Et si des H. sapiens archaïques comptaient parmi les ancêtres des Néandertaliens?

Par définition, les Prénéandertaliens sont des ancêtres des Néandertaliens vivant en Europe et possédant des traits annonçant la forme néandertalienne. Pour autant, les Néandertaliens eurent-ils des ancêtres ailleurs qu'en Europe? En Afrique? Dans ce qui suit, je vais accumuler à propos du registre fossile eurasien un gros nuage de doutes remarquables et de remarques douteuses afin de rendre évident que nous n'avons pas encore tout compris de ce qu'il nous dit à propos de l'origine des Eurasiens anciens – les néandertaliens notamment – et des Eurasiens actuels – des hommes dits anatomiquement modernes.

Pourquoi cette démarche? Parce que que lorsqu'un non initié comme moi regarde ce que lui disent les spécialistes sur le registre fossile actuel, ils ne peut que constater qu'il y aurait eu selon eux des Homo erectus il y 170000 ans en Europe, des Homo heidelbergensis qui n'avaient pas que des caractères prénéandertaliens en Europe il y a quelque 400000 ans, des néandertaloïdes qui n'ont pas le droit d'être des néandertaliens il y a quelque 100000 ans en Chine, des gènes répartis de façon apparemment incohérentes à travers l'Eurasie et finalement des Homo sapiens archaïques il y a plus de 300000 ans dans toute l'Afrique, alors que les Néandertaliens étaient encore assez peu caractérisés… Bref, comment y comprendre quelque chose?

CE QUE NOUS DIT LE PLUS VIEUX DES PORTUGAIS

Ma démarche est assurément très naïve. J'ai écrit ce billet touffu poussé par un sentiment indistinct, que j'ai essayé d'attraper en l'écrivant. Cela explique le résultat qui manque de clarté, ce dont je vous prie par avance de m'excuser. Néanmoins, suivez moi et vous jugerez. Ma démarche m'amène à commencer par vous demander si vous avez entendu parler du plus vieux des Portugais? Le voici:

Le crâne vieux de 400000 ans découvert au Portugal. (C: Javier Trueba)

Le très vieux crâne vieux découvert au Portugal. (C: Javier Trueba)

Ce crâne découvert récemment dans la grotte d’Aroeira au Portugal par les équipes du célèbre préhistorien portugais João Zilhão est à peu près passé inaperçu, mais il est d'une importance majeure. Il s'agit de celui d'un humain ayant vécu il y a quelque 400000 ans, au stade isotopique marin 11, plus connus chez les spécialistes sous le sigle de MIS 11 (pour Marine Isotopic Stage 11). Comme l'indique son numéro impair, le MIS 11 fut une période chaude (les stades isotopiques pairs correspondent aux périodes froides et les stades isotopiques impairs aux périodes chaudes). Pour en savoir plus sur sa découverte, il vous suffira de lire Le plus vieux des Portugais a 400000 ans dans Pour la science.

À quelle espèce humaine appartenait l'individu qui le porta? A priori, se dit-on étant donné son âge, il s'agissait d'un «Heidelbergien». Inventé par les auteurs du livre Néandertal, mon frère (dont votre serviteur), ce néologisme bâti sur le même principe que le terme Néandertalien, désigne pour eux (et pour vous bientôt espérons-nous) un membre de l'espèce Homo heidelbergensis. Dans les conceptions actuelles des paléoanthropologues, cette forme humaine aurait évolué il y a plus un million d’années en Afrique à partir de l’H. erectus africain (que l'on nomme aussi Homo ergaster dans certaines écoles), aurait colonisé le berceau de l'humanité (c'est-à-dire l'Afrique!), puis à partir d'il y a quelque 600000 ans, se serait répandue en Europe, sans doute à la faveur d'une période interglaciaire tel le MIS 11.

LES HEIDELBERGIENS, KÉSAKO? (<-mot néandertalien)

Ainsi, les Heidelbergiens auraient donné les Prénéandertaliens en Europe, c'est-à-dire la forme humaine ancestrale qui, en Europe, a évolué pour donner les Néandertaliens, dont le type n'est devenu complet («classique» disent curieusement les préhistoriens) qu'à partir d'il y a 120000 ans. Détail essentiel dans ce qui nous occupe ici: les Heidelbergiens sont aussi les pré sapiens. En d'autres termes, dans nos théories actuelles, cette espèce africaine est censée avoir produit les H. sapiens en Afrique et les H. neanderthalensis en Europe.

