Le livre La véritable histoire de l’expédition d’Égypte de Juan Cole
L'expédition d'armées révolutionnaires en Égypte dirigée par Bonaparte est un immense évènement pour l'Égypte et pour la science. En France, comme tout ce qui concerne Napoléon, cette expédition et les accomplissements scientifiques qu'elle a déclenchés, conservent un caractère grandiose, qui est peu propre à l'objectivité. D'où l'intérêt de s'intéresser au regard d'un étranger sur cette malheureuse aventure.
Juan Cole est un historien de l'université du Michigan, mais aussi un blogueur et journaliste américain auteur du très remarqué blog InformedCOMMENT, dans lequel, souvent avec une acuité prémonitoire, il commente la situation au Proche Orient et la politique que son pays y mène. Son regard est... comment dire?... informé. Surprise : voilà qu'en 2007, il a publié chez Palgrave Macmillan le livre Napoleon's Egypt: Invading the Middle East, et que celui-ci vient d'être édité en France :
À lire ce livre, on mesure avec stupeur à quel point nous Français restons encore aujourd'hui victimes de l'un des arts que Bonaparte, en plus de l'art militaire et politique, maîtrisait suprêmement : celui de la propagande! Comme le synthétise Juan Cole à la fin de son livre:
«L'expédition d'Égypte n'est donc pas, contrairement à ce que beaucoup d'historiens pensent, une aberration dans un parcours centré sur l'Europe. C'est l'expérience pionnière d'une forme d'impérialisme utilisant des institutions et une rhétorique libérale pour extorquer des richesses et gagner des avantages géopolitiques.»
Ces lignes de 2007 résonnent fort, car elles ont été écrites alors que la première guerre civile irakienne battait son plein et que les Américains étaient sur le retrait. On ressent à les lire que le grand qui pro quo et choc des civilisations que représente la guerre anglo-américaine en Irak était évidemment pour Juan Cole une chanson connue, qui rappelle l'expédition d'Égypte et ses suites, et dans une moindre mesure à nous Français les phénomènes de la colonisation et de la décolonisation de l'Algérie.
DEUX INTERVENTIONS IMPÉRIALISTES COMPARABLES EN DE NOMBREUX POINTS
Le parallèle est en effet frappant:
-Les techniques militaires des Français révolutionnaires surclassent de très loin celles des Égyptiens, comme celles des Américains surclassent celles des Irakiens.
-Les Égyptiens, comme les Irakiens deux siècles plus tard, se battent malgré tout avec un courage et une cruauté insignes.
-Les Français révolutionnaires viennent apporter la «liberté» aux Égyptiens, comme les Américains de la fin du XXe siècle venaient apporter la «liberté et la démocratie» au peuple irakien écrasé par la dictature baassiste. La «liberté» si nouvelle et si durement acquise que les Révolutionnaires veulent partager avec les Égyptiens, est censée s'organiser dans le cadre de la «République française d'Égypte».
-Les Français apportent en réalité le chaos qu'ils déclenchent; comme les Américains en Irak deux siècles plus tard.
-Les Français révolutionnaires se paient largement sur la bête en prélevant des impôts exorbitants; les Américains se font octroyer des contrats pétroliers et de renouvellement des infrastructures, qui, comme l'argent prélevé par les Français par des impôts, sont loin d'équilibrer les frais se guerre.
-Les questions confessionnelles sont au centre de tous les combats que mène l'armée de Bonaparte, comme elles le sont au centre de ceux que mènent l'armée américaine.
-Les Français révolutionnaires finiront par se retirer assez piteusement (et Bonaparte subrepticement) sans avoir réalisé le projet annoncé en début de campagne ; l'intervention américaine en Irak se termina pareillement sans que la «liberté et la démocratie» ne soient très possibles au milieu d'une guerre civile particulièrement atroce.
-L'intervention française influença l'évolution de l'Égypte pour plusieurs siècles, comme, sans doute, l'intervention américaine et ses suites a changé celle de l'Irak...
-Tout comme l'expédition française en Égypte, l'intervention américaine en Irak déclencha une énorme pillage archéologique ; du reste, le Louvre, la Place de la Concorde à Paris et le British Museum sont encore pleins des trésors pillés par l'armée révolutionnaire.
PLUSIEURS DIVERGENCES AUSSI!
