Le livre Histoire des guerres romaines de Yann Le Bohec

Comment une armée, qui à l'origine, n'était qu'une milice de paysans, a-t-elle pu accomplir autant, n'admettant jamais une défaite, ne subissant jamais deux fois la même? Comment ? Cela est  intéressant à savoir, après tout, avant de nous lancer dans les conquêtes que veut nous faire entreprendre Macronus augustus, car il l'a dit  devant le sénat réuni: il entend que nous, les citoyens de la République, repartions à la conquête (que Jupiter le protège pour qu'il réussisse à nous faire gagner!). Pour leur part, les citoyens de l'ancienne République dont la notre est inspirée – la république romaine – ont sans cesse conquis, jusqu'à maîtriser le monde de leur époque, qui était massé autour de Notre mer (le Mare nostrum). Cela, ils ne l'auraient pas réussi, s'ils n'avaient été les inventeurs de la première armée professionnelle d'Occident, à l'efficacité légendaire. Pour apprécier à quel point et pourquoi, il faut lire son histoire. Voici un livre pour le faire:

Le Livre Histoire des guerres romaines, de Yann Le Bohec, Tallandier, (606 pages, 25,90 euros).

Le Livre Histoire des guerres romaines, de Yann Le Bohec, Tallandier, (606 pages, 25,90 euros).

Le lire est d'une certaine façon une guerre. Je ne veux pas dire par là qu'il est mal écrit. Son auteur est trop bien formé aux lettres, classiques ou autres, pour pouvoir nous faire souffrir de ce côté là. Non, le point, est que la matière qu'il a traitée est trop riche de détails et de nuances d'interprétation, pour qu'il soit possible d'en produire une relation facile. Alors, tel un centurion emmenant sa cohorte de lecteurs, Yann Le Bohec nous oblige à faire face à ce terrible ennemi qu'est notre méconnaissance de l'histoire de  l'armée romaine. Il n'a pas écrit un essai, mais une relation chronologique, guerre par guerre, période par période, de l'ensemble chaotique des guerres romaines. Ce livre est donc comme la matière qu'il traite : la seule solution pour y faire face est de s'en imprégner assez longtemps pour qu'il cesse de nous faire peur.

Exactement comme la guerre, en somme, sauf que dans le cas de ce livre, vous avez le choix!

Pour autant, 606 pages seulement, pour traiter des 1000 ans de guerres romaines, c'est très peu. Mais c'est aussi trop pour que je vous parle de chacune d'elles. Alors je vais me limiter à commenter trois aspects de l'armée romaine que j'ai mieux saisi grâce au contenu de ce livre. Le premier est tactique.

Vous avez déjà entendu parler du triplex acies?

Cette formation de combat en trois lignes est la grande caractéristique tactique de l'armée romaine. Elle consiste en trois lignes de manipules, c'est-à-dire de bataillons, comportant une ligne d'infanterie légère (les hastats ou hastati), une ligne d'infanterie lourde composée de soldats jeunes (les princes ou principes) et une ligne d'infanterie lourde constituée de soldats vétérans (les triares ou triarii). En général disposés sur quatre ou cinq rangs de profondeurs, ces lignes étaient composées de manipules - littéralement de «poignées» d'hommes – rompues à la manœuvre. Suivant les plans du général, elles pouvaient se disposer en ligne mais à distance les unes des autres, afin, par exemple, de laisser refluer sans désordre l'infanterie légère chargée de harceler l'ennemi avant le choc. Cette dernière se composait non seulement des hastats, mais aussi souvent de nombreuses sortes d'auxiliaires non romains: des frondeurs baléares par exemple. Après que ces soldats voltigeurs avaient achevé leur «préparation d'artillerie» en lançant leur pilums et autres projectiles de fronde sur l'ennemi,ils se retiraient promptement en courant entre les rangs de l'infanterie lourde, laquelle se resserrait en un instant afin de présenter à l'ennemi un front uni.

