Le livre « Justinien » de Pierre Maraval
Depuis quelques jours, j'ai du mal à vous écrire. C'est que je suis en train de lire les 428 pages de ce livre:
Pourquoi ? Pour saisir qui fut le grand empereur byzantin Justinien (483-565), sans doute la principale figure du VIe siècle à l'échelle du monde d'alors. En effet, je vous parlais récemment du livre majeur Mahomet et Charlemagne de Henri Pirenne (1862-1935). Pour l'essentiel, son apport est de mettre en évidence que la civilisation circumméditerranéenne, universellement reconnue comme supérieure à la fin de l'Antiquité, sombre à l'époque mérovingienne à cause de l'irruption imprévue de l'Islam. Face au Califat, l'Occident naît sous l'action principale des Francs. Comme ces derniers se désintéressent largement de la Méditerranée, "notre mer", le Mare Nostrum des Romains cesse d'être un lac romain, pour devenir pour plusieurs siècles un lac musulman. Désormais, la rive nord de la Méditerranée est coupée de sa rive Sud, dont les habitants, tous des anciens Romains, prennent l'offensive sous l'influence des conquérants arabes, pour tenter d'achever de remplacer l'ordre romain par un ordre musulman.
Et juste avant cette rupture, comment était le monde, me suis-je demandé?
Juste avant, c'est le VIe siècle, puisque l'expansion de l'Islam commence au VIIe siècle. C'est pour commencer à appréhender ce siècle, que j'ai lu le livre de Pierre Maraval sur l'empereur byzantin Justinien. Né en 1936, presque octogénaire, Pierre Maraval est professeur émérite d'histoire des religions à la Sorbonne (Paris 4) et un grand spécialiste de l'Antiquité tardive et du monde byzantin.
Dans ce livre, Pierre Maraval nous raconte le règne d'un empereur sorti de nulle part (c'est-à-dire d'une famille de soldat de la frontière danubienne, celle de l'empereur Justin), qui sera l'un des plus grands réformateurs à la fois du religieux et de l'administration de l'Empire romain d'Orient et un grand bâtisseur (il a notamment construit la cathédrale Sainte Sophie). Toutefois, cet empereur, qui survivra aussi à la peste portant son nom - la "peste justinienne"- sera surtout l'homme du sursaut face aux Germaniques, celui qui lancera un mouvement de rétablissement de l'empire romain, qui, s'il avait pu se poursuivre après lui, aurait fait de "notre monde" un monde byzantin.
Le monde dans lequel Justinien accède au pouvoir, n'est pas facile à imaginer. Dans son livre, l'auteur accomplit en priorité la mission de parler de l'homme Justinien et de ses actions, et il le fait en supposant un certain nombre de connaissances chez ses lecteurs, lesquelles je n'avais pas. Ainsi, ses premiers chapitres sur l'accession au pouvoir de Justinien, sur le "gouvernement de Justin" (prédécesseur et oncle de Justinien), sur l'homme Justinien et sa fameuse épouse Théodora, sur sa politique religieuse, la situation géopolitique, ses politiques intérieures et extérieures, les administrations palatines, municipales et régionales, l'armée, ses généraux, etc. sont d'un abord difficile. Pour autant, leur lecture est nécessaire afin de, petit à petit, s'imprégner d'un étrange monde, d'un monde romain oriental centré sur la Grèce, donc acculé sur la mer par les barbares occupant le couloir danubien, qui n'a pour hinterland (arrière pays) que les Balkans et ... les terres d'outre mer, qu'il s'agisse de l'Anatolie toute proche, du Levant ou de l'Afrique du nord.
Cette imprégnation est particulièrement nécessaire pour nous les Occidentaux qui voulons comprendre comment nos ancêtres du VIe siècle pensaient et ressentaient. Comment? Avec nos manuels d'histoire pleins de rois francs, wisigothiques et burgondes, nous avons oublié qu'à l'époque la seule référence civilisationnelle qui tenait, la seule source de romanité, de civilisation donc, c'était Byzance et son empire... romain. Pour nos ancêtres gallo-romains (ancêtres du moins de nombreux Français actuels), donc romains et chrétiens, après la disparition définitive de l'empire romain d'Occident en 476, les logiques de Byzance n'ont pu qu'être les seules références véritablement légitimes.
Or, ces logiques, nous autres Occidentaux les avons oubliées, alors qu'elles comptaient sans doute au VIe siècle, y compris en Occident, où l'on vivait en romain sous la férule de divers peuples germains plus ou moins hunniques (issus de la confédération de peuples créée par les Huns) ou pas (les Francs). Au VIe siècle, alors que le règne de Justinien commence en 527, les Ostrogoths, dont un groupe vit encore en Pannonie (Roumanie), tiennent l'Italie, les Wisigoths tiennent l'Espagne et le sud-ouest de la France (on disait encore les Gaules), les Burgondes et les Francs... la France et les Vandales l'Afrique du nord.
Les Burgondes, les Goths et les Vandales sont ariens, tandis que les Francs sont encore des païens germaniques. D'autres groupes germaniques, plus petits, sont présents ici ou là. L'arianisme est une forme de christianisme, né au IVe siècle, dont la principale différence avec le christianisme trinitaire (le père, le fils et le saint esprit) consiste à ne pas admettre le caractère divin du fils (Jésus), mais à le considérer comme humain avant tout avec une part de divinité. Remarquons en passant que, si les Francs avaient réussi à s'imposer à long terme partout en Occident et que si au lieu de choisir Clotilde et son christianisme trinitaire pour séduire les Gallo-Romains, Clovis avait choisi l'arianisme des Burgondes et des Wisigoths pour faire alliance avec eux, nous serions peut-être aujourd'hui issus d'une Europe occidentale arienne (mais pas au sens d'Hitler)... Hors les Ostrogoths en Italie qui sont longtemps tolérants, les Wisigoths dans le sud de la France et en Espagne et les Vandales en Afrique du nord oppriment les chrétiens trinitaires, ce qui ne laisse pas Justinien et les Byzantins indifférents.
