Comment l’abeille a lancé le Bronze
L'abeille domestique, a lancé, je crois, l'âge du Bronze ; sans elle, le matériau indispensable au développement de la métallurgie – la cire – aurait manqué. Cette intuition m'a pris récemment au cours d'une conversation avec un chercheur ayant étudié l'un des plus anciens objets jamais coulé dans un moule. Dans ce qui suit, je tente de la mettre sur des bases solides.
L'abeille et le bronze? Vous pensez que je délire, que je confonds le miel avec le bronze ou que l'abdomen de l'insecte me semble d'un beau... bronze? L'abeille? Il y en a 20 000 espèces, mais la plus appréciée de l'Homme-fourmi est Apis mellifera, celle qui produit du miel pour nous. Autrement-dit, l'abeille domestique :
Vous rappelez-vous du billet «L'abeille accompagne l'Homme-fourmi depuis…?»? J'ai tenté d'y montrer que la néolithisation peut être vue comme la transformation de l'Homme sauvage en un Homme-fourmi accompagné d'abeilles. Cet Homme-fourmi, cet humain industrieux, qui jamais ne s'arrête d'innover socialement et techniquement, connaissait et consommait régulièrement de miel depuis le Paléolithique. Ce beau liquide doré était d'autant plus précieux, qu'il constituait la seule source de sucre, ce qu'il est resté jusqu'à la fin du Moyen-Âge. À la fin du Néolithique, il ne pouvait donc qu'être bien connu et familier.
Or, à la fin du Néolithique, l'humanité était sur le point d'entrer dans les âges métallurgiques, c'est-à-dire dans les âges du Cuivre (le chalcolithique), du Bronze et du Fer. Les Néolithiques, puisqu'ils connaissaient bien le miel, ne pouvait que connaître aussi la cire. On observe en effet que dans certaines cultures contemporaines, on affronte toujours les essaims de ruches sauvages pour s'emparer des rayons de miel. Or l'exploitation des essaims sauvage a perduré jusqu'à la fin du Moyen-Âge.
Dès lors, comment ne pas imaginer que les Paléolithiques et après eux les Néolithiques étaient aussi familiers de la cire qu'ils l'étaient du miel? Du reste, les nombreux usages thérapeutiques possibles de la cire, ses usages cosmétiques et les usages pratiques de cette substance malléable et étanche vont aussi dans le sens d'une grande familiarité des Paléolithiques et donc des Néolithiques, leurs successeurs, avec la cira alba, la «sueur blanche».
La cire est un mélange d'hydrocarbures et d'esters. Elle a l'aspect du laiton, donc quelque peu aussi celui du bronze ou de l'or. Cette remarque nous ramène aux âges des Métaux : dans la liste – âge du Cuivre, âge du Bronze et du Fer –, il manque en réalité l'âge de l'Or. Il me semble en effet très vraisemblable, d'après le témoignage de la nécropole de Varna en Bulgarie par exemple, que le premier métal travaillé par les métallurgistes fut cette matière jaune et chaude que l'on trouve en pépites dans les ruisseaux, prête à l'emploi.
Prête à l'emploi? C'est-à-dire prête à être conformée par martelage et pression, après chauffage si nécessaire. Toutefois, si l'or natif, c'est-à-dire trouvé dans la nature, donne des bijoux, il est trop rare pour donner facilement des ustensiles, des armes, des outils... d'autant plus qu'il vient souvent mêlé d'argent et de cuivre et n'a pas les propriétés mécaniques souhaitables pour cela.
Une fois capable de travailler l'or, il est probable que les Néolithiques ont découvert le cuivre natif. Sans doute ont-ils remarqué que parmi les pierres malléables de la nature, il y en avait de très jaunes (les pépites d'or) et il y en avait de jaunes-vertes (les pépites de cuivre natif):
Certaines pépites comprennent pratiquement 100% d'atomes de cuivre, mais d'autres viennent mêlées d'argent et de bismuth; il arrive aussi que leur séjour à l'air ait provoqué leur oxydation, de sorte qu'elles sont en partie transformée en oxyde de cuivre CuO), que l'on nomme de la cuprite.
