Un massacre de «Parisiens» en Alsace

Le contenu macabre du silo N°124 d'un village néolithique à Achenheim près de Strasbourg (C: Philippe Lefranc, INRAP).
À Achenheim près de Strasbourg, l'anthropologue Fanny Chenal et l'archéologue néolithicien Philippe Lefranc, tous les deux de l'INRAP, ont fouillé récemment un silo désaffecté (ci-dessus), dont le remplissage suggère qu'il y plus de 6200 ans, les gens originaires du Bassin parisien n'étaient guère aimés dans la vallée du Rhin. Enfin, c'est une première impression, qui reste à confirmer…
En Basse Alsace, à la fin du Ve millénaire avant notre ère, alors que la métallurgie apparaît dans les Balkans et que la période prédynastique bat son plein en Égypte, un petit parti d'irréductibles Alsaciens prospère sur la rive gauche du Rhin, dans ce qui deviendra la Basse Alsace. Ce groupe, dit de Bruebach-Oberbergen,m est un héritier de la culture à céramique linéaire (ou Rubané), qui entre 5700 et 5000 avant notre ère après avoir remonté le couloir danubien, est passée dans le Bassin parisien avant d'atteindre l'Atlantique (et l'Angleterre à mon avis).

L'expansion néolithique. Le courant danubien (flèches vertes) est celui qui a apporté le mode de vie paysan à l'Ouest de l'Europe, où il a fait sa jonction avec le courant méditerranéen. (c: Cthuljew)
Outre sa céramique décorée de bandes et ses haches polies (ou pas), elle est caractérisée par la maison longue en pisé et bois, où la vie est largement communautaire, qui est l'ancêtre des toutes les maisons à colombages observées dans toute la partie nord de l'Europe (dont le nord de la France). Culture post rubanée, le groupe de Bruebach-Obergergen a hérité des principales caractéristiques du courant danubien: Il n'y a pas de rupture entre le Rubané et le groupe de Bruebach-Oberbergen, a constaté Philippe Lefranc.
Or, vers 4200 avant notre ère, ce groupe est proche de sa fin. Le site que nous avons fouillé peut être daté entre 4400 et 4200 ans avant notre ère, explique Philippe Lefranc, mais après 4200 ans avant notre ère, le groupe de Bruebach-0berbergen disparaît archéologiquement. Sa céramique n'est plus employée; les rites funéraires changent, les habitats sont relocalisés… et la culture qui suit, qui est aussi une culture de type danubien est originaire du Bassin parisien. Le site d'Achenheim est manifestement à interpréter dans ce contexte, puisque, phénomène qui n'avait jamais été observé en Alsace pour cette période, il est fortifié : une grand enceinte entoure l'habitat, au centre duquel se trouvent environ 300 silos (fosses creusées dans le sol pour y stocker le grain). Typiquement, ces silos servent de poubelle une fois leur usage céréalier terminé. C'est dans l'une de ces structures, le silo N° 124, que les chercheurs ont découverts des squelettes et des restes humains (voir ci-dessus).
Or ces six squelettes accompagnés de quatre bras gauches coupés au niveau de l’humérus portent de multiples fractures sur les membres, ont les phalanges écrasées, les crânes défoncés… Ainsi cet homme aux jambes brisées de nombreuses fois:
Ou ces deux individus dont la tête fut réduite en bouillie, le dos brisé et les membres de multiple fois rompus:
Ou ce bras et cet avant bras présentant plusieurs fractures:
Bref, les corps des défunts du silo 124 d'Achenheim ont subi un traitement des plus affreux. De leur vivant? Possible, du moins au début, puisque tous portent plusieurs blessures mortelles. Quel est le sens de cette constatation? À ce stade, nous ne pouvons être sûrs, mais Fanny Chenal et Philippe Lefranc sont guidés dans leur étude par la comparaison ethnographique. Pour voir comment, le mieux est d'écouter Philippe Lefranc, que j'ai interviewé à ce propos:
------------début de l'interview
François Savatier : La disparition archéologique complète du groupe de Bruebach-Oberbergen indique-t-elle en quelque sorte que des «Parisiens», en d'autres termes des habitants du Bassin Parisien étaient en train de conquérir l'Alsace?
