Planquer son bronze en Suisse
Depuis quand planque-t-on son argent en Suisse? Pour l'argent, je ne sais pas, mais pour le bronze, je peux dire que cela fait au moins 1700 ans. Ce printemps, un horticulteur d'Ueken, dans le canton d'Argovie est en train de soigner ses cerisiers, quand il remarque plusieurs monnaies sur une taupinière. Elles sont romaines! Or il sait que les archéologues du canton ont récemment étudié un site romain dans sa commune. Il les prévient, et ceux-ci, trouvant d'autres pièces décident de fouiller systématiquement le tunnel de la taupe et les quelques mètres carrés qui le contiennent.
Indignée par le vol de son trésor, Madame Talpa europaea helvetica tente de protester, mais rien n'y fait ! Se plaçant sous l'autorité de la science, les archéologues réquisitionnent l'immeuble en terre meuble de la taupe helvétique, qui est contrainte d'aller fouiller ailleurs au contraire des archéologues. En quelques jours, l'équipe de Georg Matter, qui dirige l'archéologie cantonale, met au jour 4166 monnaies de bronze, donc l'un des plus grands trésors monétaires jamais découvert en Suisse. On sait déjà qu'il est destiné à être exposé bientôt dans le Musée Vindonissa à Brugg.
L'un des plus grands trésors monétaires jamais découvert en Suisse? Qui le croirait? Les archéologues devraient fouiller de temps en temps les banques helvétiques, où, dit-on, ont été oubliés tant de trésors familiaux en déshérence. Quoi qu'il en soit, ces monnaies de bronze sont d'une grande qualité métallique, ce qui facilite le travail de restauration:
Si elles sont d'une aussi belle tenue mécanique et qualité d'impression, c'est notamment parce qu'elles contiennent 5% d'argent. Leur apparence nette facilitera l'exploitation scientifique du trésor d'Ueken, puisque les numismates pourront reconnaître facilement les personnages représentés sur les faces et lire les inscriptions. Du reste, le numismate suisse Hugo Doppler a déjà pu examiner de près un premier échantillon de 200 monnaies. Il y a identifié des monnaies des empereurs romains Aurélien (270-275), Tacite (275-276), Probus (276-282), Carus (283-285), Dioclétien (284-305) et Maximien (286-305). La pièce la plus récente date de 294. Autant de monnaies rentrant dans la catégorie des antoniniens.
La qualité des monnaies d'Ueken est d'autant plus remarquable, que les ateliers de faussaires n'étaient pas rares dans l'Empire romain de la fin du IIIe siècle de notre ère. Si aucun ne m'est connu en Germania superior, la province dont faisaient alors partie les terres helvètes, de tels ateliers florissaient sous l'«Empereur gaulois» Postume dans les Gaules. Quarante six imitations d'antoniniens ont par exemple été retrouvées sur le site de Chevroches dans la Nièvre. À Châteaubleau, un ancien village gallo-romain bordant la via Agrippa situé à quelques 70 kilomètres de Paris, au moins trois ateliers ont produit des monnaies romaines d'imitation entre 260 et 285. Or les antoniniens d'Ueken sont de la même période que ceux de Chevroches et ceux que l'on produisait à Châteaubleau: la fin du IIIe siècle.
Ainsi, peut-on relever, tandis que les antoniniens… helvètes sont sonnants, trébuchants et fiablement réalisés en bon métal massif, les antoniniens… gaulois semblent avoir été souvent d'une métallurgie douteuse et recouverts d'un mince film argenté. Faut-il voir là un fâcheux précédent appelé à se reproduire?
Trève de persiflage anti gaulois et, pour une fois, pro helvète ! Demandons nous plutôt ce qui a pu se passer? En Germanie supérieure le métissage entre la culture helvète (celtique) et la culture romaine s'était produit harmonieusement, et au contraire de ce qui était le cas dans les Gaules à la fin du IIIe siècle, rien n'indique une situation politique particulièrement mouvante dans une région frontalière sans doute stabilisée par la présence de troupes sur le Rhin. Le trésor d'Ueken représente de une à deux années de revenu estiment les archéologues. Manifestement, il a été thésaurisé peu après que son propriétaire ait perçu des pièces neuves, puisque les monnaies d'Ueken, peu usées, ont peu circulé. Pourquoi fut-il caché? Pourquoi son propriétaire n'est-il jamais revenu le chercher? S'agit-il de la solde d'un soldat mort dans quelque échauffourée avec les Alamans? Tout est imaginable, mais il est impossible de savoir. Nous nous contenterons donc de dire que si pour beaucoup de nos contemporains, planquer son argent en Suisse est top, il y a 1700 ans, planquer son bronze en Helvétie était plutôt taupe.