-La plus grande différence entre les deux interventions tient aux situations politiques du Proche Orient et des pays envahis aux deux époques concernées.
Les Français interviennent au sein de l'Empire ottoman, un espace politique stable depuis des siècles, dont l'Égypte est une province ; les Mamelouks, une milice d'esclaves affranchis et souvent d'origine caucasienne et chrétienne, y a pris le pouvoir, mais représente officiellement l'État ottoman ; dans la pratique, elle s'est largement affranchie de la Grande Porte (façon de désigner l'administration de cet État) et traine à transmettre les impôts égyptiens, voire à les payer.
Les Américains sont pour leur part intervenus dans un Proche Orient post ottoman, où une mosaïque d'États nationaux constituent un ensemble politiquement métastable, que l'intervention américaine bouleversera, avec des conséquences que nous n'avons pas fini de mesurer. Après la seconde guerre mondiale, la fondation d'Israël a conduit à un conflit ininterrompu entre les nations arabes de la région et cet État juif de type occidental, qui au moment de l'intervention américaine dure déjà depuis quelque 50 ans ; l'Irak, le domino proche oriental renversé par les Américains, est, au moment de leur intervention, une dictature baassiste dirigée par le Président Saddam Hussein.
-L'autre grande différence entre les deux expéditions tient à leur postérités scientifiques : alors que l'invasion française produisit d'immenses résultats, profitables encore aujourd'hui pour les Égyptiens, l'intervention américaine a simplement déclenché une large destruction des précieuses richesses archéologiques mésopotamiennes et du potentiel scientifique irakien, l'un des meilleurs du monde arabe.
L'armada qui quitte Toulon emporte en effet avec elle pas moins de 167 savants, ingénieurs et artistes français, dont le géologue Dolomieu, le mathématicien Gaspard Monge, le chimiste Claude-Louis Berthollet, Dominique Vivant Denon, le mathématicien Jean-Joseph Fourier, le physicien Malus, le naturaliste Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, le botaniste Alire Raffeneau-Delile, l'ingénieur Nicolas-Jacques Conté... Ces intellectuels vont fonder l'Institut d'Égypte, censé propager les Lumières sur les rives du Nil, et créer la Décade égyptienne, une revue scientifique... Pour la première fois, l'Égypte sera l'objet d'une étude scientifique de grande ampleur, qui conduira à l'ouvrage collectif la Description de l'Égypte, publiée entre 1809 à 1821. On sait les immenses fruits de cette étude, puisque l'Égyptologie, c'est-à-dire l'étude du passé ancien de l'Égypte, sera lancée, la pierre de Rosette découverte et son inscription bilingue déchiffrée,...
Ainsi, l'expédition française en Égypte a aussi offert aux Égyptiens la possibilité d'étudier et d'interpréter leur passé prémusulman, qui constitue aujourd'hui une immense richesse en termes d'identité et d'activité économique ; on ne peut pas en dire autant de l'expédition américaine, qui a plutôt déclenché la destruction massive des vestiges du passé mésopotamien, tout aussi important que le passé égyptien dans l'émergence des civilisations méditerranéennes et par là de la civilisation occidentale.
Pour autant, ce n'est pas l'objet du livre de Juan Cole que de discuter de cet aspect de l'expédition d'Égypte, du reste célèbre. Il entend plutôt se concentrer sur les interactions entre Français révolutionnaires et Égyptiens et autres Proches-Orientaux jouant alors un rôle en Égypte. Ces interactions ont d'abord été militaires.
LE ROULEAU-COMPRESSEUR DES ARMÉES RÉVOLUTIONNAIRES SURCLASSE LES ARMÉES MAMELOUKS
En effet, les soldats français ont d'emblée affronté des conditions terribles, entre «déserts» à traverser au cours de marches de la mort à travers le Delta et harcèlement des Égyptiens. Le maître de manœuvre (un marin) Bernoyer raconte:
Nous étions anéantis, mais il fallait marcher sur cette immense plaine de sable aride, dans un climat beaucoup plus chaud que le nôtre, sans avoir un seul ombrage pour nous reprendre un peu et nous garantir des ardeurs du soleil brûlant. Dans cette accablante situation, nous ne pouvions étancher la soif qui nous dévorait. Très vite, nos bidons furent vidés, sans espoir de les remplir souvent.