Philippe Lefranc: Peut-être, mais les guerres « primitives » ne sont pas de conquête. On peut juste supposer que l’arrivée d’étrangers a exacerbé les tensions, provoquant des raids entre communautés. Du reste, deux pointes de flèches ont été trouvées au contact de l’un des squelettes, ce qui suggère un combat.
F. S.: Y a-t-il d’autres possibilités ?
Ph. L. : Une autre serait que l’homme en question, comme les autres captifs, ait été amené au village néolithique d'Achenheim pour y être massacré. C’est l’interprétation qui prévaut étant donné que, comme l’a montré Fanny Chenal en étudiant les restes, tous les défunts ont été poignardés, ont eu le crâne éclaté, le bassin brisé, les phalanges écrasées… bref, tant de blessures pour la plupart mortelles qu’elles ne peuvent résulter que d’un déchaînement de violence pour l’essentiel post mortem.
F.S: Donc une violence ritualisée ?
Ph. L. : Oui, c’est ce que rend vraisemblable la comparaison ethnologique avec les pratiques amérindiennes. Les Iroquois, par exemple, ramenaient des captifs pour les torturer toute une nuit avant de les exécuter. Outre ces trophées vivants, d’autres Amérindiens prélevaient des scalps ou des membres. À Achenheim, les bras gauches coupés constituent clairement des prises de trophées guerriers.
F.S: Pourquoi de tels rites ?
Ph. L. : Leur fonction, peut-on imaginer, est de terroriser l’ennemi, d’handicaper le guerrier ennemi lors de son voyage dans l’au-delà, mais aussi de renforcer l’identité du groupe en engageant chacun, du moins parmi les guerriers, dans le meurtre de l’autre. Très traditionalistes, les communautés néolithiques détestaient sans doute l’innovation et le changement, donc l’étranger qui les apportait. Comme chaque groupe faisait de même, il fallait s’allier pour survivre, ce qui se faisait par échange de femmes. Les nombreuses traces de violence que nous relevons suggèrent que la guerre était endémique. Pour tenter de préciser le sens de celle qui a eu lieu à Achenheim, nous allons analyser les gènes des défunts et tenter de déduire du strontium de leurs dents le lieu où ils ont grandi.
------------fin de l'interview
Ainsi, de deux choses l'une : soit les chercheurs découvrent que les gènes des défunts d'Achenheim proviennent du bassin génétique local, et dans ce cas la violence fossilisée dans le silo N° 124 résulte d'une dispute entre voisins, voire d'une atroce punition de membres du groupe villageois…; soit ces gènes les relient plutôt à la population du Bassin Parisien d'il y a 6200 ans, et dans ce cas, nous saurons avec certitude que le groupe de Bruebach-Oberbergen se trouvait effectivement sous une intense pression due à l'arrivée de ces Hergelaufene (gens provenus de l'intérieur de la France en alsacien), une pression si intense qu'elle menaçait son existence même.
Une origine «parisienne» des défunts expliquerait que les habitants du village néolithique d'Achenheim se soient mis à cultiver la violence symbolique à l'égard de l'ennemi en ritualisant l'agression de leur corps même après leurs morts. Comme chez les Amérindiens, on peut imaginer que les activités macabres, auxquelles participaient en priorité les combattants, avaient notamment pour fonction de relâcher les freins mentaux (d'origine instinctive et/ou culturelle) empêchant le meurtre, afin de, au contraire, le faciliter par l'habituation ; elle avaient aussi l'intérêt social d'engager (de compromettre) symboliquement chacun dans le meurtre de l'«autre», de l'étranger détesté et dangereux, ce qui facilite l'obtention comportements guerriers fanatiques : la capacité homicide d'un groupe est augmentée si chacun de ses membres croit que tout combat contre l'ennemi est sans merci et sans échappatoire autre que la victoire ou la mort dans des souffrances aussi atroces que celles qu'ont connu les captifs du silo N°124 d'Achenheim.
