«Mahomet et Charlemagne» de Henri Pirenne
Mahomet et Charlemagne, livre posthume du très grand historien du XXe siècle que fut Henri Pirenne (1862-1935), édité pour la première fois en 1937, vient d'être réédité:
Bruno Dumézil (médiéviste français et cousin éloigné de George Dumézil) de l'Université de Paris Ouest Nanterre la Défense, prévient dans sa préface: Lire Mahomet et Charlemagne en 1937, c'était se voir proposer la représentation entièrement nouvelle du passage entre l'Antiquité et le haut Moyen Âge. Malgré l'ampleur de ce projet, le livre est une démonstration claire et concise: il met en évidence que le monde antique, c'est-à-dire la domination de la civilisation circumméditerranéenne, reconnue universellement comme supérieure à la fin de l'Antiquité et au haut Moyen Âge, sombre avec les Mérovingiens à cause de l'irruption imprévue de l'Islam.
Charlemagne en effet est la manifestation du retour aux sources germaniques, qu'avaient abandonnées si volontiers les descendants de Mérovée. Il n'écrit pas le latin, parle francique dans son quotidien et installe sa capitale dans le noyau d'origine des Francs. Pour autant, il tente quand même de ne pas abandonner le prestige indépassable de la civilisation romaine. Avec la collaboration plus ou moins volontaire du pape, il fonde donc un Empire, l'Empire carolingien, qui sera plus tard continué par Saint Empire Romain Germanique. Ainsi, alors qu'au VIIIe siècle, la méditerranée est devenue un lac musulman, les Carolingiens tentent encore d'imiter l'universalité de l'Empire romain, en refondant une sorte d'ordre romain au nord. Ils le font toutefois sans la monnaie unique romaine, sans leur «marché commun», sans leur commerce au long cours ni la circulation des élites entre l'Orient et l'Occident, et, du reste, sans plus guère d'élites autres que guerrières… Charlemagne a été couronné en l'an 800, apprenaient tous les petits Français, et le Moyen-Âge est né, complétera-t-on après avoir lu la démonstration de Henri Pirenne. Il n'a pas «inventé l'école», mais plutôt, sous l'influence des moines anglo-saxons et irlandais, tenté de la sauver un peu, dans son palais et pour les usages de son administration du moins…
Ainsi, les Mérovingiens, ces premiers Francs auxquels se référaient les historiens allemands nationalistes contemporains de Henri Pirenne, étaient des Germains bien peu germanistes… Leur réflexe semble avoir été d'oublier le plus vite possible leur culture d'origine pour adopter la langue, les techniques et l'administration fondée sur l'écrit des Romains. L'Empire romain n'a pas sombré à leur époque, mais s'est maintenu pour l'essentiel, tant par la persistance des élites gallo-romaines, que par l'adhésion sans discussion à la civilisation romaine de tous les Barbares germaniques qui l'avaient rejointe.
Tout cela a disparu à l'époque carolingienne, époque d'une décadence occidentale provoquée par l'irruption de l'Islam. Le commerce et le transport transméditerranéen ont disparu ainsi que la moitié orientale et sud de l'Empire romain, ce qui force l'Occident à l'autarcie. Alors que cette partie du monde n'était avant que l'une des franges marginales d'un Empire centré sur «notre mer» et nourrie par tout ce qui en venait, elle doit se refermer sur elle-même. Désormais, les élites germaniques restent… germaniques et prennent le dessus. D'où cette grande invention carolingienne pour sauver ce qui était sauvable : l'abbaye romane. Dans ces bulles de culture antique christianisée à la mode bretonne (leur développement se fait largement sous l'influence des moines anglo-saxons et irlandais), on vit en autarcie en produisant tout ce qui est nécessaire à la vie intellectuelle et matérielle. Des moines savants y font recopier les trésors intellectuels de l'Antiquité ; d'autres pratiquent toutes sorte de métiers manuels. Ainsi, les membres des collectivités monachiques, peuvent continuer la vie civilisée des Anciens à leurs manières, ou du moins une vie plus riche de possibilités que la moyenne des autres Européens. Cela explique que les grands féodaux francs aiment se retirer dans des abbayes pour y finir leurs vies à l'abri, après avoir mené force conquêtes violentes ; cela explique aussi que l'on y place volontiers tous les frères et autres concurrents intempestifs lors des guerres dynastiques. Pour leur part, les serfs qui appartiennent aux communautés religieuses et leur fournissent leur subsistance, vivent une vie bien plus fruste.
La clairvoyance de Henri Pirenne sur ce passé fondateur de la civilisation occidentale m'a d'autant plus frappé que cet historien belge avait été formé à l'école allemande. Malgré une culture germanique qui avait dû devenir une seconde nature chez lui, il prit en totale allergie le nationalisme de nombre de ses collègues allemands, puis leur tendance de plus en plus prégnante avec l'apparition du nazisme à mythifier les anciens Germains. Pendant la première guerre civile européenne du XXe siècle (1914-1918), l'attitude des armées allemande en Belgique acheva de le faire divorcer de sa culture allemande au point de lui faire prétendre avoir oublié la langue de Gœthe d'un seul coup le 3 août 1914, date de l'entrée des troupes allemandes en Belgique.
Ainsi, c'est avec une certaine admiration pour la solidité de son bon sens que l'on découvre dans ce livre de quelle façon, alors que la mode du germanisme se répandait dans la science historique, il dissertait calmement à rebours des idées de son temps de son temps sur la supériorité évidente de la civilisation méditerranéenne pour les anciens… Germains. Cette supériorité était si évidente pour les gens du Haut Moyen Âge, qu'il cherchaient à s'y intégrer sans même envisager un autre plan.
En ce sens, l'Occident d'époque mérovingienne, dominé militairement par les Germains, est resté dominé culturellement par les Méditerranéens, notamment orientaux. Dès lors que l'on a compris ce que nous prouve Henri Pirenne, l'originalité admirable mais aussi destructrice des anciens Arabes devient évidente : au contraire des barbares du nord, les barbares du sud n'ont pas cherché à s'intégrer à l'Empire dont il avaient conquis des parties. Au contraire, ils ont proposé, puis su imposer avec le temps une nouvelle civilisation aux peuples hautement romanisés d'Orient et de la rive sud de la Méditerranée. L'histoire a montré que cette héritière de l'Empire romain fut aussi durable que sa sœur la civilisation occidentale.
Une nouvelle faction islamique voudraient reproduire l'épopée des conquérants arabes en faisant réémerger un géant musulman. Ses membres s'y prennent par une guerre terroriste et/ou territoriale aux pouvoirs arabes et à l'Occident, par l'oppression voire l'extermination de tous les musulmans qui ne sont pas comme eux et par leur embrigadement forcé. Par là, il se distinguent des conquérants musulmans médiévaux, qui surent vaincre vite mais aussi convaincre lentement. Si vous voulez réaliser le cataclysme culturel que signifia l'expansion de l'Islam en un siècle seulement, lisez Henri Pirenne. Lisez-le et vous comprendrez comment l'Occident chrétien est né en même temps que l'Orient musulman ; vous ressentirez que la civilisation occidentale qu'essaient de rejoindre tant d'Orientaux qui votent avec leurs pieds, est la sœur jumelle de la civilisation orientale, puisque, comme elle, elle est née au XVIIIe siècle de la grande civilisation méditerranéenne de l'Antiquité en la faisant mourir…