C'est que le général Bonaparte est un terrible tyran. Comme la cavalerie blindée américaine fonçant sur Bagdad le long de l'autoroute, il se précipite à marches forcées vers le Caire. Selon l'un des officiers, la marche et ses incidents, notamment les bagarres entre soldats autour des rares puits rencontrés feront plus de 30 morts.

Une représentation de la traversée du désert par les troupes françaises.
L'ambiance régnant dans le pays est hostile. Au passage de l'armée française, pratiquement tous les habitants fuient, privant les soldats de toute possibilité d'achat de nourriture. Les soldats sont particulièrement dépités par l'absence totale de femmes dans les villages rencontrés. Un jour cependant, il en trouve une à moitié morte avec son bébé au sein dans le désert : on l'a tabassée, arraché les yeux et lui a coupé le nez. Les hommes tentent de la nourrir après lui avoir donné à boire, mais elle succombe très vite. Alors qu'ils ont laissé la pauvre femme, les soldats voient arriver un Bédouin monté, qui attache le cadavre à son cheval au bout d'une corde et le tire dans le désert. Les Français apprendront au village suivant qu'il s'agit d'une femme adultère.
Pendant la marche, les Bédouins harcèlent sans cesse les soldats, attaquant et tuant les attardés. Alors qu'ils traversent une agglomération quasi vide, car ses habitants ont fui, les soldats découvrent un harem de trois épouses noires. Il s'agit des femmes du maire de la bourgade, qui est resté pour traiter avec les envahisseurs; ils tentent de les libérer des ceintures de fer que ce dernier leur a passé, mais sans succès... Les pauvres Français n'ont donc réussi à avoir aucune «aventure amoureuse» à ce stade de la conquête, note ironiquement Juan Cole.
C'est non loin d'une ville nommée Rahmaniya, qu'ils rencontrent l'armée de Murad Bey. Il est le chef de la milice des Mamelouks, qui a pris le pouvoir en Égypte, de sorte qu'il porte aussi le titre de bey (sous l'empire ottoman, un Bey était une sorte de préfet).
Même si Mourad Bey a rassemblé des combattants à pied armés de mousquets, il s'agit essentiellement d'une cavalerie légère, dont les membres se battent avec une grande habileté à partir de leurs selles en forme de fauteuils:

Un cavalier mamelouk dessiné par Carle Verlet vers 1810.
Chaque Mamelouk y est armé de pistolets à la ceinture et d'autres dans les arçons, mais aussi d'une hache, d'un sabre et d'un mousquet. Lorsqu'un Mamelouk charge, ses étriers deviennent des armes offensives, ce qui, dans les cavaleries européennes où l'on est accoutumé à manœuvrer en ordre, ne serait pas possible, car l'on blesserait le cheval de son voisin. Toutes les armes sont attachées au cheval. Comme les Mamelouks sont autant de guerriers qui n'ont d'autre rang que celui qu'indique le courage et la témérité, écrit un ingénieur français, ils sont habitués à guerroyer ensemble, mais se battent essentiellement seuls. Bref, leur tactique est adaptée à des raids prompts ou au harcèlement à cheval d'une troupe montée et belliqueuse de Bédouins, mais inadaptée au choc contre une troupe européenne bien coordonnée et flanquée d'une artillerie active.
L'infanterie marche sur six rang et l'artillerie est intercalée entre les bataillons.
Tous les Français s'accordent à admirer l'habileté et le courage des Mamelouks, mais leurs récits traduisent aussi que leurs vagues viennent encore et encore s'user contre les carrés impénétrables des soldats français.
Très vite, les Français prennent le contrôle de la plus grande partie de la province de Buhayra et leur colonnes se dirigent vers le Caire. Si l'on pense aux extrêmes difficultés qu'ont dû affronter les soldats, il s'agit là d'une prouesse qui donne à l'arrivée des armées révolutionnaires une promptitude comparable à celle de la charge de la cavalerie et de l'artillerie blindée américaines vers Bagdad.
Des Bédouins et des partis de cavaliers harcèlent l'armée en permanence. La marche est si dure que des suicides se produisent. Affamés les soldats pillent les villages, en général déserts. En réalité, partout en dehors des groupes qui avancent sur le Caire, les Français sont plus «encerclés que victorieux».