Bref, il me semble envisageable que les artisans néolithiques, qui travaillait l'or, se sont mis à travailler le cuivre d'abord comme l'or, puis, confrontés à des pépites en partie oxydée ou impure, se sont mis à le chauffer afin de le conformer plus facilement, voire d'en séparer les composants. De proche en proche, sans doute auront-ils appris à construire des fours pouvant dépasser les 1000°C (la température de fusion du cuivre est de 1085°C), de sorte qu'ils se sont mis aussi à couler le cuivre.
C'est là que très vite, ils se sont servis de cire. Les techniques de fonderie sont en effet énormément intéressantes, car elles permettent d'obtenir des pièces complexes en trois dimensions:

Un radiateur nous semble banal, mais imaginons la difficulté d'obtenir un tel objet en le sculptant? Pour nous aider à ne pas avoir froid, il n'y a pas eu que la domestication du feu, il y a aussi eu l'invention des techniques de fonderie!
En effet, comme le rend bien évident la forme d'un radiateur, la sculpture (ou l'usinage) de formes intérieures (essentielles à la fonction dans le cas du radiateur) est impossible en pratique. Quelle invention géniale et génialement simple a permis à nos ancêtres de dépasser cette limite?
La cire perdue.
Vous connaissez?
Ce procédé consiste à construire un modèle d'objet à produire dans une matière malléable et fusible, à le recouvrir d’argile, puis à le faire cuire en ayant prévu un trou pour que la substance du modèle fonde et s'écoule.
On obtient ainsi un moule dans lequel on peut ensuite couler du métal pour réaliser l'objet final. La cire-perdue fut sans doute très vite la principale technique de fonderie pratiquée par l'humanité, tant ses possibilités sont infinies.
De fait, les plus anciennes traces de fusion du cuivre dans des fours à vent ont été découvertes sur le plateau iranien sur le site de Sialk III daté de la première moitié du Ve millénaire avant notre ère, il y a donc près de 7000 ans!
L'extraction de minerai pour en tirer du cuivre est commune en quelques endroits de l'Eurasie et de l'Afrique au Ve millénaire avant notre ère. Ainsi, les mines de malachite (une forme de carbonate de cuivre) du Sinaï semblent avoir été exploitées par les Égyptiens dès 4500 avant notre ère.
À partir de quand la cire perdue fut-elle pratiquée sur cuivre? Il semble qu'elle l'était déjà il y a plus de 6000 ans dans la vallée de l'Indus au Pakistan aujourd'hui. De cela, nous avons une preuve directe grâce aux fouilles faites par les archéologues français du ministère des affaires étrangères et autres, notamment sur le site de Mehrgarh.
Récemment, j'ai ainsi rapporté dans Pour la science la mise en évidence et l'étude de la plus vieille cire perdue du monde. Loïc Bertrand, de la plateforme de recherche européenne IPANEMA dédiée aux matériaux anciens au synchrotron SOLEIL et Benoît Mille, du Centre de recherche et de restauration des musées de France, viennent en effet de révéler dans quelles conditions des amulettes en forme de rouelle et divers objets ont été coulés à la cire perdue à Mehrgarh, il y a plus de 6000 ans:

Ces objets aux formes complexes font partie des plus anciennes cires perdues de l'humanité. En bas à gauche, la rouelle étudiée de près par les chercheurs. (D. Bagault@C2RMF).
Oui, très bien, mais comment sait-on que ces artisans de l'Indus ont employé de la cire? On ne le sait pas, mais on le présume (je le présume), car la cire était la seule matière malléable et fusible universelle au Néolithique. Certes, on peut imaginer que les Néolithiques aient employé du bitume, que l'on trouve en certains endroits dans la nature, particulièrement au Proche-Orient. Dans l'Indus aussi, on devait en trouver, puisque du bitume a été employé à Mehrgarh au Ve millénaire avant notre ère pour étanchéifier des paniers destinés à la récolte du grain.
Toutefois, rien ne nous invite à penser que le bitume ait pu être connu dans toutes les cultures néolithiques, alors que l'on peut penser cela de la cire. Un avantage de plus que je vois à la cire est qu'elle se présente toujours sous une forme naturelle immédiatement conformable, ce qui n'est pas le cas du bitume, qui peut venir sous des formes variables allant de solide à liquide. Le bitume me semble donc moins facile à travailler de façon reproductible, au contraire de la cire, par ailleurs universellement disponible donc connue de tous les artisans.
