Le livre Justice et guerre en Australie aborigène analysé par Patrice Brun
La guerre de Vladimir Poutine en Ukraine est-elle juste? Oui selon le récit russe. Non selon le récit ukrainien.
Quoi qu'il en soit, la pratique de la guerre est toujours liée à l'exercice d'une certaine justice. Elle l'a toujours été.
Cette vérité s'applique à nos sociétés, comme aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. Ces sociétés claniques et/ou tribales ont leurs systèmes de justice, permettant de maintenir la paix sociale et d'organiser les rapports avec les autres groupes. Cette réalité constitue à mon avis l'un des invariants culturels de l'humanité depuis le Paléolithique, ce que suggère un excellent livre dans le cas de l'Australie aborigène :

Le livre Justice et guerre en Australie aborigène, Smolny, 2021.
L'Australie aborigène? Ce continent culturel, disparu aujourd'hui, est celui qui exista sur l'île-continent avant que les Européens ne le perturbe, souvent au point d'éteindre la vie aborigène. Des logiques particulières de guerre et de justice y existaient, sans doute de toute antiquité. C'est particulièrement intéressant, car le préjugé court que la guerre serait un phénomène apparu au Néolithique, en d'autres termes chez les premiers paysans. Or voilà toute une civilisation – celle d'un continent entier – qui n'avait pas encore vécu son Néolithique – son passage à l'agriculture – et où, pourtant, la guerre était endémique.
L'auteur du livre, Christophe Darmangeat, est un anthropologue social et un économiste à l'université Paris 7 Diderot. Pour étudier la guerre en Australie aborigène, il a réalisé la première grande compilation de toutes les données concernant les activités guerrières des Aborigènes. J'ai trouvé sa démarche si passionnante, que je lui ai d'abord demandé un article pour Pour la science:
Les chasseurs-cueilleurs et la guerre : le cas des aborigènes

L'illustration d'ouverture de l'article de Christophe Darmangeat dans Pour la science. (C: National Gallery of Australia)
Puis, j'ai demandé à l'un des meilleurs esprits que je connaisse – Patrice Brun de de l'École d'histoire de l'art et d'archéologie de la Sorbonne – de nous dire son avis. Le voici:
L'analyse de Patrice Brun de Justice et guerre en Australie aborigène :
Cet ouvrage reprend une thématique qui a fait couler beaucoup d’encre, celle de la violence organisée, c’est-à-dire la guerre dans les sociétés de chasseurs-collecteurs. Mais sa nouveauté vient de ce qu’il procède d’un rassemblement inédit des données acquises sur les aborigènes australiens, dont on pensait à tort avoir à peu près tout dit. La synthèse qu’il en produit révèle une surprenante image de leurs pratiques sociales. Il s’avère que la guerre était largement répandue avant la colonisation de ce continent, et qu’elle était pratiquée dans un cadre judiciaire sous estimé jusqu’à présent. Il s’agit, comme le montre l’auteur, de deux informations majeures car probablement transposables à beaucoup de sociétés nomades de ce type.
Dans les sociétés de chasseurs-collecteurs où la rareté des ressources vivrières impliquait l’étroitesse des relations sociales et la croyance en la sorcellerie, toute nouveauté suscitait a priori la peur et l’hostilité. Un étranger était forcément soit un parent encore inconnu, soit un ennemi. Dans le second cas, il importait de le tuer dès que possible de façon préventive. Un tel univers mental, si différent bien sûr de celui dans lequel baignent de fait les sociétés urbaines et étatiques, impliquait l’existence d’institutions judiciaires radicalement distinctes des nôtres. Comme le souligne avec pertinence l’auteur, « le droit moderne exclut par principe de tenir les membres d’un groupe pour collectivement responsables de quoi que soit » (p. 270). Il se borne à ne punir que des individus ou des personnes morales ; ce qui reste éminemment symbolique en termes de responsabilité. Chez les aborigènes australiens en revanche, et probablement dans la plupart des sociétés pré-étatiques, tout individu pouvait être considéré comme responsable des faits et gestes de son groupe. Dans les sociétés agropastorales, où la constitution de surplus est devenue possible, des formes de dédommagement d’un meurtre par exemple ont été instaurées afin d’éviter le déclenchement de vengeances en série, de vendetta, voire de guerres mettant en danger la survie même de la familles ou de la communauté tout entière de l’assassin.
Ce livre ajoute ainsi une pièce importante au dossier de l’origine de la guerre. Cette violence organisée a bien été pratiquée par des sociétés de chasseurs-pêcheurs-collecteurs nomades qui vivaient certes le plus souvent en petits groupes, mais se rassemblaient nécessairement une fois par an pour échanger des biens, des services et des idées, atténuer les tensions, arbitrer les conflits, renforcer les alliances, organiser les mariages et faire la fête. Ces groupes qui soudaient ainsi leur cohésion au sein de coalitions lignagères ou tribales étaient donc en mesure de mobiliser quelques dizaines de combattants pour affronter, même en face-à-face, des adversaires en nombre équivalent.
Les preuves archéologiques bien datées manquent encore, mais les observations ethnographiques publiées sur des sociétés dont le mode de vie était analogue à celui de nos ancêtres du Paléolithique supérieur ne laissent guère de doutes, comme l’ont bien montré l’anthropologue social Lawrence Keeley (1996), ou l’archéologue Ian Morris (2014). Et le livre de Christophe Darmangeat révèle un cas supplémentaire qui va dans ce sens de façon parfaitement convergente.
Petite bliblio
KEELEY L. H. 1996 — War Before Civilisation. The Myth of Peaceful Savage. New York, Oxford: Oxford University Press.
MORRIS I. 2014 — War. What is it Good For ? The Role of conflict in Civilisation, from Primates to Robots. London: Profile Books LTD.