Le livre «Le premier temple» de Klaus Schmidt
Toutes les religions d'aujourd'hui ont en commun de conférer aux humains la première place dans l'Univers. Une place que, peut-être, nous n'avons pas, que ce soit dans la réalité cosmique ou aux yeux des dieux ou de Dieu, s'ils ont des yeux… Ainsi, l'existence des religions traduit en quelque sorte la façon dont l'humanité se regarde le nombril, et c'est pourquoi je trouve frappant que le nom de Göbekli tepe – celui du plus vieux sanctuaire de l'humanité – ne signifie rien d'autre en turc que la «colline au nombril»:
Or un livre majeur consacré à Göbekli Tepe vient enfin d'être adapté en français sous le titre Le premier temple :
Son auteur, le grand archéologue allemand Klaus Schmidt (1953-2014), raconte de façon très agréable et accessible la découverte de ce site majeur et la réalisation progressive de son importance pour l'histoire de la religion. Pour l'essentiel, Göbekli Tepe est en effet un sanctuaire datant de juste avant le Néolithique ou de juste après son début, et c'est en cela qu'il est passionnant, car il nous renseigne sur les racines paléolithiques des religions néolithiques, en d'autres termes sur la façon dont les activités religieuses des chasseurs-cueilleurs ont influencé celle des paysans. Le site est en effet vieux de 11000 ans environ, c'est-à-dire qu'il date du début du Néolithique précéramique A (aussi connu sous son sigle anglais de PPNA ou Pre-Pottery Neolithic A), donc d'une époque où les modes de vie des chasseurs-cueilleurs et des tout premiers paysans coexistaient en Anatolie.
Pour Klaus Schmidt, le site était un grand sanctuaire isolé, à vocation peut-être supra régionale. Si j'ai bien compris, son isolement loin de tout habitat paysan pourrait traduire le fait que ses utilisateurs n'étaient pas encore sédentarisés. Il s'agissait peut-être de chasseurs-cueilleurs nomades ou peut-être de proto paysans encore assez nomades (les tout premiers paysans l'étaient peut-être, allant et venant pour cultiver ici et là selon la saison et chasser le reste du temps?), même si ces gens étaient en voie de sédentarisation. Le sanctuaire était dans la nature et l'on y venait de partout où on se trouvait et non pas de villages et autres microcosmes humains déjà créés. Cette idée se remarque par exemple au sous titre de l'édition allemande originale:
Das rätselhafte Heiligtum der Steinzeitjäger ne signifie en effet rien d'autre que « Le mystérieux sanctuaire des chasseurs-cueilleurs».
Ainsi, pour Klaus Schmidt, l'endroit est bien un temple de chasseurs-cueilleur ou du moins dans cette ambiance. De très impressionnantes constatations vont d'ailleurs dans son sens. Pour commencer, Göbekli tepe nous a fait découvrir que le symbole de l'Homme n'est pas «H» comme on pourrait penser, mais «T». Plusieurs des sanctuaires qui y ont été découverts prenaient en effet la forme d'un bâtiment rectangulaire dans lequel se dressait des sorte de menhirs anthropomorphes en forme de T. Symbolisant probablement quelque homme fort du passé ou un clan, ces mégalithes sont ornés de représentations animales, sans doute associée à la lignée de l'ancêtre ou à son clan. Du moins est-ce là l'une des interprétations possibles et elle est tentante car elle établirait directement le lien entre la pensée animiste que l'on prête aux chasseurs-cueilleurs et les premiers comportements religieux, tel la construction de sanctuaires dédiés à l'activité rituelle:

Un mégalithe en forme de T de Göbekli Tepe orné d'un canidé à longue queue peut-être en train de sauter. Un loup? Un chien? Un renard? Le totem animal représentant l'esprit d'une famille probablement. (C: K. Schmidt, DAI)
Toutefois, il ne s'agit là que de l'interprétation personnelle de Klaus Schmidt, qu'il sait défendre avec brio dans son livre. Pour sa part, le néolithicien Jean Guylaine du Collège de France, qui a préfacé l'adaptation française du livre de Schmidt, est prudent. Il écrit : K. Schmidt défend donc ici la thèse au PPNA d'un complexe volontairement isolé, de plusieurs sanctuaires et élimine toute possibilité d'un habitat associé.Tant que la fouille n'aura pas élargi son espace, il sera difficile de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse. Laissons celle-ci se confronter aux recherches à venir.
Nous verrons, mais en attendant, les idées de Klaus Schmidt et la lecture qu'il fait du site de Göbekli tepe sont très stimulantes et il se pourrait qu'il garde raison. Alors si vous voulez les découvrir avec distance, pourquoi ne pas revêtir un peu de flegme britannique? Car en anglais, le livre a encore un autre titre, plus neutre:
Bref, c'est à propos d'un site majeur ; c'est du Klaus Schmidt. Ce sont des faits et des idées importants et si vous n'avez pas encore compris pourquoi il faut lire Klaus Schmidt, je peux aussi vous le dire en turc!