La nécropole étrusco-romaine d’Aléria-Lamajone

L'emprise de la fouille Inrap de 2019 sur la nécropole d'Aléria-Lamajone représente à peu près un hectare. (C: Inrap)
Sous la direction de Laurent Vidal et de Catherine Rigeade, une équipe d’archéologues de l’Inrap est actuellement en train de fouiller en Corse une structure funéraire souterraine étrusque. Cette tombe à chambre et à dromos (couloir) achève de démontrer l’intérêt exceptionnel de la nécropole d’Aléria-Lamajone.
La Corse d'Alalia, une possession de Populonia, elle-même fondée par les Corses?
Située en avant de la côte étrusque, en pleine mer tyrrhénienne (la «mer étrusque» en grec), la Corse constituait un avant-poste naturel pour la thallassocratie étrusque. Toutefois, dans la première moitié du VIe siècle avant notre ère (vers 565 estime-t-on), les Grecs phocéens y fondent une première Aléria : Alalia (on ne qu’être frappé par la consonance avec Massalia, fondée par les mêmes vers 600, qui suggère que le radical «alia» signifierait quelque chose comme «port sur la mer»). Vite prospère, le comptoir attire sans doute de premiers Étrusques et Carthaginois, mais leur rivalité avec les Phocéens entraine non loin de la ville une grande bataille navale (vers 540) remportée par une coalition étrusco-carthaginoise.

Les 12 cités étrusques, leur territoire d'influence et Alalia. La facilité du passage entre la Corse et l'île d'Elbe suggère fortement que deux cités étrusques ont vraisemblablement investi les terres corses et Alalia : Populonia et Vetulonia. (C:
)Après cela, on pense que les Puniques investissent plutôt le sud de la Corse proche de la Sardaigne (où ils sont déjà bien implantés), tandis que les Étrusques (la fondation mythique de Populonia par des Corses et la facilité du passage maritime depuis l'île d'Elbe (seulement 50 kilomètres) suggère qu'il s'est agi davantage des Étrusques de Populonia et/ou de Vetulonia) dominent le nord oriental, à commencer par Alalia, qui devient et reste la capitale antique de l’île.
Le territoire d'Aléria, idéal d'un point de vue de thalassocratique

Le territoire d'Aléria ne pouvait que convenir à des navigateurs de l'Antiquité : il comprend plusieurs ports naturels constitués par les étangs Del Sale, Diana et Urbino (au fond l'étang de Diane), un petit fleuve, le Tavignano fertilisant les terres et facilitant la pénétration vers l'intérieur de l'île et trois buttes – celle d'Aléria, de Casabianda et de Macellone – (au premier plan celle de Casabianda) constituant des points de surveillance de la mer Tyrrhénienne idéaux pour y installer des habitats facilitant la défense. (C: CRDP de Corse)
Il faut dire que l’endroit est idéal du point de vue d’un marchand étrusque : plusieurs collines d’une cinquantaine de mètres de haut sont en retrait de plusieurs étangs salés pouvant servir de ports naturels, le tout situé à proximité de l’embouchure d’un petit fleuve côtier promettant des terres plus fertiles qu’ailleurs et une pénétration facilitée dans l’île ; à l’origine d’une métallurgie locale plurimillénaire, des gisements de plomb et de cuivre situés dans l’arrière-pays n'ont pu qu'intéresser aussi les métallurgistes étrusques, si réputés.
Deux nécropoles étrusco-romaines fouillées à Aléria
Toutefois sous la pression grecque puis romaine, l’Étrurie décline progressivement à partir du IVe siècle, ce qui aboutit à la prise d’Alalia et de la Corse par Rome en 259 avant notre ère. C’est de ce pan étrusco-romain de l’histoire corse que témoigne la nécropole d’Aléria-Lamajone que fouille préventivement l’équipe de Laurent Vidal le long d’une ancienne route reliant la cité antique à la lagune. L’emprise de la fouille – environ un hectare – ne représente qu’une petite partie de la nécropole qui s’étendait jusqu’à la cité antique située à quelques centaines de mètres.
Toutefois, Aléria-Lamajone est loin d’être le seul héritage funéraire antique d’Alalia, puisque dans les années 1960, Jean et Laurence Jehasse ont fouillé près du fort de Casabianda 73 tombes et 131 dépôts funéraires d’époque étrusque et 11 de tombes d’époque romaine, dont les âges s’étagent entre 475 et 150 avant notre ère !