Ainsi, même si le bitume était connu et employé à Mehrgarh, mon idée est que la production d'un rouelle par cire perdue sur ce site – l'une des toutes premières de l'humanité – l'a été à partir de cire:

L'amulette en forme de petite roue étudiée de près par Loïc Bertrand de l'IPANEMA et Benoît Mille du C2RMF. (D. Bagault@C2RMF)
Cette rouelle de Mehrgarh, toutefois, ne semble avoir constitué que l'un des premiers essais de cire perdue. Nous ignorons combien de temps les artisans néolithiques se sont évertués à couler du cuivre, mais comme l'illustrent les résultats de Loïc Bertrand et Benoît Mille, le cuivre est mal adapté à la fonderie pratiquée par des techniques rudimentaires, parce qu'il s'oxyde facilement dès la coulée.
Toutefois, c'est surtout parce que le cuivre est difficile à couler, qu'il n'a pu que poser un problème récurrent aux premiers fondeurs. Ce métal très conducteur thermiquement se prête en effet mal au moulage, car si la température de la coulée est trop proche du point de fusion de 1085°C, le refroidissement commencera ici et là au contact de parties du moule avant que le cuivre ait bien pris son empreinte.
On imagine qu'avec les fours rudimentaires des artisans néolithiques, cet inconvénient a du être majeur, si grand qu'il amoindrissait sérieusement l'intérêt de la cire perdue pour obtenir par une méthode fiable et reproductible des formes compliquées.
La cire perdue, toutefois, avec ses possibilités infinies et sa facilité relative de mise en œuvre (en tout cas par comparaison avec la forge et l'usinage à l'époque...) ne pouvait être abandonnée! C'est pourquoi, très tôt, les artisans néolithiques ont cherché des parades à la difficulté de couler le cuivre pur.
Multipliant les essais, ils ont essayé de nombreuses sortes d'alliages et d'amalgames plus fusibles et plus durs que le cuivre pur, mais, surtout, plus aptes à être moulés facilement. On ignore comment, ni quels furent les compositions chimiques de ces mélanges, mais il était naturel qu'ils les essaient puisque le minerai de cuivre est souvent un alliage naturel de plusieurs métaux en plus du cuivre! Par ailleurs, il est clair que les avantages de la cire perdue étaient si grands, que la pression à l'innovation pour pouvoir continuer à l'employer a dû être énorme!
Un signe certain de cela est le grand nombre des alliages à base de cuivre existant aujourd'hui, ce qui me semble ne pouvoir résulter que d'un héritage métallurgique ancien. Ainsi, on peut citer les laitons (cuivre-zinc, très anciens), les cupro-aluminiums (cuivre-aluminium), les cupronickels, les maillechorts (cuivre--nickel-zinc), les cuprosiliciums (cuivre-silicium), les billons (cuivres-argent, très anciens), les zamaks (cuivre-zinc-aluminium-magnésium-zinc), et bien entendu les alliages cuivre-étain, c'est-à-dire notre bronze.
Un exemple ancien ce type d'alliage est fourni par le trésor de Nahal Mishmar, en Israël, qui date de 5 500 ans. Cette collection d'objets de culte aux formes très compliquées a été produite à la cire perdue à partir de cuivre allié à de l’arsenic et de l’antimoine:
Une autre attestation de l'ancienneté de la cire perdue est tout simplement l'étymologie du terme bronze. Aujourd'hui, ce mot désigne les alliages cuivre-étain, mais il semble que dans le passé il ait été employé de façon générale pour désigner tous les alliages du cuivre. Un indice de cela est que ce terme provient du mot italien bronzo signifiant «airain», lequel provient du latin aeramen dérivé de aero (« travailler le cuivre »), lui-même de aes, aeris (« airain, cuivre, bronze »).
Ainsi l'«âge du Bronze», qui passe pour être l'âge des alliages cuivre-étain, est avant tout un «âge du Cuivre amélioré pour la coulée» ou encore un «âge des bronzes», c'est-à-dire des alliages à base de cuivre adéquatement fusibles et refroidissant assez lentement pour prendre la forme du moule.
Puisque l'arsenic est naturellement contenu dans les minerais de cuivre, il est possible, comme le suggère le cas de Nahal Mismar, que le premier «bronze» fut le cuivre arsenié, suivi peut-être par le cuproplomb, puisque le plomb est un métal assez commun dans la croûte terrestre...
