extrêmement important étant donné le rôle énorme que jouent en archéologie préhistorique les cultures matérielles, qui consistent pour la plus grande part en diverses industries lithiques. Il est aussi important si l'on relève qu'un grand nombre d'outils sont utilisés dans des activités que l'on a tendance par raisonnement, par préjugé ou par tradition, à attribuer aux femmes. Ainsi par exemple, si les femmes s’occupaient du travail des peaux, on les voit mal attendant le retour de leurs hommes pour avoir leurs outils !...
CC: Tout à fait d’accord. Grâce à l'expérimentation, on sait que la taille des outils de pierre est possible pour une femme : il faut moins de force que de l'adresse, de l’habileté, de l'intelligence... Ce dont les femmes n’ont jamais manqué, je pense !
FS: Pour autant, vous semblez assez acquise aux arguments d'Alain Testart (NdB : Alain Testart est un anthropologue social mort en 2014 ; son œuvre exerce une grande influence sur les archéologues), selon lequel il y aurait dans l'humanité une sorte de tabou, qui ferait que les femmes, en quelque sorte parce qu'elles perdent du sang, ne peuvent non plus le verser?
CC: Oui, Testart tenait beaucoup à l’idée qu’il existe des invariants culturels, des tabous en somme, qui limitent les activités des femmes. Il s'appuie sur des arguments ethnographiques pour dire que, s’il y a une distribution des rôles masculins et féminins, celle-ci n’est pas naturelle, mais profondément liée à des partages symboliques. C’est parce que les femmes perdent leur sang de manière cyclique, et qu’elles donnent la vie, que certaines activités qui comportent le risque de faire couler le sang leur sont interdites. Il considère qu’il y a là une sorte d’invariant culturel - dans chaque société cette impossibilité est prise en compte dans l'univers symbolique.
FS: L'association du sang avec la vie, avec l’appartenance familiale (noble, roturier...), avec la vitalité, avec les qualités morales... serait donc extrêmement ancienne dans l’humanité ?
CC: Certainement… L’utilisation massive de l’ocre, dès les Néandertaliens, semble témoigner de la présence d’une symbolique du sang. Mais il y a plusieurs sortes de sang. Il y a celui que les femmes perdent, qui est un sang dangereux, souvent qualifié d’impur... Il y a le sang de l’ennemi que l’on répand, et celui de l’animal que l’on blesse et que l’on ingère… il y a le sang de la vie...
FS: Vous parlez du sang de la vie. Or je fais observer que l'hérédité a été très longtemps comprise comme une affaire de sang jusqu'à pratiquement aujourd'hui...
CC: En effet, la symbolique du sang rencontre l’imaginaire de l’hérédité, de la transmission. Les anthropologues comme Françoise Héritier, Maurice Godelier, ont beaucoup écrit sur cet imaginaire de la circulation des fluides corporels, le lait, le sperme, le sang... Testart a repris cette thématique pour comprendre la singularité des tâches dévolues aux femmes, je trouve son hypothèse intéressante... même si elle me semble un peu trop systématique.
FS : D'accord. Est-ce à dire que, sauf pour les petits animaux peut-être, on peut exclure les femmes de l'activité de chasse?
CC: Cela a été discuté. Il y a des preuves ethno-archéologiques, chez les chasseurs cueilleurs actuels ou subactuels, de l'activité des femmes dans le cadre de la chasse, non pour tuer le gibier – mais pour le rabattre, le traquer,... Il arrive ainsi que les femmes soient plus mobiles que les hommes dans ces opérations. Il y a donc des nuances à apporter à cette exclusion des femmes de la chasse. Et puis il faut aussi noter que chez beaucoup de chasseurs-cueilleurs, l’essentiel des protéines du groupe ne sont pas apportées par la grande chasse héroïque, mais par des activités plus modestes, comme par exemple la chasse au filet, le ramassage des coquillages... Cela oblige à aborder de façon plus fine et diversifiée la question de la chasse dans les cultures paléolithiques – et néolithiques aussi, du reste...