La formation Triplex acies. Les carrés sombres représentent des manipules, c'est-à-dire des bataillons de soldats romains.

La formation Triplex acies. Les carrés sombres représentent des manipules, c'est-à-dire des bataillons de soldats romains.

 

Comme le montrent bien les situations tactiques décrites par Yann Le Bohec au cours de tant de guerres romaines, cette formation en trois lignes semble avoir fortement contribué à l'efficacité des légions. Elle serait d'origine samnite, lit-on, de sorte que je suppose que les Romains la découvrirent au cours des guerres du IVe siècle avant notre ère avec ces voisins des montagnes du Sud (région de Naples).

Le triplex acies aurait eu aussi des origines censitaires: les légionnaires étant des citoyens appelés, on les répartissait au combat par classes d'âge, ce qui explique la présence des vétérans en arrière des lignes de hastats et de princes, présence qui avait l'avantage de constituer une précaution contre la panique des soldats de l'avant, les vétérans qui avaient survécu à de nombreuses batailles sachant empêcher les soldats plus jeunes de se débander par peur...

Le triplex acies rend obsolète la formation en phalange

Or, chose extraordinaire, le triplex acies a fait disparaître la formation au combat qui était la norme au sein de tous les autres peuples de l'Antiquité pendant les premiers siècles avant notre ère: la formation en phalange. Cette formation de combat avait été portée à son plus haut niveau d'efficacité par les troupes macédoniennes d'Alexandre le grand. D'origine mésopotamienne, la phalange est une innovation des toutes premières armées professionnelles, qui deviendra la norme en à l'est du Bassin méditerranéen.

Détail d'un fragment de la stèle de victoire du roi Eannatum de Lagash sur Umma, dite « Stèle des Vautours » représentant la première illustration d'une phalange. Face historique. Calcaire, vers 2450 avant J.-C., dynasties archaïques sumériennes. Découverte en 1881 à Girsu (actuelle Tello, Iraq), Mésopotamie, par Édouard de Sarzec.

La toute première illustration d'une phalange connue. Ce détail d'un fragment de la stèle de victoire d'un roi sumérien, connue sous le nom de « Stèle des Vautours » date d'environ 2450 avant notre ère.

Couverts de bronze ou du moins de cuir, les soldats d'une phalange formaient un mur de bouclier dont sortaient de longues piques (celles des Macédoniens, les sarisses atteignent six mètres de long). Une fois en ordre de bataille face à l'ennemi, les soldats de la phalange se précipitaient en courant sur lui de façon à le débander dans un choc. Dans cet effort, la pression des rangs arrières jouait un rôle en forçant le mouvement vers l'avant, mais elle avait aussi pour effet de rigidifier l'unité combattante, par ailleurs encombrées par ses multiples longues lances. Son intérêt principal était donc de donner de la force de pénétration pure face à un ennemi en bandes peu organisé. Son défaut principal d'exiger un terrain plat facilitant une course, laquelle devait être lancée au moment décisif... Autant de conditions que le Triplex acies ne rendait pas nécessaires, alors qu'il facilitait l'adaptation des lignes au relief.

Imaginez l'effet sur les premiers rangs de la phalange d'un assaut se heurtant au mur formée par une manipule (un bataillon romain) ultra entrainé à s'accrocher sur place? Tandis que les légionnaires résistaient du bouclier à la poussée des piques, au sein de la phalange, les soldats des rangs arrières poussaient sur ceux des premiers, les comprimant contre le mur romain qui résistait, tandis que les légionnaires attendaient patiemment que baisse la pression pour se servir de leur gladius sans même sortir de l'abri de leurs boucliers... Et si, pour la ligne romaine, résister n'était pas possible, elle pouvait sur ordre céder avec souplesse  afin de céder le contact à des rangs arrières frais et entrainés.

Bref, les légions ont développé  un art particulier de résistance au choc d'une phalange, ou alors en cas de résistance impossible, de retrait en ordre derrière un mur secondaire ou tertiaire, qui lui résisterait, tout cela après que des frondeurs, des archers et le reste de l'infanterie légère, voire la cavalerie, ait puissamment harcelé l'ennemi par les côtés.

