La technique est plus ancienne que l’humanité!
Un cliché du XXe veut que la science soit la mère de la technique. Au cours de mes années au sein de l'hebdomadaire industriel L'Usine nouvelle (voir l'un de mes articles techniques dans l'UN), j'ai appris que c'est l'inverse : c'est la technique qui est la mère de la science.
Or voilà que la science nous en fournit une preuve absolue. Nous venons en effet d'apprendre que la technique existait déjà alors qu'il n'y avait pas encore d'humains: l'équipe franco-américano-kenyane de Sonia Harmand du CNRS a découvert sur la rive occidentale du lac Turkana au Kenya un atelier de taille de la pierre vieux de 3,3 millions d'années (voir le compte-rendu de cette découverte dans Pour la Science). Alors, sauf à penser que les australopithèques pratiquaient déjà la science, il est clair que la technique a précédé la science dans l'histoire de la pensée!
Dans ce qui suit, je tente de mettre cette grande découverte en perspective, puis je pose quelques questions à Sonia Harmand.
En vraie scientifique, elle nuance d'abord quelque peu, mais explique surtout que l'hominisation – que l'on a longtemps vu comme quelque sorte de processus évolutif rapide – a en fait été un lent et long processus, dont on peine à définir le début, de sorte que l'on pourrait aussi bien le fixer à la divergence entre les ancêtres des chimpanzés et ceux des pré humains…

Le site de Lomekwi 3 sur le lac Turkana au Kenya avec ses outils lithiques affleurant et les outils… modernes des fouilleurs! (crédit: MPK-WTAP)
Dans cet «atelier industriel primordial», des pré humains ont fabriqué des outils lithiques (en pierre) en déroulant un processus élaboré il y a 33000 siècles! Récemment encore, pareil âge aurait devancé de quelque 1,3 millions d'années l'âge des plus anciens fossiles humains, qui étaient censés dater de quelque deux millions d'années. À ce propos, les choses se sont toutefois compliquées depuis que, courant mars 2015, l'équipe de Brian Villmoare de l'Université du Nevada a publié dans la revue Science un fragment de mandibule vieux de 2,8 millions d'années, qui, suivant toutes les apparences semble humain, c'est-à-dire appartenir à une forme ancienne du genre Homo.

Les paléontologues s'accordent sur le fait que ce fragment de mandibule serait humain. (C:Kaye Reed Nature)
Nous ne pourrons être sûrs que le genre Homo date d'au moins 2,8 millions d'années, que si les chercheurs confirment cette découverte par d'autres fragments fossiles indéniablement humains issus du même site ou issus d'autres sites d'âges comparables…
Toutefois, cette découverte jette une lumière nouvelle sur la nature des porteurs de l'Oldowayen. Cette industrie lithique a fait son entrée dans la discussion scientifique il y a plus de 80 ans quand George Leakey (1903-1972) a découvert des outils lithiques dans les gorges d'Olduwai en Tanzanie, donc dans le rift africain. Des dizaines d'années plus tard, sa femme Mary Leakey (1913-1996) et leur équipe ont trouvé des ossements fossiles humains vieux d'environ 1,8 million d'années, à qui les Leakey attribuèrent le nom d'espèce Homo habilis, c'est-à-dire «homme habile». Cette séquence de découverte conduisit à l'impression que la fabrication d'outils de pierre avait commencé avec le genre Homo, et poussait donc à attribuer la culture matérielle de l'Oldowayen à H. habilis, une espèce d'humains dotée d'arcades sourciliaires proéminente et d'un gros cerveau et vieille de moins de 2 millions d'années:

Une réplique du fossile de crâne d'H. Habilis OH-24 vieux de 1,8 millions d'années trouvé dans les gorges d'Olduvai. Son volume encéphalique est de l'ordre de 600 centimètres cubes (Crédit: Nachosan)
Pour autant, les plus anciens outils oldowayens datent d'environ 2,6 millions d'années, ce qui crée l'impression que des porteurs humains de la culture matérielle oldowayenne ont vécu avant deux millions d'années, mais sans que l'on en soit très certain. Des fossiles présumés humains antérieurs à deux millions d'années ont bien été découverts par ailleurs, mais le doute régnait sur leur nature. Le fait que le fragment de mandibule humaine vieux de 2,8 million d'années trouvé dans l'Afar semble bien accepté par la communauté des préhistoriens est donc remarquable. S'il est vraiment humain, il contribuera à ancrer l'idée que les Oldowayens ont été humains, c'est-à-dire qu'ils ont bien été des Homo habilis.
Tout ceci nous amène à l'impression que la période de spéciation de la première espèce humaine – ce que l'on nomme l'hominisation – s'étend au-delà de deux millions d'années vers les trois millions d'années et peut-être au-delà….
Grande nouvelle!
Oui, mais en voilà une encore plus forte : le site Lomekwi 3 nous prouve aussi que des techniques élaborées de taille de la pierre existait au moins un demi-million d'années avant la nouvelle époque présumée de l'hominisation entre 3 et 2 millions d'années. En d'autres termes, cet indice important d'hominisation qu'est l'industrie lithique date de bien avant les humains, bien avant…
Heu, pour bien nous pénétrer de ce que cela veut dire, essayons de préciser pourquoi le travail de la pierre a sans doute joué un rôle crucial dans la sélection des traits qui ont transformé les australopithèques en humains. Quels sont ces traits? Ils sont nombreux, mais les plus cruciaux sont la bipédie, la station debout (on peut être bipède sans se tenir droit ), le «gros cerveau» et la grosse tête le contenant, le bassin féminin élargi permettant de laisser passer des bébés à grosse tête et last but not least la «main habile». Pour moi, l'évolution de la main libérée de la marche, modifiée en pince, renforcée pour la saisie et la manipulation a joué un rôle crucial, car je pense que la nécessité et donc la sélection dans les lignées pré humaines de toujours plus d'habileté manuelle a entrainé l'évolution vers le gros cerveau humain. Précisons que les pouvoirs de ce cerveau ne s'explique seulement pas par sa taille : le volume encéphalique est plutôt une conséquence indirecte de l'augmentation considérable de la complexité cérébrale produite par l'évolution des pré humains puis des humains.
En bref, et si je tente de parler simplement : je suis persuadé que «la main est la mère de la grosse tête», enfin si vous voyez ce que je veux dire…

Les mains humaines peuvent prendre une très grande variété de positions, ce qui reflète la variété de leurs usages pratiques, lesquels vont de travaux de force mettant en jeu une grande énergie à de fines manipulations impliquant une très fine motricité. Lors d'un mouvement de la main, une très grande partie du cerveau est mobilisée (C: Shutterstock)
Expliquons, et pour cela demandons-nous comment le mode de vie de nos lointains ancêtres hominines (les hominines comprennent les formes de chimpanzés, les formes pré humaines (australopithèques) et les formes humaines) a-t-il pu enclencher cette évolution? Nos ancêtres pré humains étaient des prédateurs opportunistes, présumés nécrophages. On ne sait à partir de quand eux ou leurs descendants humains se sont mis à chasser (vers un million d'années?), mais il est clair que leur mode de vie de cueilleurs (les singes aussi cueillent) et de consommateurs de carcasses animales leur imposait d'affronter une difficulté centrale : découper fibres végétales, des fibres musculaires, des tendons, voire à partir du moment où ils se sont mis à chasser, du bois pour se façonner des armes. Or Lomekwi 3 nous renseigne sur une étape de la résolution de ce problème, donc de la formation du cerveau humain hautement complexe et de volume en rapport.
Ce que l'équipe de Sonia Harmand a découvert a Lomekwi 3 en effet est un atelier de débitage d'éclats tranchants (voir le compte-rendu de cette découverte dans Pour la Science). Les éclats de pierre comportent en effet des arêtes aiguës dont les Préhistoriques se sont servis pour découper. Les chercheurs ont découvert une centaine d'objets lithiques, dont des grosses pierres plates présumées avoir servi d'enclumes, des blocs (des nucléus!) et des éclats débités à partir de tels blocs:

Un éclat (à gauche) et un nucléus trouvés sur le site de Lomekwi 3. Ces artefacts ont été façonnés dans des laves d'origine locale (C:MPK-WTAP).
Cela est important, car le débitage d'éclat a occupé une place centrale dans l'art de tailler la pierre pendant la plus grande partie du Paléolithique. Plus les cultures pré humaines, puis humaines se sont sophistiquées, plus le taux de tranchant par kilogramme de pierre débité a augmenté, jusqu'à atteindre des valeurs impressionnantes pendant le Paléolithique supérieur (entre 40000 à 10000 ans). La plupart des techniques de débitages d'éclat employées par les tailleurs humains étaient à mains libres, ce qui signifie que le tailleur tenait son nucléus d'une main et frappait de l'autre avec un percuteur. Un tel geste nous semble banal, mais il ne l'est pas si on considère le mental nécessaire (si vous en avez le temps voir cette vidéo d'un amateur américain qui a spontanément développé le débitage d'éclats à mains libres et nous décrit en anglais les pensées accompagnant son travail). Bénédicte Salthun-Lassalle, la rédactrice en chef de L'essentiel de Cerveau & Psycho (les dossiers de neurosciences et de psychologie associés à la revue Cerveau et Psycho) m'a expliqué qu'un tel geste impliquait «de la visualisation, de la représentation mentale, de la planification, de l'anticipation, puis du contrôle du mouvement, et donc qu'il faisait appel au cortex visuel pour visualiser, au cortex préfrontal pour représenter, planifier et anticiper le mouvement, puis au cortex moteur et au cervelet pour le contrôler». Rien que çà!
Autant dire, qu'un débiteur d'éclats à mains libres a déjà besoin d'un «gros cerveau», c'est-à-dire en fait d'un cerveau déjà assez complexe pour gérer un geste apparemment simple, qui est en fait une activité compliquée mettant en jeu les fonctions complexes, dont Bénédicte m'a fait la liste. Et l'art de la taille de la pierre, qui a été pratiqué jusqu'aux Âges des métaux a été poussé à la perfection, à tel point que le couteau, tel que nous le connaissons, est le lointain aboutissement de l'art initié par les modestes éclats débités à Lomekwi 3:

Un couteau en silex vieux de quelque 4000 ans et très proche de nos couteaux actuels trouvé à Allensbach en Allemagne (C: Opodeldok).
Que Lomekwi 3 soit un atelier de débitage d'éclats vieux de 3,3 millions d'années est en soi déjà spectaculaire, mais quand les chercheurs ont mené des expérimentations poussées afin de reconstituer les gestes pratiqués à Lomekwi 3, ils ont fait une découverte notable: les tailleurs de Lomekwi 3 n'ont pas travaillé à mains libres! Leurs nucléus sont en effet bien trop gros pour que cela ait été possible. Selon les essais des chercheurs deux types de gestes ont été possibles : soit les artisans lomekwiens ont percuté leurs nucléus contre une enclume, soit il l'ont posé sur une enclume avant de le frapper avec un percuteur. Or chose fascinante, ces gestes rappellent le martelage sur enclume, une technique que les chimpanzés utilisent pour casser des noix:

Un chimpanzé utilisant le principe du marteau et de l'enclume pour casser une noix (C: Tetsuro Matsuzawa)
Ainsi se profile l'idée que l'atelier de Lomekwi illustre un stade évolutif intermédiaire entre le martelage sur enclume qui a pu être pratiquée par un ancêtre commun à l’homme et au chimpanzé et le débitage à mains libres typiquement humain. Cela est fascinant pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, parce que le geste de débitage d'éclats étudié par les chercheurs fait penser au martelage sur enclume que pratiquent les chimpanzés, et que leur ancêtre commun avec les humains pratiquait peut-être aussi déjà…
Ensuite, une forme hominine est connue qui pourrait avoir été l'artisan de Lomekwi 3: l'«homme du Kenya à face plate», de nom d'espèce Kenyanthropus platyops, qui vécut dans la région du lac Turkana vers 3,5-3,2 million d'années:

Le crâne à l'origine de la description de Kenyanthropus playtops. Les artisans de Lomekwi 3 appartenaient-ils à cette forme pré humaine? S'agit-il en fait d'un australopithèque des Afars? (C: Pavel Švejnar)
Toutefois, le crâne à l'origine de la description de l'espèce Kenyanthropus playtops, a été si déformé au sein de la terre (ci-dessus), qu'il pourrait s'agir plus simplement d'un australopithèque.
Quoi qu'il en soit, l'association de débitage et de gestes faisant penser au martelage dans un même atelier de taille pré humain me suggère que le chemin évolutif qui a produit le débitage d'éclat et accompagné l'évolution d'un cerveau hominine hautement organisé pourrait donc avoir été celui là:
1/ À un stade évolutif ancien, le cerveau et les mains hominines auraient développé la capacité de mettre en œuvre le principe du martelage sur enclume. La technique serait ainsi apparue directement pour mieux exploiter la cueillette. À ce stade évolutif, la complexité de l'organisation cérébrale aurait été corrélée à un volume encéphalique de l'ordre de 400 centimètres cubes, comparable à celui des chimpanzés actuels.
2/ Une forme pré humaine, peut-être pré australopithèque, aurait innové en appliquant le principe du martelage sur enclume à d'autres objets que les noix, par exemple à des carcasses animales (pour exploiter la moelle par exemple). À ce stade évolutif, la technique aurait toujours été liée à la prédation.
3/ Une forme pré humaine (Kenyanthropus playtops ou un australopithèque, ou avant?) aurait innové en adaptant le principe du martelage sur enclume à d'autres objets que des produits de la cueillette : à la pierre! Cela aurait impliqué de maintenir d'une main le nucléus sur l'enclume. À ce stade évolutif, la technique a donc commencé à exister sans lien direct avec la prédation.
4/ Une forme ultérieure, présumée oldowayenne (Homo habilis?) aurait détourné le martelage sur enclume avec maintien du nucléus en élevant un nucléus choisi pour être assez léger avant la frappe, ouvrant ainsi la voie au perfectionnement du débitage d'éclats. À ce stade évolutif, la pratique technique aurait donc commencé à dépendre de l'habileté des deux mains.
5/ Les formes humaines ultérieures aurait poussé toujours plus loin le débitage d'éclats, jusqu'à aboutir au couteau tel que nous le connaissons. À ces stades évolutifs successifs, la technique s'est diversifiée au point de jouer un rôle petit à petit dans tous les aspects de la vie des chasseurs-cueilleurs, mais continuait à comprendre la taille d'outils en pierre. Chez H. neanderthalensis et H. sapiens, la complexité de l'organisation cérébrales était désormais corrélée à un volume encéphalique de 1200 à 2000 centimètres cubes.
6/ Les H. sapiens ont (pratiquement tous) abandonné la taille de la pierre, mais il ont spontanément conservé le martelage de noix sur enclume malgré l'invention du casse-noix, et leur organisation cérébrale comprend désormais une entrée USB située derrière l'oreille droite (<-à ne pas prendre au sérieux!).
"sauf à penser que les australopithèques pratiquaient déjà la science, il est clair que la technique a précédé la science dans l'histoire de la pensée!"
Ben oui, la science n'est qu'une forme de connaissance spécifique à la société occidentale, développée à partir du XVIIe siècle. Toutes les formes de connaissance ne sont pas des sciences. Et les techniques artisanales et populaires sont fondées essentiellement sur une base empirique et symbolique.
Tout le monde sait ça.
Mais vous, vous venez de faire une grande découverte épistémologique et historique!!!
Cher Tranbert,
Vous êtes amusant (e), mais ce que je dis n'est pas que j'ai découvert que la technique est plus ancienne que la science, mais plutôt qu'il s'agit d'un cliché, qui, contrairement à ce que vous affirmez, me semble répandu. Non, tout le monde ne sait pas la différence entre science et technique, tant la pratique de la science est devenue technique de sorte que beaucoup de gens ne font pas bien la distinction. J'en sais quelque chose : en tant que journaliste scientifique, je suis sans cesse contacté par des entreprises qui veulent que je parle de leurs produits techniques, comme si cela relevait de mon activité de médiateur de résultats scientifiques...
Par ailleurs, le point essentiel de ce billet est de faire observer que la technique, CET ENSEMBLE DE MÉTHODE SERVANT À AGIR SUR LE MONDE, est plus ancienne que l'humanité, donc de toute façon plus ancienne que la science humaine, CETTE TENTATIVE RAISONNÉE (quel que soient les types de raisonnement) ET STRUCTURÉE (quel que soit la structure en question) D'EXPLICATION DU MONDE.
Vous faites remonter la science aux débuts des temps modernes, cad au XVIIE siècle, et je vous donne raison si vous parlez en fait de la science occidentale moderne, ou si vous voulez de la méthode scientifique conçue pour dégager grâce à l'expérience l'explication du monde du tout divin et supranaturel, et remplacer les interprétations ésotériques du monde qu'étaient les anciennes sciences (les astrologies par exemple, l'alchimie, etc.) par une lecture du monde praticable et partageable par tous grâce à l'expérimentation.
Toutefois, au sens anthropologique du terme, les anciennes explications du monde, d'essence religieuse et/mythique et/ou animiste sont vraisemblablement aussi anciennes que l'humanité. L'article de Julien d'Huy «La généalogie des mythes» publié dans POUR LA SCIENCE atteste en tout cas que certains mythes datent d'avant la dernière glaciation, c'est-à-dire d'au moins 30000 ans.
En ce sens, il faut bien en réalité que la technique soit plus ancienne que l'humanité, pour qu'elle puisse être plus ancienne que la science!
Merci pour vos taquineries stimulantes,
François SAVATIER