FS: Dans le livre que j'ai fait avec Silvana Condemi pour dire où nous en sommes s'agissant des néandertaliens, j'ai fait précéder chaque chapitre de petites scènes imaginées. Or dans l'une des scènes, je représente une femme en train de participer à une grande chasse. C'est là une sorte de provocation pour dire, «et si chez les néandertaliens, les femmes chassaient?» Je suggère ainsi qu'une différence entre cette espèce là et sapiens aurait pu être notamment cela.
CC: Peut-être, mais je pense que l'on a exagéré l’importance de la chasse aux origines de l’humanité. Dans les années 1950 Sherwood Washburn, professeur d’anthropologie à l’université de Chicago, proposait d’expliquer tous les acquis spécifiquement humains par la chasse. Pour chasser, il faut fabriquer des outils, il faut développer la ruse, l’intelligence, la sociabilité, l’échange et le partage. Au retour de la chasse, les hommes échangent la viande contre les faveurs sexuelles des femmes... Tel est le modèle, Man the hunter, qui a régné au milieu du 20e siècle. « L'Homme chasseur », c'était bien entendu le mâle chasseur, celui qui nous fait entrer triomphalement dans l’humanité. Et c'est précisément contre ce modèle que se sont insurgées les anthropologues femmes qui commençaient alors à accéder aux carrières universitaires. Pourquoi serait-ce la chasse qui signerait toutes les avancées de l'humanité ? Pourquoi ne pas mettre en avant d’autres activités traditionnellement menées par les femmes, comme la cueillette ? Pour les Américaines des années 1970, au moment du boom du féminisme radical, c’est donc cette femme collectrice, Woman the gatherer, qui aurait le mieux contribué à l'humanisation de notre genre, de notre famille même...
FS: à ce propos, je voudrais apporter un raisonnement, que vous allez sans doute ressentir comme typique d'un garçon! Pourquoi la chasse n'a-t-elle pu que jouer un rôle important dans l'évolution de l'humanité? Selon moi, la chasse est une forme de combat ou de guerre. Les conditions qui y règnent sont extrêmes et les conditions extrêmes induisent des sélections extrêmes et les sélections extrêmes induisent des courses aux armements et donc des progrès techniques plus rapides...
Je suis déjà venu vers vous il y a quelque années pour vous faire part de ma conviction, purement intuitive, que les femmes sont les êtres humains qui, tout naturellement, ont été en situation d'inventer l'agriculture, parce qu'elles étaient probablement en tant que cueilleuse – et la motricité fine des femmes réputée supérieure à celle des hommes suggère fortement une sélection par cette activité – les meilleures observatrices et connaisseuses des végétaux.
CC: Pour répondre à votre première remarque, il ne faut pas, je crois considérer la chasse exclusivement comme la « grande » chasse au gros gibier, aux bêtes féroces. Il en existe de multiples formes, plus ou moins héroïques, plus ou moins dangereuses…
Quant à l’invention de l’agriculture, c’est une hypothèse intéressante, et pertinente à mon avis. Le plus souvent chargées de la cueillette, les femmes acquièrent la connaissance des plantes, des semences, des sols fertiles. Au moment où le groupe devient plus sédentaire (c’est arrivé plusieurs fois, même au cours du Paléolithique) elle essayent de faire germer les semences, elles jardinent…
Il y a aussi tout le travail des fibres, filage, tissage, fabrication de cordes et de paniers, auxquels les femmes ont pu s’adonner. On a récemment trouvé en Moravie des traces de fibres tissées, de paniers, de filets, empreintes dans l’argile molle puis solidifiée, datant d’il y a plus de 22 000 ans.
Ces raisonnements peuvent aussi s’appuyer sur des relevés ethnographiques. Pour manier ce genre de preuves, il faut être prudent : mais la comparaison ethnographique n'est pas un outil négligeable.
FS: C'est l'un des rares outils puissants qui pourrait permettre de représenter le passé de façon complète. Toutefois, il faut réaliser sa faiblesse: tandis que temps passé est horizontal et long, l'ethnographie est verticale : ses enseignements ont été obtenus pendant seulement une courte période historique et subhistorique, et nous ne pouvons savoir s'ils peuvent être projetés dans le passé...