Cette technique d'engagement de la psyché individuelle dans la guerre est toujours plus ou moins présente (même dans le sport, cette guerre symbolique), mais on observe particulièrement dans les pratiques des groupes menant des guerres asymétriques, c'est-à-dire dans lesquelles ils sont les plus faibles face à des groupes ennemis plus nombreux et/ou mieux armés. Les pratiques cruelles de l'autoproclamé État islamique en sont une illustration évidente aujourd'hui.
Le fait qu'il ait été si important pour les habitants du village néolithique fortifié d'Achenheim, de procéder à cette mise en condition de ses guerriers indique l'importance de la menace ; paradoxalement, elle traduit aussi sans doute l'existence d'une forme de «civilisation» – je veux dire par là de traits culturels régulateurs de la violence afin de permettre la vie sociale – : malgré le caractère endémique de la guerre, massacrer son voisin ou l'immigré s'apprend; ce n'est pas naturel ; ce n'est pas spontanément humain, et, à Achenheim aussi, il fallait en faire l'apprentissage.
Rien de plus humain que le meurtre, mais, sauf chez les psychopathes ou quand il résulte d'un abus involontaire (de force), il n'est pas spontané chez les membres de notre espèce. Pour obtenir qu'il le devienne, et fabriquer par là des guerriers efficaces (dans le meurtre), il faut développer la psychologie de l'homicide spontané (on connaît les clichés de cet entrainement : lui ou moi, il est abominable, ce n'est pas véritablement un humain, c'est un sous homme…), tout particulièrement en cas de guerre menée par des moyens primitifs impliquant des homicides pénibles et sanglants infligés à courte distance, voire au contact.
Personnellement, je suis persuadé que la guerre était endémique au Néolithique (les 10000 dernières années) et qu'elle l'était déjà à la fin du Paléolithique (lire à ce propos mon billet La guerre est-elle apparue au Paléolithique?). La découverte d'une gravure de chien molossoïde vieille de 15000 ans va dans ce sens puisqu'elle suggère que des chiens ont été sélectionnés pour en faire des armes de guerre depuis au moins 17000 ans (lire à ce propos mon billet de blog : Un semi-molossoïde, il y a 17000 ans). Des sites de massacre épipaléolithiques sont connus en Afrique, par exemple au Djébel Sahaba, au Soudan et à Nataruk au Kenya (lire à ce propos La guerre est-elle apparue au Paléolithique? et l'actualité de Pour la Science Embuscade au Paléolithique tardif ou encore la fiction que j'ai inventée pour la mettre en scène L'embuscade de Nataruk, où le clan kâ faillit disparaître). Manifestement, les nombreux sites de massacre du Néolithique prouvent que la spirale qui épuise l'humanité dans la guerre ne s'est pas interrompue à la fin du Paléolithique (euphémisme!) et l'Embuscade à l'âge du Bronze que j'ai aussi racontée dans Pour la Science illustre qu'elle ne s'est pas non plus interrompue après la fin du Paléolithique… ni d'ailleurs depuis. Au contraire!
La guerre était endémique au Néolithique et elle l'est toujours. Malheureusement.
Bjr. Les 6 malheureux dont il est question aurait il pu aussi servir de "repas" à cette epoque ? Repas nourriture ou rituel...
Bàv
Bonjour, la sédimentation dans ma boite de réception de courriels a produit que je n'ai pas pris connaissance de votre commentaire avant aujourd'hui. Je vous réponds donc seulement maintenant.
Non, selon moi, ces six malheureux n'ont pas servi de repas. En effet, les nombreuses traces que portent leurs squelettes ne ont pas des traces de boucherie, ce que les paléoanthropologues savent bien dire, puisqu'ils sont habitué à analyser ce genre de traces sur les squelettes d'animaux chassés, voire sur ceux d'humain cannibalisés.
En revanche, ils ont très bien pu servir dans un rituel très cruel ayant pour fonction de rassembler le groupe dans l'agressivité contre un groupe ennemi. Le modèle ethnographique de ce comportement étant le mêmes chez les Amérindiens constaté et subi par les Européens découvrant l'Amérique du nord, dont, du reste, l'église catholique s'est emparé pour nommer plusieurs martyrs.
FS