L’abeille accompagne l’Homme-fourmi depuis…?
La néolithisation est avant tout la domestication de l'homme sauvage par lui-même, mais aussi sa transformation en un Homme-fourmi accompagné d'abeilles, comme nous allons voir.
La néolithisation est le passage entre le mode de vie de préleveur sur la nature (chasseur-cueilleur) à celui de producteur dans la nature (agriculteur, éleveur, artisan). Cette période de transition s'initie il y a 12000 ans au Proche-Orient, un peu plus tard en Chine, Inde et dans les Amériques. Chose peu connue, parce qu'on néglige toujours la contribution majeure à l'évolution humaine de l'Afrique subsaharienne, le processus pourrait avoir commencé outre Sahara, puis s'être communiqué au Proche-Orient ; il est en tout cas aussi vieux en Afrique sub-saharienne qu'au Proche-Orient.

Une restitution des activités sur le campement néolithique d'Oujougou, découvert au Mali par l'équipe helvéto-malienne d'Éric Huysecom de l'Université de Genève. (C: PLS/Y. Rémond)
La transition néolithique est donc avant tout une transition économique, et comme l'économique crée le social, la transition néolithique est aussi une transition sociale. On pourrait la résumer ainsi : l'homme sauvage allant et venant librement dans la nature s'est auto domestiqué afin de devenir un homme-fourmi ne quittant plus sa fourmilière. Or, curieusement, l'homme fourmi a aussi domestiqué l'abeille à miel.
Une fourmi humaine domestiquant une abeille? Comment une telle domestication a-t-elle pu se produire? Il est clair que le miel accompagne l'humanité depuis bien avant le Néolithique. Symbole de douceur, ce liquide hydrophile d'une couleur précieuse est un antibactérien efficace. L'humanité l'emploie sans doute depuis la nuit des temps pour soigner les infections et panser les plaies. Comme il est peu pensable d'affronter les piqûres d'une ruche entière, même enroulé dans une peau d'ours, il est clair que la chasse au miel a dû se développer une fois que nos ancêtres eurent appris à anesthésier les abeilles à l'aide de fumée. Cette technique simple leur permettait de s'approcher sans trop de risque d'une ruche installée dans un arbre ou un trou de falaise afin d'y prélever des rayons de miel. Cette chasse au miel est toujours pratiquée par les cultures aborigènes. Datant de quelque 8000 ans, donc d'avant l'arrivée des premiers paysans en Espagne, une peinture rupestre découverte dans la grotte de l'Araignée près de Valence en Espagne atteste de la pratique de cette chasse en Europe au Paléolithique final (Épipaléolithique):

Pendu à des lianes ou a des cordes tressées, un Paléolithique dérobe à une ruche sauvage installée sur une falaise des rayons de miel et les place dans son panier. (C: usatoday)
Ainsi, il est vraisemblable que nos ancêtres paléolithiques connaissaient bien le miel et en faisaient un usage régulier. Régulier? Oui et pour cela, ils revenaient sans doute périodiquement piller les ruches sauvages qu'ils connaissaient dans leur environnement. Ces ruches étaient donc pour eux des gisements de miel, des ressources bien identifiées, où l'on revenait régulièrement s'approvisionner.

Un homme en train d'extraire des rayons de miel d'une ruche sauvage contenue dans un arbre creux. (C: Brian Wood)
Seulement, pour atteindre les précieux rayons, il fallait le plus souvent détruire en partie la ruche, par exemple en élargissant le trou dans un arbre ou une falaise où l'essaim s'était installé. La récolte des rayons signifiait aussi celui des larves et la désorganisation du travail inlassable des ouvrières. Cet inconvénient majeur n'a pu qu'être très vite compris par nos ancêtres, qui ont donc développé des bonnes pratiques ménageant les ruches sauvages : la première d'entre elle, cela ne peut faire aucun doute, consiste à ne jamais prélever tous les rayons de miel à la fois, afin de garantir la survie de la ruche ainsi laissée avec un noyau d'activité autour duquel l'activité des ouvrières peut se redéployer. Cette façon de gérer la ressource était déjà un pas vers la domestication : elle a eu un héritage récent puisqu'en Allemagne médiévale une activité dénommée Zeidlerei (dont l'étymologie germanique traduit l'idée de «couper le miel», ce qui correspond à la pratique africaine montrée ci-dessus) a donné tout un corps de métier de spécialiste de l'exploitation systématique des ruches semi sauvages. Les Zeidler, les pratiquant de ce métier aménageaient en effet des ruches en évidant de vieux arbres à mi-hauteur (à 5 ou 6 mètres de haut), puis en refermant l'espace ainsi ménagée par une planche munie d'un trou d'accès, qui pouvait être facilement retirée le jour de la récolte.