La tombe 122A fouillée par Laurence et Jean Jehasse est une «Vaste tombe à chambre et dromos, à trois banquettes, fermée par une porte de briques crues». (C: Laurence et Jean Jehasse)
Or cette nécropole comprenait nombre de tombes à chambre et à dromos (couloir), des tombes aristocratiques étrusques du même type que celle que Laurent Vidal et son équipe fouillent dans la nécropole d’Aléria-Lamajone (voir ci-dessus, le cas de la tombe 122A fouillée par Jean et Laurence Jehasse).
Un échantillon de la population antique d'Alalia
Pour les archéologues, la découverte de cette nouvelle tombe aristocratique étrusque dans la nécropole d’Aléria-Lamajone est d’autant plus une surprise, qu’elle est pratiquement enfouie à deux mètres de profondeur sous nombre de tombes d’époque romaine bien plus tardives que celles de la nécropole de d’Aléria-Casabianda. Toutes les sépultures surprennent de par leur très bon état de conservation, manifestement dû à l’alcalinité des sédiments néogènes (23,03 à 5,3 millions d'années) ou quaternaires (des derniers 10000 ans) qui constituent les rivages orientaux de la Corse. La présence de squelettes dans de nombreuses tombes est une aubaine pour les anthropologues, qui, fait inédit en Corse, vont pouvoir étudier un échantillon de population. La présence du paludisme, qui, au XVIe siècle, chassa vers la montagne les derniers habitants médiévaux d’Aléria, pourra-t-elle être attestée ? Si oui, ce serait une information historique d’importance, car, pour le moment, l'idée reçue qui domine est que la plaine orientale était exempte de paludisme pendant l'Antiquité.

Individu inhumé en fosse présentant une monnaie posée près de la bouche. Cette obole est destinée à payer Charon qui, dans la mythologie grecque, faisait traverser le Styx, fleuve séparant les Enfers du monde des vivants. (C:Roland Haurillon, Inrap)
Des pratiques funéraires diverses
Quoi qu’il en soit, les mêmes pratiques funéraires que dans la nécropole d’Aléria-Casabianda sont représentées : inhumations en fosse, en coffrage maçonnés, en coffrage de bois cloués, incinérations et tombe à chambre et dronos, etc. Les défunts portent souvent dans leur bouche une monnaie, que l’on interprète comme un prix de passage vers l’au-delà (obole à Charon, du nom du passeur faisant traverser le Styx, le fleuve séparant le monde des enfers).

Quelques uns des objets d'époque romaines découverts par les archéologues : en haut, de gauche à droite, une petite bague d'enfant à décor de palmette, un double anneau retrouvé passé sur le majeur et l'annulaire d'un immature, boucle d'oreille en or (sa jumelle a aussi été découverte), petite pendeloque en forme de phallus retrouvée dans la tombe d'un enfant ; en bas de gauche à droite, autre boucle d'oreille en or faisant partie d'une paire, doigt en bronze d'une statue de taille naturelle retrouvée dans le niveau de la voie antique, petit balsamaire en forme de date séchée, petit balsamaire en verre moulé céphalomorphe. (C: Inrap, Laurent Haurillon et Pierre Druelle)
Les quelque 200 objets constituant le mobilier funéraire romain comprennent notamment une centaine de vases complets datés entre le IIIe avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère. Ainsi, cette petite bague à motif de palme, ces deux anneaux reliés par un troisième portés sur le majeur et l’annulaire ou encore ces magnifiques boucles d’oreilles manifestement portées par une défunte lorsqu’elle fut couchée dans sa dernière demeure (voir ci-dessus), tous datant des premiers siècles de notre ère. Les objets précieux donnés en accompagnement aux chers défunts étaient parfois déposés dans des contenants, ce qu’illustre par exemple ce délicat balsamaire (flacon de parfum) à l’étonnante forme de date séchée retrouvé entouré des agrafes de bronze du coffret qui le contenait (voir ci-dessus). Tout aussi touchants sont ce jeune enterré avec ses osselets ou encore cet enfant couché dans sa tombe portant encore l’amulette en forme de pénis – d’un type très commun chez les Romains – (voir ci-dessus) que ses parents lui avaient fait porter pour le protéger du mauvais sort…