LA BATAILLE DÉCISIVE DE L'INVASION
Une bataille doit avoir lieu, qui décidera de la prise du Caire. Napoléon, maître es arts de propagande, la nommera de façon ronflante la «bataille des pyramides».

Une vue générale de la bataille des Pyramides, le 21 juillet 1798 d'après un tableau de Louis-François Lejeune peint en 1806.
Une armée égypto-turque, organisée par Murad Bey tente encore d'arrêter les soldats révolutionnaires. Ces derniers sont rendus absolument furieux par le harcèlement bédouins et aspirent à la vengeance, donc à la bataille où ils savent pouvoir exprimer leur mortelle puissance collective. Tant les armes à feux des Égypto-Turcs que leur artilleries sont déclassées par les armes européennes. Les mamelouks s'avancent en vagues agressives, mais le sang froid des soldats français permet à leurs carrés de résister à tous les chocs, tandis que leur feu roulant tue des Mamelouks en masse. Tant que les français restaient disciplinés et maintenaient les carrés, ils étaient invulnérables face aux attaques de la cavalerie, écrit Juan Cole. Les Égypto-Turcs ont aussi ménagés des retranchements défendus par une masse hétéroclites de citoyens, de soldats paysans ou d'esclaves. Des fantassins «formés en colonnes d'attaques» les prennent d'assaut avec furie.
Pour résumer, le dispositif militaire français fonctionne tel une machine, qui ne s'arrête pas.
Il faut noter en outre que les Français sont nombreux. Les archives montrent que les régiments ottomans comportaient moins de 18000 combattants, outre des bandes de de soldats-esclaves et autres paysans, citadins et Bédouins armés ; les Français, pour leur part, comptent de l'ordre de 32000 hommes.
UNE MAIN MISE MILITAIRE RÉUSSIE
Bref, il est clair que dans un affrontement direct, les Égypto-Turcs n'ont pas la capacité de l'emporter. Tout au plus peuvent-ils résister, ralentir l'avancée des Français et les envelopper d'une activité incessante de guérilla. C'est ce qu'ils font et leur harcèlement ne s'arrêtera plus. Les Français occupent le Caire et tentent ensuite de mailler le pays de garnisons afin d'être toujours prêts à poursuivre d'éventuels partis combattants de trop grande force. Ils ne cesseront de le faire, perdant de nombreux hommes dans des embuscades et autres sièges impromptus de garnisons isolées et trop petites.
Pour autant, la pression française sera grande, mais la mainmise des Français sur le delta, la seule région d'Égypte qu'ils ont conquis, restera toujours fragile. Le danger réside dans les campagnes, où les Français sont à chaque moment considérés comme des intrus à chasser si possible. Ainsi, par exemple, lors qu'une excursion à partir du port de Rosette, divers savants – Alix Delile, Déodat Dolomieu, Dominique Vivant Denon et un peintre paysagiste du nom de Joly – se joignent à une troupe. Par inadvertance, un groupe d'officiers et de savants s'éloignent de la troupe et parviennent sous les murs d'un gros village. Là, ils sont soudainement confrontés à environ 200 paysans armés leur criant de partir. Quand les soldats arrivent, ces combattants ruraux se retirent dans leur village, que les soldats prennent d'assaut, mais les attaques reprendront à la nuit, faisant plusieurs blessés; Joly reçoit une balle en pleine tête. Après avoir détruit le village et subi une vingtaine de morts, le parti français retourne à Rosette...
Cette anecdote est typique des premiers temps de l'armée révolutionnaire en Égypte. Progressivement, les soldats, lassés de cette hostilité permanente, deviendront de plus en plus brutaux. Très rapidement, ils proclament une sorte de paix civile républicaine, puis traitent comme des crimes tous les actes de résistance. Les atrocités qu'ils commettent alors n'ont d'équivalent que le traitement égyptiens de tout parti français pris en situation de faiblesse ; elles sont souvent aveugle étant donné l'incompréhension des Français de l'arabe et leur mécompréhension de la société égyptienne, constituées de classes urbaines dans les villes, de paysans quasi esclaves sur toutes les terres cultivables et d'une nuée de Bédouins rompus à la vendetta et à la guérilla.