Des Zeidler, c'est-à-dire des chasseurs de miel allemands médiévaux en train de procéder à l'aménagement de ruches dans des arbres. On remarque l'arc à terre, qui montre le besoin de défendre la précieuse ressource qu'était le miel avant l'introduction de la canne à sucre, puisque c'était la seule source de sucre!
Ainsi, il semble que les savoir-faire de l'apiculteur ont précédé la domestication. Nos ancêtres paléolithiques exploitaient le miel de ruches sauvages, mais déploraient déjà leur destruction. Les premiers Néolithiques sédentaires auraient déploré d'autant plus cet absurde gaspillage qu'ils restaient vivre à proximité des ruches sauvages; il semble donc logique d'imaginer qu'ils ont dès les premiers millénaires du Néolithique développé de bonnes pratiques pour gérer cette ressources de façon durable. Celles-ci comportait la règle de ne jamais prélever tous les rayons, d'endormir les abeilles avec de la fumée au moment de la récolte, d'aménager les ruches sauvages pour que les abeilles y retrouvent les conditions de vie leur convenant (en particulier en ne les laissant pas au vent après récolte) et donc tout particulièrement d'en reboucher la façade après la récolte.
De là à imaginer de tronçonner un vieil arbre creux afin de faire en quelque sorte descendre la ruche sur le sol, il n'y a qu'un pas. Il n'a pas dû être facile à franchir, car si les abeilles s'installent volontiers en hauteur et à l'abri du vent et du soleil, ce n'est pas pour rien : elles en ont besoin. Gageons que nos ancêtres néolithiques ont appris par l'expérience dans quelles conditions des abeilles sauvages déplacées non loin de la maison pouvaient mieux survivre, puisqu'après avoir placé l'essaim en un endroit choisi, ils ont pu l'étudier à loisir, comme ils étudiaient quotidiennement leurs animaux domestiques. Les ruches traditionnelles ménagées dans des troncs d'arbres creux nous livrent un indice fort de la vraisemblance de ce scénario minimal de domestication:
Le raisonnement que nous venons de mener suggère fortement que nos ancêtres, les premiers hommes-fourmis (hommes néolithisés) ont domestiqué les abeilles très tôt. Mais quand exactement? Les plus vieilles attestations d'apiculture au Levant, mais aussi en Égypte et en Mésopotamie datent d'environ 3000 ans, ce qui semble impliquer, étant donné la lenteur de la propagation des innovations, que les abeilles étaient déjà domestiquées quelque part au moins un millénaire auparavant.
Peut-on préciser cette datation? Sauf chance archéologique extraordinaire, qui reste à venir, il semble que nous ne pourrons pas retrouver de vieux miels fossilisés, car les sucres composant l'essentiel du miel tendent à se dégrader et à disparaître très vite. Heureusement, il en va autrement de la cire. Mélanie Roffet-Salque, une chimiste française spécialisée en archéométrie, qui travaille à l'Université de Bristol en Grande-Bretagne, vient de remonter la piste de la cire d'abeille. Avec son directeur de thèse le professeur Richard Evershed (connu notamment pour avoir établi l'ancienneté de l'industrie laitière en Europe), elle a coordonné le travail de 65 chercheurs, qui se sont associés pour retrouver des traces de cire d'abeille dans des tessons de poterie néolithique provenant de tout le pourtour méditerranéen et d'Europe. Ce vaste travail, qui vient d'être publié dans la revue Nature, est décrit dans l'article La cire d'abeille est employée largement depuis 10000 ans au moins de Pour la Science. L'identification systématique par spectrométrie de masse et chromatographie en phase gazeuse de résidus de cire sur des tessons parmi un échantillons de 6400 fragments de poterie prouve que les Néolithiques des courants danubien et méditerranéen ont été en contact avec la cire d'abeille depuis leur départ du Proche-Orient.

Les attestations de contact entre les hommes et la cire d'abeille par site et par millénaire. (C: M. Roffet-Salque/Nature)
Ce que nous avons exposé plus haut implique cependant qu'il a pu s'agir de cire d'abeilles sauvages. La très grande fréquence des résidus de cire d'abeille sur des poteries balkaniques diverses (bols, pots à cuire, passoire,...) du Ve et du VIe millénaire avant notre ère peut-elle s'expliquer par l'exploitation de la cire d'abeilles sauvage seulement? Oui peut-être, mais probablement non, ne puis-je m'empêcher de penser. Tout ce que nous venons d'échafauder sur le processus vraisemblable de la domestication des abeilles suggèrent que pour des chasseurs de miel courageux assez pour affronter des essaims pendus à une falaise ou à un arbre par des cordes, les étapes de la domestication étaient faciles à franchir. Pour ma part, je ne doute pas qu'elles furent franchies tôt.
Et si, après le chien, mais avant la chèvre, le mouton, la vache et le cochon, l'abeille avait été le deuxième animal domestiqué par l'homme-fourmi?