Je vais essayer de montrer que cela pourrait être plus compliqué, mais avant cela, interrogeons nous sur les Heidelbergiens? Pourquoi les appelle-t-on ainsi et à quoi ressemblaient-ils? On les nomme ainsi à cause de la mandibule de Mauer. Trouvée en 1906 dans une sablière proche de la ville de Heidelberg en Allemagne, cette mâchoire a été étudiée, puis attribuée à une nouvelle espèce humaine européenne par le géologue allemand Otto Schoettensack (1850-1912 ).

Notons en passant que puisque Schoettensack ne disposait pas de datation et de seulement les quelques traits différents de ceux des autres espèces perceptibles sur la mandibule de Mauer, son choix de ne pas l'attribuer à Homo neanderthalensis est une prouesse de lucidité (à l'époque, on connaissait déjà Homo neanderthalensis que l'on pensait l'ancêtre de Homo sapiens).

Toutefois, la proposition de Schoettensack fut complètement oubliée jusqu'à la découverte dans le milieu des années 1980 de pas moins de 28 squelettes d'âges variant entre 350000 et 500000 ans à Atapuerca en Espagne. La prise en compte de leurs caractéristiques a amené les paléoanthropologues a reprendre l'attribution à une nouvelle espèce par Schoettensack de la mandibule de Mauer. Enfin datée en 2010, celle-ci s'est avérée avoir un âge de 600000 ans. Un autre fossile trouvé en Angleterre en 1994 a aussi pu par la même occasion être attribué : le tibia de Boxgrove:

Le tibia de Boxgrove en Angleterre (C: José-Manuel Benito Álvarez)

Le tibia de Boxgrove en Angleterre (C: José-Manuel Benito Álvarez)

Cette diaphyse tibiale de Boxgrove évoque pour les spécialistes de l'anatomie osseuse humaine un homme d'environ 1,80 mètre pour 80 kilogrammes. Plutôt élancé, il n'était pas taillé pour résister au froid comme les musculeux mais rondouillards Néandertaliens, ce qui est un indice d'une origine africaine relativement récente des Heidelbergiens, censés avoir débordé d'Afrique à partir d'il y a quelque 600000 ans (si vous voulez comprendre pourquoi, lisez le livre Néandertal, mon frère). Ainsi – et c'est un aspect à noter –, les Heidelbergiens sont donc une forme humaine d'origine africaine, mais dont les seuls fossiles connus sont européens…

HEIDELBERGIEN OU ERECTUS?

Toutefois, le crâne vieux de 400000 ans découvert dans la grotte d’Aroeira au Portugal pourrait ne pas être heidelbergien… ou du moins ne l'être que si on décide qu'il l'est par convention. Expliquons: l'équipe qui l'a étudié, dont le très respecté Erik Trinkaus de l’université de l'État de Washington, trouve que certains de ses traits le rapprochent d'autres fossiles de même époque, mais le distinguent des Néandertaliens, tandis que d'autres sont clairement prénéandertaliens au sens phylogénétique du terme.

La région supra orbitaire du crâne présente en effet deux fortes arcades sourcilières non fusionnées entre elles comme chez les néandertaliens ; en revanche, la cavité nasale diffère de celle des néandertaliens, car elle ne contient pas de «marge nasale interne». La présence d’un torus angulaire sur la tempe, c’est-à-dire d’une épaisseur sur la partie inférieure de l’os pariétal, qui  est absente chez Homo neanderthalensis et chez H. sapiens, est caractéristique de l’Homo erectus. D'après ses traits, notamment un volume encéphalique de 1100 centimètres cubes, l'équipe de João Zilhão aurait plutôt tendance à le rapprocher davantage du crâne de Tautavel en France (300 000 à 450 000 ans) et de celui de Ceprano en Italie (450 000 ans, Italie, à la datation douteuse toutefois), plutôt que d’autres crânes de même époque ou plus récents.

