La fronde privée de Fenestela le frondeur
En guise d'œufs de Pâques, les archéologues du service d'archéologie de Westphalie viennent de découvrir 81 balles de fronde abandonnées dans un camp romain à Haltern am See en Westphalie (Allemagne) (voir l'article de Pour la Science sur cette découverte).
Qui les abandonnées et pourquoi? Nous ne le saurons jamais, mais je l'ai imaginé : selon moi, c'est le soldat Fenestela, qui, il y a plus de 2000 ans, a jeté son sac de munitions de frondes après la bataille de la Forêt de la Teutoburg.

Fenestela en action! (une scène de la colonne de Trajan montrant un frondeur, qui, comme ses camarades, regarde l'ennemi arriver, et attend qu'il soit à distance pour lui expédier un projectile en tir tendu).
Voici pourquoi:
Fenestela veut dire «petite fenêtre», ou plus exactement «meurtrière». Comme le soldat Fenestela n'a pas son pareil pour décourager d'une balle de fronde un archer qui pointe sa flèche à une meurtrière, ses camarades l'ont surnommé «meurtrière». Fenestela s'est souvent distingué au combat grâce à sa fronde. Il s'entraîne lui-même à tirer et conseille ses camarades. Bon pied, bon œil, bon bras, Fesnestela a tout ce qu'il faut pour être un bon frondeur, et il s'est souvent servi de ce talent pour aider sa cohorte à survivre. C'est pourquoi, même si ses camarades pratiquent aussi l'art de la fronde, tous lui vouent une grande reconnaissance. Aujourd'hui, la fronde du légionnaire romain peut paraître un détail, mais c'est seulement parce que l'on a oublié à quel point l'art de la fronde était intensément cultivé au sein de la légion. En fait, les officiers y tenaient beaucoup, car dans l'infanterie, la petite artillerie portative – aujourd'hui encore –, souvent, fait souvent la différence entre succès et échec. C'est pourquoi, les officiers romains veillaient à ce que les légionnaires s'entraînent à la fronde :
Malgré leurs armures, les soldats sont souvent plus gênés par les balles rondes des frondes, qu’ils ne le sont par toutes les flèches des ennemis. Les pierres tuent sans mutiler le corps ni verser le sang. Il est bien connu que les Anciens employaient des frondeurs dans toutes leurs batailles. Il y a toutes les raisons d’instruire les troupes dans l’art de la fronde, et cela sans exception puisque la fronde ne peut être considérée comme encombrante, tout en étant très souvent de la plus grande utilité, spécialement quand la troupe est engagée dans un endroit pierreux, ou employée pour défendre une colline ou une éminence ou encore pour repousser un ennemi attaquant une forteresse ou une ville.
écrivait, par exemple vers le début du IVe siècle dans son ouvrage De re militari («La chose militaire») ce grand connaisseur de l'armée romaine, que fut Publius Flavius Vegetius Renatus, plus connu en France sous le nom de Végèce.
De fait, Marcus, le centurion de la quatrième cohorte de la XIXe légion, dont fait partie Fenestela, est intraitable sur l'entraînement à la fronde. Chaque légionnaire doit prouver qu'il est capable de toucher un fagot à 50 pas, et c'est Fenestela qui dirige les séances de tir... Des frondes, Fenestela en a toujours trois sur lui, plus un fustibale, c'est-à-dire une fronde attachée au bout d'un bâton. Fenestela se sert de son fustibale quand il souhaite expédier des pierres le plus loin possible. À courte distance, en revanche, c'est avec sa petite fronde qu'il est redoutablement précis. Fenestela tresse lui-même ses frondes en crin ou en corde de lin, et nombre des légionnaires de sa cohorte lui ont demandé de faire la leur, de sorte qu'autour de lui, toute une culture spécifique de la fronde s'est développée... Et puis, même si avec un glaive à la main et un bouclier au bras, Fenestela, comme tout légionnaire romain est solide, Marcus, préfère l'avoir toujours légèrement en retrait du premier rang et prêt à tirer. Tant de fois, le gland qu'il a expédié au visage d'un assaillant, a affaibli l'assaut. Que le principal assaillant soit grand ou bien cuirassé, peu importe! Le barbare, quand il se prend en pleine poire le gland que Fenestela lui envoie avec une vitesse de quelque 30 mètres par seconde, il ne voit plus rien, et alors, un bon jet de pilum... Et une fois que le plus fort est mort ou blessé, les autres, comme par magie, perdent leur courage... tout au contraire des camarades de Fenestela, qui peuvent alors se risquer à sortir brièvement du rang pour attaquer un guerrier manifestement désorienté.