Cet anneau sigillaire en or, c'est-à-dire cette bague servant de sceau représente un visage féminin, possiblement une Aphrodite, dont le style fait penser à des bagues similaires provenant de Grèce et datant du IVe siècle avant notre ère. (C: Roland Haurillon, Inrap)
L’une des tombes étrusques de la nécropole d’Aléria-Lamajone a livré un magnifique anneau sigillaire de provenance grecque datant du IVe siècle avant notre ère. Sa gravure sur pierre fine constitue probablement une représentation d’Aphrodite.
Une tombe étrusque à chambre et à dronos
Pour autant, c’est la tombe à chambre et à dronos que les archéologues ont découvert sous l’enchevêtrement des autres sépultures qui les intéresse le plus, puisqu’aucune découverte similaire n’a été faite depuis les fouilles Jehasse, ce qui ouvre la possibilité d’une fouille complète avec l’aide des méthodes poussées d’aujourd’hui. La structure funéraire est constituée d’une volée de marche donnant accès au bout d’un couloir de six mètres de long à un caveau, que les archéologues ont trouvé obturé par un amas d’argile, de tessons, de cailloux et de charbons. Il semble que le contenu du caveau soit resté intact après l’inhumation d’un unique défunt, un membre féminin de l’aristocratie semble-t-il, d’après le grand miroir étrusque en bronze découvert dans la tombe.

La tombe à chambre et à dronos découvertes à Aléria-Lamajone a due être fouillée depuis le haut, car elle était recouverte d'un enchevêtrement d'autres tombes d'époques plus récentes. (C: Denis Gliksman, Inrap)
La présence de tombes surplombant la sépulture, l’effondrement du plafond et le colmatage de la chambre au cours du temps ont contraint les archéologues à la fouiller depuis le sommet. L’étruscologue du ministère de la culture Federica Sacchetti, qui assiste les archéologues, est particulièrement intéressée par cette réalisation d’une tombe à chambre dans une argile plastique, car les constatations faites pourront aider à interpréter les tombes étrusques de la plaine du Po, elles aussi réalisée dans un matériau tendre (dans le reste de l’Étrurie, du tuf, roche tendre et solide, est disponible). Confrontés eux aussi à une majorité de tombes à chambre effondrée, Jean et Laurence Jehasse les avaient interprétées comme des structures aux plafond soutenus par des piliers de bois, voire creusées par le haut puis étayées (voir un de leur schéma de tombe plus haut).
Pour le moment, dans le caveau d’environ deux mètres carrés, une vingtaine de vases de facture certainement étrusque (donc d’inspiration attique) montre leurs vernis noirs surpeints dans certains cas d’ornements et/ou de personnages rouges. Ainsi ces trois coupes à vernis noir, cet askos annulaire (l’anse est en forme d’anneau) ou encore ces quatre pichets à vin (de style Torcop) découverts à proximité du crâne du défunt. Une vaisselle étrusque qui atteste une fois de plus de l’importance du vin dans les rites sociaux étrusques (les Étrusques ont introduit la vigne en Corse), qu’il s’agisse du rite dionysiaque (un rite à mystère ayant lieu la nuit) ou des banquets aristocratiques étrusques sans cesse représenté sur leurs objets de prestige. Ce mobilier conduit à attribuer la sépulture au IVe siècle avant notre ère, mais la fouille continue et devrait nous en apprendre plus.

Une archéologue travaille à dégager l'un des vases massés près du miroir. (C: Denis Gliksman, Inrap)
Quoi qu'il en soit, il est clair que la capitale antique de la Corse recèle encore des témoignages de son passé si important pour comprendre une époque de l'Antiquité encore dominée par les Thalassocraties. L'avènement de Rome, une puissance avant tout terrestre, rendue aussi marine par sa guerre contre Carthage, mettra un terme à une époque où la partie vraiment avancée du Monde, c'était «notre mer», tandis que les terres étaient encore toute occupée par des βάρϐαρος (Barbares).
Alors, si vous voulez apprendre sur ce passé insigne, allez au musée archéologique d'Aléria, installé dans le Fort de Casabianda, tout près de l'une des nécropoles étrusco-romaines de la ville. Si vous ne pouvez, lisez au moins la magnifique brochure intitulée Alalia-Aléria, éditée par le musée avec le concours du Conseil général de la Haute-Corse. Vous y apprendrez beaucoup sur ce passé méditerranéen commun, sur cette époque où la civilisation était en mer ou sur des péninsules et des îles avant d'être sur terre.
Et là dessus, ce ne sont pas les Phocéens d'Alalia (d'Aléria) ou ceux de Massalia (de Marseille) qui vont me contredire!