Les accomplissements militaires des Français seront néanmoins considérables. Très vite privés de leur flotte (Aboukir), ils maîtriseront quand même le pays, faisant face à une énorme rébellion au Caire, à une armée turque envoyée par la Syrie, puis à une autre armée anglo-turque encadrée par les Anglais. Ils feront face aussi à une guérilla incessante et aux duretés accompagnant des prélèvements d'impôts aussi exorbitants pour les Égyptiens que vitaux pour l'armée. Malgré l'embargo anglais, qui empêche tout soutien logistique de la France et les entreprises anglaises, l'armée d'Orient parviendra à se maintenir et à constituer finalement une puissance avec laquelle il faudra négocier.
Cela, après le départ inouï de Bonaparte, sera l'œuvre du général Jean-Baptiste Kléber, qui parviendra à stabiliser la situation de l'armée, avant que son assassinat, puis la pression anglaise ne conduisent à son évacuation négociée vers la France en 1801. Comment? Dans des bateaux de la marine de guerre anglaise!!!!!
L'ARMÉE D'ORIENT ET LES FEMMES D'ÉGYPTE
Un aspect sidérant de la présence française en Égypte sont les relations des Français avec les femmes égyptiennes. Juan Cole insiste sur ce point, car, manifestement, c'est là pour lui un aspect crucial des expériences que peut faire une armée occidentale dans un pays arabo-musulman.
Les soldats français sont ainsi très vite initiés à une valeur clé du Moyen-Orient: l'honneur des hommes dépend de leur capacité à protéger leurs femmes des attentions étrangères malvenues. Une femme qui déshonore ainsi ses frères est passible d'un tel châtiment (celui subi par la femme retrouvée les yeux crevés et le nez coupée dans le désert). Ce sens de l'honneur fondé sur les rapports de genre, est très répandu dans tout l'est de la Méditerranée, aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans., explique-t-il.
Cette expérience est aussi celle des femmes de soldat, qui, semble-t-il nombreuses, accompagnent leurs hommes.Capturées, certaines se retrouveront promptement mariées à quelque Cheikh... Autres temps, autres mœurs... puisque les seules femmes américaines de l'armée qui a envahi l'Irak en étaient membres!
En Égypte, les femmes de la classe urbaine sont des propriétés familiales que l'on maintient à la maison, ou, chez les riches, au sein de harems, sorte d'élevages d'épouses, où un certain luxe voisine avec un ennui profond. De nombreuses Soudanaises et autres Africaines subsahariennes sont par ailleurs proposées sur les marchés d'esclaves.
Les soldats et les officiers trompaient leur ennui de différentes manières, organisant des rencontres, jouant entre amis et cherchant de nouvelles relations, mêmes les moins honorables. Les harems des notables désormais abandonnés attiraient ces hommes dans la fleur de l'âge. Au début du mois d'août, raconte Doguereau, «un sérail, où deux de nos camarades surent s'introduire et d'où ils emmenèrent des négresses, fit dans les premiers jours passer quelques moments ; on en fut bientôt las.»
Beaucoup de Français ont acheté des esclaves comme domestiques ou pour leurs services sexuels, ou pour les deux. Certains des officiers se sont choisi une maîtresse – souvent une esclave – dans le harem des beys en fuite. L'amiral Jean-Baptiste Perrée écrit à un ami en France «Les beys nous ont laissé quelques jolies Arméniennes et Géorgiennes, dont nous nous sommes emparés au profit de la nation.» Même empreinte d'humour, cette déclaration, souligne Juan Cole, montre comment ces hommes conçoivent la «nation»: elle est avant tout masculine et il semble que les femmes – les Françaises aussi ! – fassent simplement partie de son patrimoine... En ce sens, ils sont probablement plus proches des Égyptiens de leur époque, qu'ils ne le sont de leurs descendants français actuels...

Bonaparte visitant un marché aux esclaves au Caire d'après une évocation orientalisante de Maurice Orange (1867-1916), bien postérieure à la campagne d'Égypte.
Nombre d'aventures amoureuses des Français sont étonnantes et significatives. Ainsi, le cas de Bernoyer, un «Jacobin champion des Lumières», responsable de l'habillement de l'armée, comme le définit Juan Cole. Il tente de devenir le propriétaire d'une esclave après qu'un capitaine de sa connaissance lui a proposé de se rendre au bazar, où une caravane vient d'arriver avec un grand nombre de femmes esclaves, «des noires pour la plupart».