Toutefois, on pourrait aussi considérer, et sans doute serait plus simple, que PAR DÉFINITION tous les Européens d'il y a quelque 400000 ans sont des Prénéandertaliens, mais il semble qu'une certaine confusion règne pour le non initié dans la mesure où il ne peut savoir à partir de quand il faut cesser de parler… d'Homo erectus en Europe...

HOMO ERECTUS, JUSQU'À QUAND?

En effet, à cause de son âge, l'homme de Tautavel est présenté sur le site français de Wikipedia comme un Heidelbergien, tandis que sur la page anglaise du même site, il serait plutôt membre d'une sous-espèce d'Homo erectus : Homo erectus tautavelensis! S'agissant du crâne vieux de 430 et 385 000 ans découvert en 1994 à Ceprano, les auteurs d'une étude morphométrique parue en 2011 sur la Public Library of Science One (PLoS One) propose que sa combinaison particulière de traits archaïques et dérivés soit caractéristique d'Homo heidelbergensisBref, d'après eux, le crâne de Ceprano serait le morphotype d'H. heidelbergensis.

Hummm..., la situation n'est pas très claire… Le crâne portugais est censé être un H. heidelbergensis, c'est-à-dire d'un descendant d'H. erectus… mais le crâne à qui il ressemble le plus est celui de Tautavel, qui passe – en anglais – pour un H. erectus… Nous l'écrivions plus haut, H. heidelbergensis est censé avoir évolué à partir d'H. ergaster, l'«H. erectus africain». Source de confusion – on est censé désigner aujourd'hui par H. erectus seulement les membres d'une espèce elle aussi issue de l'«H. erectus africain», qui est sorti d'Afrique il y a moins de deux millions d'années…

LA SITUATION N'EST PAS CLAIRE, ALORS RÉSUMONS

Simplifions. Des H. erectus sont sortis d'Afrique il y a quelque deux millions d'années ou moins ; des descendants des H. erectus restés en Afrique y auraient évolué pour donner H. heidelbergensis il y a plus de 600000 ans. Après cette date, des H. heidelbergensis auraient commencé à passer d'Afrique en Europe (par le Proche Orient et peut-être par la Péninsule ibérique); puis, H. heidelbergensis a donné les néandertaliens en Europe tandis que leurs cousins restés en Afrique donnaient les H. sapiens archaïques en Afrique. Voilà la vision actuelle.

QUI VIVAIT EN EUROPE, IL Y A  0,4 À 0,5 MILLION D'ANNÉES?

Dès lors, les gens présents en Europe il y 500000 ans ou 400000 ans provenaient-ils tous de la vague humaine sortie d'Afrique il y a quelque 600000 ans, celle de l'H. heidelbergensis? Ce n'est pas l'impression des auteurs de l'étude du crâne portugais trouvé dans la grotte d’Aroeira, dont João Zilhão et Erik Trinkaus. Selon eux, l’ensemble des crânes européens de l'époque de celui d’Aroeira suggère la présence en Europe de trois types humains : un type clairement prénéandertalien, un type présentant une mosaïque de traits, dont certains néandertaliens et un groupe dénué de traits néandertaliens, mais partageant des traits avec H. erectus.

Pour sa part, le crâne d’Aroeira partage un trait archaïque – le torus angulaire – avec l’un des crânes d’Atapuerca (considérés comme des Heidelbergiens), mais semble à rapprocher des crânes de même époque ne portant pas de traits prénéandertaliens. Bref, il pourrait s'agir d'un H. erectus européen évolué, en quelque sorte d'un H. erectus attardé.

DES ERECTUS ATTARDÉS OU DES NÉANDERTALIENS?

Attardé?

À quel point, H. erectus a persisté longtemps en Europe dans l'esprit de certains paléoanthropologues est sensible de par le cas d'un fragment de calotte crânienne d'enfant trouvé en 2011 dans la grotte du Lazaret à Nice par les mêmes paléoanthropologues découvreurs de l'H. erectus de Tautavel:

Le fragment de calotte crânienne d'enfant trouvée dans la grotte du Lazaret à Nice. (C: Laboratoire Départemental de Préhistoire du Lazaret)

Le fragment de calotte crânienne d'enfant trouvée dans la grotte du Lazaret à Nice. (C: Laboratoire Départemental de Préhistoire du Lazaret).