Le gland?
C'est ainsi que les légionnaires romains nomment les punitions de plombs qu'ils préparent. Ces projectiles portent en général le nom du général menant l'armée. Parfois, on y inscrit des dédicaces à l'ennemi, comme par exemple «pour toi!», «Prends-toi çà ! », ou encore… des injures. Les glands de plomb sont lourds, et les légionnaires n'apprécient pas d'avoir à en porter des kilos en plus de tout leur attirail, mais une fois qu'on est engagé, on est si content de les avoir... En forme de grosses olives, les glands de fronde, du moins ceux que l'on a retrouvés à Aliso (Haltern) pèsent une soixantaine de grammes. Les expériences montrent qu’un frondeur pouvait expédier sa balle de plomb de 60 grammes à quelque 120-140 mètres ; s’agissant du tir de précision, à 10 mètres, elles révèlent que les balles sont capables de percer une plaque de contreplaqué de 5 millimètres d’épaisseur… La portée étant en rapport avec le volume de la balle, on comprend l’usage du plomb (masse volumique de 11,35 grammes/centimètre cube contre moins de 3 grammes par centimètre cube pour la pierre), qui même s’il était coûteux, était idéalement adapté à la fois au tir balistique et au tir tendu de précision.
Là, Fenestela est à Aliso, c'est-à-dire à Haltern, dans l'un des camps sur le point d'être abandonné, et il est épuisé. Ce qui reste de la cohorte est sur le départ, de sorte qu'en plus de ses 30 kilogrammes ou plus d'équipement légionnaire, il doit se coltiner un sac de 100 glands, soit six kilogrammes de plus. Cela, alors qu'on est sur la retraite et qu'il est plus qu'épuisé… Cela fait en fait quatre ans que Fenestela pourrait arrêter, mais il n'a pu encore quitter la troupe : on lui a sans cesse demandé de rempiler pour un an, tant Marcus, son centurion, craignait de manquer de soldats expérimentés. Maintenant, il est là Marcus à harasser les 150 soldats restants de sa cohorte, tous à moitié morts après 10 jours de fuites à travers les forêts de Germanie. Mais, malgré cela, il exige qu'ils se préparent, se chargent le plus possible de matériel et repartent. Il ne reste que 150 légionnaires de la quatrième cohorte de la XIXe légion et presque rien des neuf autres. Et en plus de la XIXe légion, deux autres légions ont été plus ou moins anéanties par les hommes d'Arminius dans la forêt de la Teutoburg, il y a deux jours. On ne sait combien il y a de prisonniers, et les Germains ne vont pas tarder, de sorte qu'il faut foutre le camp!
Cela désespère Fenestela. Non seulement, la légion abandonne ce magnifique cantonnement, mais tous ceux de la Lupia (la Lippe) vont être abandonnés simultanément, alors que l'on commençait seulement à être enfin bien installés... Bref, c'est la fin de la Germania superior...

La province romaine de Germanie, avec l'emplacement des garnisons romaines. La retraite de Varus ainsi que l'emplacement du camp de Haltern sont marqués en rouge (Crédit : Cristiano62 et F. Savatier).
Après avoir défini la province de Germanie, les Romains avaient en effet entrepris de la pacifier, exactement comme ils ont pacifié les Gaules après le tournant d'Alésia. Pour cela, ils ont non seulement installé des colonies et des légions le long du Rhin, mais aussi le long de la Lupia. Quoique relativement modeste, cet affluent du Rhin long de quelque 200 kilomètres, avaient en effet l'avantage de pouvoir être rendu navigable. Ces maîtres de la logistique qu'étaient les Romains pouvaient ainsi disposer d'un dispositif militaire s'avançant profondément en Germanie vers les régions encore vierges de romanisation; la présence massive des légionnaires était inquiétante pour les peuples barbares. Elle les poussaient à se calmer, et, surtout, les décourageait de lancer des raids dans la Germania inferior (Belgique), qui pour sa part était déjà très romanisée.