Si on ajoute à ces considérations le fait que les Grecs, alors des ennemis fréquents des Romains, mais aussi les Gaulois, alors très importants en Italie, se battaient en phalange, on comprend que le triplex acies a joué un grand rôle dans le succès de l'armée romaine, du moins face aux autres peuples, car les Romains se sont aussi beaucoup battus entre eux!

Et saviez-vous que les Romains étaient très légalistes das la guerre?

Les fréquentes guerres civiles mettaient la morale romaine à rude épreuve, car, nous apprend Yann le Bohec, les Romains étaient très légalistes dans la guerre. Celle-ci devait en effet être conforme au droit et à la religion, ce que résume la curieuse expression bellum iustum piumque (guerre «juste et pieuse») définissant l'idéal que se faisaient les Romains d'un conflit guerrier . Si elle était conforme au droit (à leur droit), alors les dieux protégeaient les légions ; et pour l'être, nous dit-il, il fallait aussi qu'elles soient «pieuses» . On voit que cette mentalité conférait aux Romains une méthode pour justifier leurs actions quelles qu'aient été le comportement véritable de l'ennemi: il suffisait pour lancer une guerre d'avoir un prétexte juridique. Ce prétexte, écrit Yann Le Bohec, pouvait être de deux sortes: soit une agression contre eux, soit quelque sorte d'invasion de leur territoire plus ou moins inventée. Ainsi, les Romains n'ont jamais véritablement attaqué personne sans raison: ils n'ont que poursuivre une stratégie défensive extraordinairement... oppressive en réalité.

À force de guerres justes, les Romains ont fini par s'emparer de tout le bassin méditerranéen, autant dire de tout le monde connu quasiment... Ci-dessus, l'empire romain à son apogée vers 120 de notre ère. (C: Jani Niemenmaa)

À force de «guerres justes», les Romains ont fini par s'emparer de tout le bassin méditerranéen, autant dire de tout le monde connu quasiment... Ci-dessus, l'empire romain à son apogée vers 120 de notre ère. (C: Jani Niemenmaa)

On voit dans cette mentalité une nouvelle illustration de ce phénomène bien connu : les pires oppresseurs se présentent toujours comme des victimes ! Quelle qu'ait été la guerre qu'ils ont menée, les Romains était toujours bien armés... psychiquement, car ils étaient dans leur droit. Leur droit, justement.

Et puis, les Romains ont été victimes de leur succès?

Ils avaient inventé une civilisation pancontinentale, cohérente, aux règles dures mais ouvertes et caractérisée par un haut niveaux de vie pour les aristocrates (bien plus haut que le notre aujourd'hui). Tout autour d'eux, des «barbares» considéraient cette civilisation comme un modèle, qu'ils voulaient intégrer. En Occident, après que les Celtes eurent été entièrement romanisés, les Germains n'avaient pu l'être. Nombreux, pauvres et très guerriers, ils n'eurent de cesse d'intégrer l'empire romain, où dans un premier temps, ils prétendirent s'installer, profiter des ressources romaines, mais tout en conservant leurs us et coutumes. Nombreux et divers, ils exercèrent en Occident et, du reste en Orient aussi (Goths) une pression qui s'accrût à l'est lorsqu'eux-mêmes se retrouvèrent sous la pression hunnique. Face à tous ces ennemis et à d'autres, les Romains devaient multiplier les guerres pour contenir un envahisseur après l'autre. On peut donc dire qu'ils ont croulé sous la trop forte pression d'une immigration guerrière, issues de ce que les Allemands nomment la Völkerwanderung, c'est-à-dire la grande « errance des peuples».