Quoi qu'il en soit, ce n'est qu'à la fin de l'âge du Bronze, que l'alliage présentant les caractéristiques mécaniques les plus adaptées à la production d'armes et d'outils – le cupro-étain, bref notre bronze – a pris une place prédominante à mesure que l'on apprenait à transporter l'étain par les routes commerciales au long cours. Dans la proportion de 20 à 30% d'étain commune dans la plupart des objets en bronze, la température de fusion de l'alliage bien fluide se trouve entre et 960°C et 1070°C et celui-ci prend bien la forme du moule.
Quels qu'aient été les nombreux «bronzes» essayés par les artisans du Néolithique (devenu chalcolithique) avant la domination définitive du cupro-étain, ils le furent afin de pouvoir pratiquer de mieux en mieux la cire perdue. Ainsi, la cire, donc l'abeille se trouve être à l'origine de la fonderie du bronze et par là de la première véritable métallurgie. C'est bien la familiarité entre l'abeille et l'humanité qui a amené l'ère de la métallurgie.
Dans le billet «L'abeille accompagne l'homme-fourmi depuis…?», j'ai très largement démontré que les savoir-faire des apiculteurs ont précédé la domestication de l'abeille. La relation entre les humains et les abeilles est donc très ancienne. On ressent du reste à quel point en apprenant que dans une grotte fréquentée par les hommes d'Afrique du Sud, des restes de cire d'abeille vieux de 40 000 ans ont été découverts... Les premières ruches artificielles attestées, donc les plus anciennes preuves de domestication de l'abeille, ne datent toutefois que de quelque 4000 ans, soit vers 2000 ans avant notre ère. Si la cire fut probablement employée pour soigner dès le Paléolithique, il est clair que cet usage n'exigeait pas des quantités considérables.
Tout change avec la cire perdue : les milliers et milliers d'objets coulés à l'âge du bronze qu'ont retrouvé les archéologues, mais surtout leur diversité (changer de forme implique de changer de moule), suggèrent qu'une consommation importante et régulière de cire est devenue nécessaire dès que la cire perdue s'est imposée comme la meilleure technique pour obtenir des formes creuses et/ou compliquées.
Est-ce cela qui explique la domestication de l'abeille? Pour s'assurer non seulement du miel, mais tout autant de la cire, les humains aurait descendu à terre des ruches sauvages et appris à les exploiter sans les détruire? Ou à l'inverse, est-ce parce que pour avoir du miel, les humains avaient déjà domestiqué l'abeille que la cire perdue, donc la métallurgie a pu se développer?
À ce stade, les données archéologiques (celles que j'ai découvertes) ne me semblent pas nous permettre de trancher entre ces deux trajectoires évolutives. Je souligne cependant que sans cire, donc sans abeille, il n'y a pas facilement de cire perdue, donc de développement de la métallurgie, tandis que sans métallurgie, il peut fort bien y avoir de l'apiculture. La relation entre l'humanité et les abeilles étant bien plus ancienne que celle de l'humanité avec la métallurgie, je lance l'hypothèse que l'archéologie finira par nous montrer que la domestication de l'abeille a précédé la métallurgie et l'a rendue possible.
le point de vue est intéressant et rigolo . Qui de la cire ou du miel a motivé en premier la domestication des abeilles? c'est la problématique de l'œuf et de la poule. En fait c'est probablement les deux. On a dû passer d'une situation ou les hommes savaient piller les abeilles dans des sites favorable pour elle (voir les exemple de prélèvement par des chasseurs cueilleurs dans le peuple des abeilles) les stock de cire disponible sont assez importants même dans le cas d'une exploitation par chasseur cueilleur de gisement favorable à une situation où pour pérenniser la ressource on se met à créer des nids artificiels. de toute façon même aujourd'hui la création de nouvelles ruches passe parfois par la capture d'essaim sauvage.
Ceci est bien sûr vrai dans les zones où les neuro toxique type gaucho ne déciment pas les abeilles sauvages......
Merci pour ce billet fourmillant. La fonte à la cire perdue n'aurait pas connu un tel développement sans la domestication de l'abeille ! Cela semble une évidence, mais personne ne l'avait jamais souligné avant vous.