Ils se rendirent à l'endroit où se tenait la vente, «un vaste local dont l'architecture rappelle nos anciens monastères» ; Les femmes soudanaises portaient pour tout vêtement «une mauvaise serpillière pleine de graisse, exhalant une odeur insupportable». Comme ils se plaignaient, le marchand leur proposa des femmes plus jolies, mais ils restèrent de marbre.Puis, un peu à contrecœur, il les fit monter à l'étage pour admirer deux «merveilles» qu'aucun client n'avait encore vues. Les deux Français entrèrent dans la pièce et leur enlevèrent leur voile.
Voici comment Bernoyer décrit alors son expérience:
Alors, je m'approchai de l'une d'elles et pour ne pas l'effaroucher, je lui souris tendrement. Délicatement, le lui soulevai le voile : je remarquai une légère résistance. Je vis briller dans ses yeux une secrète joie quand elle s'aperçut que je parcourais avec avidité les courbes alléchantes et merveilleuses de son corps : sa pudeur la forçait à me les dérober. Elle se couvrait d'un côté quand je la découvrais de l'autre. je ne pouvais absolument pas me lasser d'admirer ce corps aussi parfait, la finesse des bras, l'harmonie des jambes, les deux seins arrondis et fermes, les hanches équilibrées délimitant un ventre étonnamment plat, légèrement creux en son milieu, à l'endroit du nombril...et plus bas, cette touffe dense de poils torsadés qui laissait deviner l'entrée intime d'un instant de plaisir qu'on ne voudrait jamais quitter.
En dépit de cet enthousiasme, Bernoyer ne peut se résoudre à payer les 1800 francs demandés par le marchand. Un prix prohibitif... Il aura d'autres aventures plus tard. L'esclave sera finalement achetée par Eugène de Beauharnais, le fils de Joséphine… Bernoyer, le constatant, le complimenta et Beauharnais répondit:
Je vous assure, Monsieur Bernoyer, n'avoir jamais fait un si bel usage de mon argent. J'ai dépensé six mille francs pour la rendre aussi belle qu'une reine. Je l'aime à la folie, tant son caractère spirituel et enjoué m'a ouvert une source de plaisir intarissable...
Une réplique qu'il faut jauger en sachant qu'Eugène est le petit fils d'un grand propriétaire d'esclaves aux Antilles...
Ainsi, les idéaux révolutionnaires, la «philosophie et la liberté» n'ont grand effets sur les Français. Ils idéalisent l'esclavage à la mode égyptienne et sont manifestement incapables de ressentir quel sort peu enviable ces captifs subissent. L'encyclopédie, pourtant, contient un article stipulant à propos du commerce des esclaves :
Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale, il n'y a point de crime, quelqu'atroce qu'il soit, qu'on ne puisse légitimer.
Aujourd'hui, nous ne pratiquons plus l'esclavage, mais assistons écœurés à sa réinstigation par les milices lybiennes, qui – nous a révélé un reportage américain – se permettent de vendre des migrants capturés comme hommes à la tâche. Et des migrantes, qu'en font-ils? Étant donné les habitudes esclavagistes ancestrales des pays arabo-musulmans - l'esclavage n'a été officiellement aboli en Arabie séoudite qu'en 1962 ; il y aurait eu alors entre 100000 et 250000 esclaves subsahariens dans le pays - et le mépris que les Africains sub-sahariens y rencontrent (le racisme enduré par les migrants au Maghreb est extrême), nous pouvons craindre le pire, en Lybie du moins..
Voilà pourquoi, il faut lire Juan Cole. Sa très intéressante relation de l'expédition d'Égypte, participe d'une profonde compréhension de l'histoire des peuples arabo-musulmans et de leurs cultures. Elle ne peut que nous aider à interpréter ce qui se passe dans leurs pays avec ou sans la participation de l'Occident.
Merci pour ce commentaire qui donne envie de lire Juan Cole.
Une remarque: la pierre de Rosette est trilingue 😉
Merci pour ce commentaire positif, bien encourageant tant il est long d'écrire autant sur un livre. Pour la pierre de Rosette, je viens de regarder : elle est bilingue (grec ancien, égyptien ancien) et à trois écritures (grecque, démotique et hiéroglyphique). François
C’est un excellent commentaire, extrêmement riche et bien écrit. J'ai littéralement bu vos paroles.
Merci beaucoup !