CC: Oui, cette démarche a été fortement discutée ! Elle est pernicieuse si elle tente, comme au XIXe siècle, d’assimiler des populations actuelles aux «primitifs » de la préhistoire. Mais lorsqu’on cherche à connaître le mode de vie des groupes préhistoriques nomades chasseurs-cueilleurs vivant dans des environnements tropicaux ou glaciaires – on peut tirer beaucoup d’enseignements de la comparaison avec des chasseurs cueilleurs actuels ou subactuels vivant dans des conditions comparables. J’appuierai ceci par un exemple: les Yamana de Patagonie ont disparu, mais il reste non seulement les témoignages ethnographiques du siècle dernier et du siècle précédent, mais aussi leurs vestiges archéologiques. Il est donc possible de confronter l'interprétation archéologique au témoignage ethnographique. Les ethnologues avaient par exemple fait des remarques très fines sur leur vocabulaire. Chez les Yamana, les femmes pourvoyaient largement à l’apport en protéïnes en ramassant des coquillages sur le rivage. Or le mot Yamana pour décrire ce ramassage était «la cueillette», une activité subalterne par rapport à celle des grands chasseurs... Ainsi, bien que l’activité des femmes yamanas fût essentielle à la subsistance du groupe, les hommes ne se gênaient pas pour dévaloriser leur travail. Cela suggère que dans ces sociétés « égalitaires » de chasseurs cueilleurs, lorsque les femmes se livrent à des activités importantes ou utiles au groupe, il n’en existe pas moins des procédures de dévalorisation du féminin...
FS: Cela suggère que le désavantage, l'injustice se traduisant par un manque de reconnaissance de l'importance de leurs rôles, dont ont été victimes les femmes et dont elles sont toujours victimes aujourd'hui sur une grande échelle sur notre planète, aurait des origines très anciennes?
CC: Sans aucun doute. Des ethnologues – tels que Lévi-Strauss et Françoise Héritier – maintiennent l'idée qu' il y a toujours eu une hiérarchie entre les hommes et les femmes. On est loin de l’idée d’un matriarcat primitif, d’un pouvoir féminin dans le passé qu'il faudrait retrouver. Je pense que cela, c'est de la mythologie. À mon avis la domination masculine existe depuis la très lointaine préhistoire.
FS: Votre raisonnement est en fait très simple. En moyenne, les hommes disposent d'un pouvoir physique plus grand. Tout pouvoir corrompt et tout pouvoir absolu corrompt absolument. Les hommes auraient été en position de pouvoir. Ils s'en seraient servi.
CC: Cela rejoint les propos de Darwin. Dans La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, il dit qu'aux origines de l’humanité, comme dans la plupart des espèces sexuées, c'était sans doute les femmes qui choisissaient leur partenaire. Mais à force de choisir des hommes forts et protecteurs, ce sont des hommes en moyenne plus forts et plus lourds qui ont été sélectionnés dans les lignées humaines. Et ceux-ci se sont appropriés le pouvoir de choisir les femmes les plus à leurs goûts, ce qui a introduit une nouvelle forme de sélection (celle de la beauté féminine, par exemple). C'est cette hiérarchie qui structure l'humanité depuis très longtemps, même si on trouve au Paléolithique et aussi au Néolithique de périodes où semble régner une certaine égalité entre hommes et femmes quand à l’accès aux ressources, voire même où les femmes avaient une conditions plus favorables et un statut social élevé.
FS: Après tout, parmi les quelque 10000 sociétés humaines qui ont été identifiées, il y en aurait 5% de matriarcales, où les femmes ont le pouvoir.