À moi, ce fossile semble (pré)néandertalien étant donné son taurus sus-orbital quasi continu, mais il est vrai que le caractère pratiquement horizontal de son front me trouble un tout petit peu... Je me calme lorsque je me rappelle qu'il s'agit d'un bout de crâne d'enfant, donc d'un individu n'ayant pas assez grandi pour être typique. Quoi qu'il en soit, ce crâne a été présenté par ses découvreurs comme un H. erectus, datant de 120000 ans, puis de 170000 ans…, alors que le registre fossile indique plutôt que l’Europe était alors pleine de néandertaliens… Hummm

Toutefois, sur le site anglais de Wikipedia consacré à la Grotte du Lazaret, il est présenté soit comme un H. heidelbergensis… soit comme un «proto-Neanderthal human»... Là encore, la clarté ne règne pas, mais une chose est sûre: il y a 400000 ans à , Aroeira au Portugal,  un H. erectus était en comparaison peu attardé…

Oui, mais si la distinction faite par Erik Trinkhaus et João Zilhão ne fait pas du plus vieux Portugais un Homo erectus attardé en fait. On pense en effet que l’Homo erectus, après sa sortie d’Afrique, il y a quelque 2 millions d’années ou moins, a tardé à venir en Europe. Les sites à fossiles humains les plus anciens que nous avons en Europe datent en effet de 1,1 à 1,2 millions d’années. Ce sont donc des Homo erectus déjà évolués qui ont finalement foulé l’Europe en premier et contribué aux populations humaines diversifiées que voient Erik Trinkhaus et João Zilhão en Europe il y a quelque 400000 ans. Vous suivez toujours ?

Du reste, la preuve la plus fascinante preuve que nous ayons de leur présence consiste dans les traces de pas trouvées dans une strate vieille de 800000 ans brusquement mise au jour par la mer sur la plage de Happisburgh en Angleterre, dont la position dans la pile sédimentaire fixe l'âge. Ces nombreuses traces de pas – celles d'adultes et d'enfants – suggèrent que l'un des adultes au moins mesurait plus de 1,7 mètre:

Les traces de pas vieilles de 800000 ans de la plage de Happisburgh en Angleterre. (C: Simon Parfitt)

Les traces de pas vieilles de 800000 ans de la plage de Happisburgh en Angleterre. (C: Simon Parfitt)

Les chercheurs qui, autour de Nick Ashton du British Museum, ont étudié ces traces ne les ont pas attribuée à une forme humaine, mais se sont contentés de mentionner que le seul fossile de même âge connu en Europe a été trouvé à Atapuerca en Espagne, où on lui a assigné une espèce – Homo antecessor –, qui n'est connue que par lui… Quoi qu'il en soit, il est clair que l'Europe était peuplée avant l'arrivée présumée de la vague d'H. heidelbergensis il y a quelque 600000 ans, ce qui soutient l'idée que cette dernière y a trouvé des gens pouvant expliquer les trois morphotypes signalés par Erik Trinkhaus et João Zilhão et leurs collègues lors de l'étude du crâne d’Aroeira.

Bon, à ce stade de développement de notre nuage de doutes, il est évident qu'il y a bien eu des gens en Europe avant l'arrivé d'H. heidelbergensis et que ces gens étaient probablement quelque sorte d'H. erectus plus ou moins évolués, qu'il est logique d'attribuer à Homo antecessor, puisque le seul fossile contemporain des traces de Happisburgh que nous avons est celui qui conduit à définir cette espèce.