Toutefois, il y eut la bataille de la forêt de la Teutoburg. Varus était parti en expédition avec trois légions et des troupes auxiliaires – en tout de l'ordre de 24000 hommes – pour pacifier le Nord de la Germanie. Poussé à rentrer par Arminius, il vit ce chef allié et les troupes auxiliaires germaines à ses ordre le quitter un jour, sous prétexte d'aller rallier d'autres Germains. Arminius fit traitreusement tomber l'armée de Varus dans une première embuscade, en un endroit soigneusement choisi afin que les légions ne puissent y manœuvrer. Amoindries par ce premier choc, les légions poursuivirent leur progression en plaine, mais durent à nouveau s'engager dans un endroit resserré : un passage de 200 mètres de large coincé entre une colline forestière et un marais. Or c'est là que les Germains d'Arminius les attendaient à nouveau. Ils avaient construit nombre d'ouvrages destinés à piéger et confiner les troupes romaines, et attendaient la colonne romaine dissimulés. Cette fois, le massacre fut quasi total, car seulement quelques centaines d'hommes sur les 24000 de Varus s'en tirèrent. Les autres furent tués au combat ou réduits en esclavage. Varus lui-même se suicida en se jetant sur son glaive...
Lors de la deuxième embuscade, Fesnestrela se trouvait avec la quatrième cohorte de la XIXe légion à l'avant du convoi. La quatrième cohorte s'était parfaitement tenue lors de la première embuscade, raison pour laquelle on l'avait placé en avant. De nouveau, elle résista très bien aux Germains. Certes, ils attaquaient sans cesse, mais leur armement léger (des lances) les obligeaient à reculer devant les légionnaires dès que le combat s'intensifiait . En plus, à plusieurs reprises, la balle de fronde de Fesnestela aveugla tel ou tel braillard, de sorte que ses camarades, aidés par la désorganisation momentanée de l'attaque, purent s'avancer pour faire des exemples décourageants. À la fin, les Germains n'attaquaient pratiquement plus, se contentant de jeter des pierres. Ignorant le massacre du reste de la colonne, le centurion Marcus voulut attendre qu'on les rejoigne, mais il devint de plus en plus clair que personne n'arriverait... À la fin, après s'être assuré que toutes les provisions de bouche disponibles dans les bagages individuels seraient emportées, il entraîna toute sa cohorte sur le chemin. Pendant les quatre premières heures, elle eut la paix; ensuite ce ne fut qu'attaque de cavaliers, flèches sortant des bois, etc. Impossible de porter les blessés ne pouvant marcher, qu'il fallut abandonner à l'ennemi... Au bout de deux jours, Marcus leur fit abandonner cuirasses, côtes de maille, casques, pour ne garder que les frondes, les glaives et les boucliers et il commença à cacher sa cohorte dans des forêts profondes la nuit avec instruction de ne faire aucun bruit! C'est ainsi, qu'au bout de dix jours de marche, avec très peu à manger, il réussit à ramener 150 hommes à Aliso:
Le camp n'était plus gardé que par quelques centaines de légionnaires, qui nourrirent et soignèrent leurs camarades épuisés. Fenestela, lui, s'en était tiré sans blessure grave. Marcus et les autres centurions décidèrent alors d'évacuer le plus vite possible, même si cela signifiait abandonner un matériel énorme, notamment toute l'artillerie que Varus n'avait pas emmené dans les forêts germaines (quelques siècles plus tard, la décision inverse sauva une autre armée romaine). Et maintenant, Fenestrela est là, et il est écœuré. On part! On fout le camp! On quitte ce cantonnement magnifique! Il est si dégoûté, qu'il jette rageusement au loin son assiette sigillée, celle dans laquelle il adore manger...

Cette fruste assiette sigillée pourrait être celle de Fenestela. De fait, une assiette cassée sur laquelle le nom Fenestela a été inscrit par son propriétaire a bien été retrouvée à camp de Haltern. Fenestela y a donc bien vécu. A-t-il jeté volontairement son assiette?