CC: d'après les ethnologues, le matriarcat n'a jamais vraiment existé sous la forme à laquelle on pense : tout le pouvoir politique et social aux mains des femmes. Il existe des groupes sociaux où certains pouvoirs sont attribués aux femmes. On a par exemple relevé un pouvoir féminin important chez les Indiens d’Amérique, avec les fameuses matrones iroquoises. Toutefois, le matriarcat n’est nulle part réalisé pleinement. Dans certaines cultures paléolithiques et néolithiques les femmes semblent avoir un statut social important : on a parlé des sépultures du gravettien italien, qui révèlent un traitement particulièrement favorable des femmes. Certaines communautés néolithiques révèlent la présence de femmes importantes, avec les fameuses sépultures princières de la fin de l'âge du Bronze et du début de l'âge du Fer (je pense à la fameuse sépulture de la « Princesse de Vix » notamment). Mais, face à cela, on trouve aussi à toutes les époques des traces attestant de violences à l'égard des femmes.
FS: Par exemple dans le cadre du phénomène d'accompagnement dans la mort. ce sont souvent des femmes qui ont été mises à mort pour accompagner un défunt masculin, phénomène néolithique massif. Si cela se passait comme cela au Néolithique et si on va jusqu'au Vikings en passant par les Scythes chez qui ce genre de pratique était communes, on peut se dire que dans un état de l'humanité néolithique, les femmes sont très largement opprimées.
CC: Oui, la condition des femmes s'est certainement dégradée au Néolithique.
FS: Donc vous pensez que les femmes au Paléolithique étaient dans une situation de pouvoir préférable par rapport à ce qui sera le cas plus tard?
CC: Soyons prudent: le Paléolithique est une très longue période très obscure, très énigmatique. Il y a des tas de choses que nous ignorons. Malgré cela, je crois que du fait même du mode de vie et de subsistance, du fait que l'on vivait en petits groupes nomades, du fait de la nécessité de l’entraide, le rôle des femmes devait être presque égal à celui des hommes, au moins dans les cultures du Paléolithique moyen et supérieur. Cela ne signifie pas forcément que les femmes étaient totalement reconnues et valorisées....
FS: Mais en tout cas, vous pensez que les femmes paléolithiques avaient plus de pouvoir ? Par le fait qu'elles vivaient dans un groupe ou chacun avait intérêt à avoir des relations avec chacun, par le fait qu'elles jouaient des rôles indispensables dans ce groupe, par le fait qu'elles apportaient probablement la plus grande partie de la subsistance, même s'il s'agissait de calories moins efficaces que celles de la viande, et par le fait qu'elles étaient moins chargées d'enfants ?
CC: Elles avaient sans doute un meilleur accès au ressources, et probablement plus de liberté que plus tard au Néolithique, où elles étaient attachées à la terre, à la maison, et où la possession d’une famille avec de nombreux enfants était souhaitée, pour travailler et posséder la terre : à ce moment, la démographie explose, mais la condition féminine devient sans doute beaucoup plus difficile, plus bornée.
FS: En ce sens, nous serions en train, sur le plan social, de sortir lentement du Néolithique et de retourner , en tout cas pour les sociétés occidentales, à cette situation paléolithique où la femme apporte à la société – j'ai, par exemple, lu une statistique comme quoi plus de la moitié du PNB américain est féminin – et échange avec la société de quoi vivre, et dans lequel les femmes pourraient à nouveau avoir davantage de libertés?
CC: Si vous voulez… mais nous sommes aussi dans un monde où la démographie augmente de façon galopante ; où beaucoup de femmes sont encore opprimées, enfermées, maltraitées... Alors, qu'il y ait effectivement dans certains pays des luttes des femmes pour obtenir cette émancipation, cette liberté... qu'il y ait eu aussi une forte prise de conscience par rapport à la reproduction, que les femmes aient acquis les moyens d'espacer les naissances, de n’avoir que des grossesses désirées... Je ne sais pas si c’est un retour au fonctionnement paléolithique, mais c'est la condition d’une transformation profonde de nos modes d'existence et des relations entre les hommes et les femmes. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que cela n’est vrai que dans certaines régions du monde, que cette liberté reste fragile, et qu’elle est toujours à reconquérir...
Commentaire du blogueur: ne nous voilons pas la face! À l'échelle de la planète, les femmes sont encore massivement opprimées par les hommes ; et du reste, de nombreux hommes sont aussi très largement opprimés par d'autres hommes, ceux qui ont le plus avantage au maintien de systèmes sociaux sexistes.