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Une représentation d'une partie des migrations germaniques au Ve siècle de notre ère. L'expansion des Francs jusque dans les Gaules au Ve puis au VIe siècle n'y est pas représentée. (C: Novarte)

Toute la fin du livre raconte comment cet effondrement s'est produit à l'époque où l'empire devenait chrétien. Yann Le Bohec est d'avis que sa principale explication est que l'armée romaine avait cessé d'être performante. Est-ce si vrai? Sans doute toujours indéniablement mieux organisée et conçue que celles des barbares, elle était souvent composée en grande partie de.... barbares , car elle s'était professionnalisée. Immense, la société romaine, avait cessé d'avoir la base ethnique de ses débuts et la vocation militaire n'y était plus aussi citoyenne, ni d'ailleurs désirée étant donné que les soldats mourraient beaucoup pour une solde limitée ; l'inverse était vrai chez les barbares, où l'organisation guerrière était même le plus souvent à base familiale. Et puis les barbares, qui étaient nombreux et divers, ne se livraient pas seulement à la grande guerre, mais très souvent à une petite guerre de raids et de pillage. La grande guerre surgissait soit quand les Romains entraient dans leurs territoire pour les punir, soit quand  les barbares avaient constitué de grandes armées pour pénétrer l'empire et menacer ses provinces.

La tache des légions était donc devenue multiple et incessante. Très étendues, les frontières étaient devenues difficile à défendre, même quand elles s'appuyaient sur des obstacles naturels, tels le Rhin et le Danube. Selon moi, si l'empire d'Occident avait disposé de dirigeants de qualité, il aurait pu résister, notamment en se retirant sur un territoire plus maîtrisable, mais entre usurpateurs et intrigues de palais, il y eut de moins en moins d'empereurs capables de réformer l'armée en fonction de ses échecs et suffisamment sûrs de leur position pour repartir à la conquête. Au Ve siècle, une personnalité forte, Aétius, montrera qu'il aurait été possible de finir par contenir et absorber les barbares, mais l'empire produisit trop peu d'homme comme lui. Il passe donc pour le «dernier des Romains».

Pour autant, personne n'eut conscience alors que l'empire d'Occident s'affaiblissait au IVe et Ve siècles, que quelque 1600 ans plus tard, les descendants des Romains (et des barbares) penserait qu'il avait disparu. Bien au contraire, dans les mentalités, la romanité resta bien ancrée en tant que modèle de civilisation inégalé  et, du reste, les Francs, le récréèrent sous la forme instable mais durable du Saint empire romain germanique. Au sein de la civilisation médiévale, la romanité se réfugia largement une forme fruste mais stable dans les monastères.

En réalité, la véritable disparition de l'Empire romain en tant que tel a été déclenchée par l'irruption de l'Islam, qui fit disparaître «Notre mer», en d'autres termes la Méditerranée en tant que lien entre les différentes régions contribuant au fonctionnement de la civilisation romaine dans son ensemble (lire à ce propos «Mahomet et Carlemagne» de Henri Pirenne). Les échanges avec l'Orient cessèrent pour un temps (ils revinrent pour un temps pendant l'intermède des croisades).

Et puis, l'empire romain n'a pas disparu aussi parce que l'église catholique est en quelque sorte l'empire romain continué sous une autre forme… Et notre République, née à la faveur du néoclassicisme amplifiée par les Révolutionnaires, n'est elle pas, elle aussi, un avatar de la romanité encombré d'«ors de la République» et autre kitschs néoclassiques? Sur ce point, ce n'est pas Macronus augustus, le jupitérien, qui me contredira!


Un commentaire pour “Le livre Histoire des guerres romaines de Yann Le Bohec”

  1. JC-van-Dale Répondre | Permalink

    Bonjour,
    Suite à la lecture de cet article, je me permets d'apporter, très humblement, ma pierre à l'édifice, en transmettant quelques articles de mon blog et qui concerne le sujet traité :
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/celtes-et-latins.html
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/consequences-de-linvasion-romaine.html
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/la-gaule-romaine.html
    https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.fr/2017/07/fin-du-4eme-siecle-et-debut-du-moyen-age.html
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    Cordialement.

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