Entre les chrétiens trinitaires existent aussi des nuances christologiques autres que celles qui les séparent des ariens : pour les monophysites, le Christ ne peut avoir qu'une seule et unique nature (mono physis) et elle est divine. Cette vision a en principe été rejetée depuis le quatrième concile œcuménique - le concile de Chalcédoine en 451. Les évêques qui y participèrent ont établi que Jésus est Dieu fait homme, donc divin et humain. Toutefois, en Orient et à Constantinople aussi, un grand nombre de chrétiens trinitaires refusent ce concept. Ils lui préfèrent celui d'un Christ uniquement divin. Au VIe siècle, ils forment un schisme très présent pendant le règne de Justinien, au point que même Théodora (500-548), l'épouse de l'empereur, est d'extraction monophysite. Toute sa vie, elle restera favorable aux thèses des siens et sera de facto la protectrice des monophysites, malgré la politique impériale visant à les contraindre à accepter les résultats du congrès de Chalcédoine.
Ces diverses positions christologiques jouent un rôle dans l'étrange monde romain de Justinien dont il est difficile d'imaginer l'importance aujourd'hui. Elles jouent en particulier un rôle souterrain, mais essentiel, au cours de la sédition Nika (la "révolte de la victoire"), une énorme émeute à Constantinople, qui faillit jeter Justinien au bas de son trône. A Constantinople et dans les grandes villes de l'empire, les classes sociales et les quartiers sont en effet regroupés en factions, que l'on nomme les bleus et les verts. En principe, les bleus et les verts n'ont pas de rôle politiques, mais ils sont organisés en dangereuses milices armées. Ils jouent notamment un rôle crucial à chaque fin de règne dans la nomination du nouvel empereur, qu'ils souhaitent naturellement favorable à leur faction... Les bleus rassemblent les grands marchands, leur fournisseurs (patrons divers, joaillers, etc.), les armateurs, tous leurs clients et autres équipages... Ils sont plus proches du palais que les verts, qui rassemblent les petits marchands, les artisans, les boutiquiers, les vendeurs de rues, les pêcheurs, les débardeurs, brefs les prolétaires! De fait, au début du règne de Justinien, le palais tend à favoriser les bleus, mais Théodora est la fille du gardien d'ours des verts... En 532, les verts insultent l'empereur à l'hippodrome, puis le quittent pour répandre l'émeute dans la ville. Justinien réagit en faisant exécuter les meneurs verts, mais ses soldats se trompent et tuent quelques importants meneurs bleus aussi. Résultat, les bleus et les verts s'allient et détruisent Constantinople, faisant le siège du palais... L'Empereur ne sera sorti de ce mauvais pas que par la fermeté de sa femme Theodora et par ses généraux. En particulier, le plus prestigieux d'entre eux, Bélisaire, qui rentre d'une campagne victorieuse contre les Perses, fera donner ses mercenaires... germaniques dirigés par Mundo, un Gépide (une ethnie germanique), un descendant germanique d'Attila. Ces soldats particulièrement aguerris et féroces, qui plus est poussés au crime, feront de 30000 à 80000 victimes chez les verts et les bleus, calmant les factions jusqu'à la fin du règne de Justinien (malgré cela, les orthodoxes ont fait de Justinien un saint!). Dans cette révolte - la sédition Nika - de fréquents sentiments monophysites ont joué un grand rôle, en particulier dans la soudaine capacité des verts et des bleus à s'allier contre l'empereur.
Grâce aux mercenaires germaniques et à leurs capacités guerrières, Justinien va pouvoir se maintenir à la tête de l'empire et lancer ses généraux à l'assaut des... royaumes germaniques. A la fin de son règne, il aura reconquis l'Afrique du nord, les îles méditerranéennes, l'Italie et la Bétique (le sud de l'Espagne). Si ce n'était les Francs, la boucle circumméditerranéenne semblait donc en voie de se refermer à la fin du règne, de sorte que si les successeurs de Justinien avaient pu continuer le mouvement, le "Saint Empire romain" de Constantin (272-337) aurait pu renaître. L'irruption de l'Islam rendant obsolète la civilisation circumméditerranéenne contribuera à la naissance de l'empire carolingien, terminera l'Antiquité et accouchera du Moyen Âge.
Ainsi, la fin de l'Antiquité fut une époque étrange pendant laquelle l'appartenance christologique ou germanique pouvait déterminer le destin d'un habitant de l'empire romain, c'est-à-dire du monde, quel qu'il soit, notamment germanique... Lire ce livre aide à comprendre ce temps obscur et compliqué et à saisir l'importance du rôle qu'y joua Justinien. S'il devait ne pas vous suffire, toutefois, vous pourrez aussi vous reporter au Que sais-je? de Pierre Maraval, publié en 1999. Du moins, si vous le trouvez sur Amazon, voire aux PUF:
Vous pourrez aussi vous reporter à la mouture plus récente des éditions du CNRS dans la collection Biblis:
Quoi qu'il en soit, vous le constatez avec moi, le VIe siècle de Justinien est difficile à appréhender, sauf à profiter de l'aide de notre seul spécialiste de la question largement édité : Pierre Maraval!