Et puis, hors de question de porter encore 100 glands de fronde. Après avoir couru 10 jours et nuits dans la forêt, il sait bien que c'est à nouveau un tel combat qui les attend s'il retombent dans une embuscade. Or dans un tel affrontement, il est rare que pouvoir tirer à la fronde. Les traits ennemis venaient de la forêt et l'ennemi ne devenait visible que quand il se sentait assez nombreux. Étant donné la rapidité de la fuite du groupe de Marcus, il n'a jamais eu à tirer. Alors transporter encore 100 glands, alors qu'il est si chargé, Fenestela n'en a pas envie! Il ne devrait pas être là de toute façon... Alors, il sélectionne une vingtaine de balles et les enfouit dans ses poches. Cela suffira en cas d'attaque et après il y aura aussi les pierres s'il le faut, ou plutôt si nous sommes encore vivants, pense-t-il. Puis, sous prétexte d’aller pisser dans la rigole, le vieux soldat y jette discrètement le sac de cuir plein du reste des glands. Lui le presque vétéran vient de se rebeller contre la discipline légionnaire. Cette fronde pourrait lui valoir les pires ennuis et le priver des avantages bien mérités du démobilisé... Jamais il n'aurait pensé qu'il se permettrait une telle fronde! Toutefois, il l'a réellement fait, puisque quelque 2000 ans plus tard à la Pâques 2015, l'équipe de Bettina Tremmel du Service d'archéologie de Westphalie découvrira un tas groupé de 81 glands sans plus aucune odeur d'urine :

Les balles de frondes retrouvées par les archéologues allemands. Fenestela les a-t-il abandonnées? (crédit: LWL/Burgemeister)
La chose n'aurait pas dû se produire, car rien n'échappait au centurion de la quatrième cohorte. En effet, alors que Fenestela, après s'être débarrassé de son sac de balles, était en train d'intégrer la colonne sur le départ, Marcus vint vers lui, le regard encore plus intense, que celui qu'il avait toujours:
-Où est ton sac de munition? demande-t-il abruptement.
-...
Fenestela savait bien qu'il fallait ne pas répondre à Marcus, un sorte d'ami certes, mais aussi un officier violent, qui pouvait devenir terrible quand il était indigné par un légionnaire indiscipliné, et cela d'autant plus qu'il avait quasiment droit de vie et de mort sur ses hommes… Marcus regarda Fenestela, qui tout en ayant du mal à soutenir son regard, laissa passer deux longues secondes avant de saisir dans sa poche deux balles parmi la vingtaine qu'il y avait placées et les montrer. Puis il dit:
-J'en ai assez, si nous sommes attaqués.
Un éclair de compréhension passa dans les yeux de Marcus, et Fenestela y lut aussi la même fatigue énorme que celle qu'il ressentait. Marcus comprenait sa décision, et savait aussi qu'il fallait que Fenestela ait la force de tirer. Étonné, Fenestela le vit fouiller dans sa poche pour en tirer une richesse incroyable : la moitié d'un pain militaire. Et il lui en donna un bout!
-Sois prêt si nous sommes attaqués, dit-il avant de filer inspecter la queue de colonne.
Ils ne furent pas attaqués. Une fois à Vetera sur les bords du Rhin, la quatrième cohorte, ou plutôt ce qu'il en restait fut embarquée pour Mogontiacum (Aujourd'hui Mayence). Là, tandis que les camarades de Fenestela étaient intégrés à l'une des deux légions stationnées à Mogontiacum, Fenestela fut libéré. Le jour où il prit la route avec une bande de cavaliers rejoignant Augusta Raurica (aujourd'hui Augst), ville à partir de laquelle il comptait rejoindre l'Italie avant de passer dans le Sud des Gaules, Marcus vint le voir, et lui remit un gland de fronde marqué du nom de Labienus, qu'il avait découverte dans de vieux stocks de plomb destiné à être refondus. Tous les deux avaient commencé leur service quelque 30 ans auparavant, à une époque où les qualités militaires du principal lieutenant de César pendant la guerre des Gaules étaient encore célèbres parmi les légionnaires. Lui donner un tel souvenir, c'était lui dire qu'il avait la valeur des soldats de Labienus. Pour Fenestela, ému, Marcus le remerciait par là pour tout ce qu'il avait fait avec sa fronde. Il ne sut que répondre, et se contenta d'acquiescer de la tête, puis, une fois en selle, de brandir sa fronde en l'air en regardant Marcus, qui répondit d'un salut.
La tombe de Fenestela a été retrouvée à Forum Julii (Fréjus), où cet extraordinaire vétéran est venu s'installer. Qui sait, peut-être qu'une balle de fronde marquée «T LABI», comme celle que remit Marcus à Fenestela y traine quelque part?

Un exemple de balle de fronde marquée «T. Labi» retrouvée sur le champ de Bataille d'Alésia (Alise Sainte reine en Bourgogne).