L'EURASIE D'IL Y A 0,5 MILLION D'ANNÉES ÉTAIT DIVERSE SUGGÈRE LA PALÉOGÉNÉTIQUE... CE QU'ILLUSTRE LE REGISTRE FOSSILE TOUT EN NOUS DÉSORIENTANT

Alors nous pouvons poursuivre l'émission du nuage de doutes en regardant ce que les gènes fossiles nous disent. Chose extraordinaire, en 2013, l'équipe de Svante Pääbo du l'Institut pour l'anthropologie évolutionniste de Leipzig en Allemagne a pu séquencer les gènes mitochondriaux d'un enfant heidelbergien de Sima de los Huesos en Espagne (l'un des sites de la Sierra d'Atapuerca), qu'ils ont ensuite comparé à ceux, spécifiques, des Néandertaliens et de l'hominidé de Denisova (pour ceux qui ne sont pas au courant, lire L'homme de Denisova, nouveau cousin ? dans Pour la Science).

Cette prouesse a produit une grande surprise : malgré les caractères prénéandertaliens de l’enfant heidelbergien de la Sima de los Huesos, son génome mitochondrial s’est révélé plus proche de celui de l'homininé de Denisova (lire à ce propos Un génome de 4000 siècles, dans Pour la science) ; dans le même temps, son génome nucléaire était plus proche de celui de H. neanderthalensis. C'est surprenant, car a priori, l'homme de Denisova, contemporain des Néandertaliens et partageant avec lui certains caractères, vivait en Eurasie orientale, alors que l’homme de Néandertal occupait l’Eurasie occidentale.

Bref, nous voilà encore plus désorientés, mais, bon, dans la mesure où les gènes mitochondriaux ne sont transmis que par la mère, nous pouvons en conclure que probablement la lignée qui a donné l'Homme de Denisova était présente en Europe il y a quelque 400000 ans (elle faisait partie de la diversité humaine aperçue par Erik Trinkhaus et João Zilhão), puis que la dérive génétique produite par l'isolement des Prénéandertaliens en Europe l'aura éliminée.

Quoi qu'il en soit, la diversité que Erik Trinkhaus et João Zilhão voient dans le registre fossile d'avant 400000 ans se manifeste bien dans les gènes de l'époque... ce qui va dans le sens de conforter la fiabilité de leurs jugement anatomique.

Difficile d'en dire plus, mais il me semble de plus en plus nécessaire de considérer qu'à la suite de la sortie d'Afrique de l'H. erectus il y a quelque deux millions d'années, de sa pénétration en Europe il y a un million d'années (H. antecessor) au moins (il y a 800000 ans, des gens marchent sur une plage qui deviendra brexiteuse), de son évolution dans tous les coins de l'Eurasie (Homme de Pékin, homme de Java,…) puis de l'arrivée en Eurasie, en tout cas en Europe après 600000 ans de l'H. heidelbergensis, toute une variété humaine vivait en Eurasie, donc en Europe. Cette humanité diverse a ensuite évolué. Certains de ses gènes mitochondriaux (transmis seulement par la mère) ont été retenus  au sein de la lignée denisovienne ; d'autres l'ont été au sein de la lignée néandertalienne, sélectionnée dans le cours d'une dérive génétique due à son isolement en Europe. Il y a 100000 ans, les deux lignées étaient pleinement caractérisées...

...MAIS PAS SI SIMPLE...

Cette vision, qui est encore compatible avec les interprétations du registre fossile qui circulent, pourrait être trop simpliste aussi. Si tout indique que les néandertaliens ont évolué en Europe, il est fascinant de réaliser l'aspect néandertalien de nouveaux fossiles fossiles humains vieux de 100000 ans découverts... en Chine:

Les crânes découverts en 2010 à Lingjing en Chine frappe de par leur ressemblance avec ceux de néandertaliens. (C: Zhan-Yang Li et coll.)

Les crânes découverts en 2010 à Lingjing en Chine frappe de par leur ressemblance avec ceux de néandertaliens. (C: Zhan-Yang Li et coll.)

 

A priori, puisqu'elle a été été découverte à l'est de l'Eurasie, cette forme humaine pourrait être denisovienne (lire à ce propos Une nouvelle forme humaine découverte en Chine dans Pour la Science). Il est peu probable malheureusement que l'on pourra séquencer les gènes des propriétaires de ces crânes conservés dans la boue d'une source pendant plus de 1000 siècles, mais la forme de ballon de rugby de leurs boîtes crâniennes et leurs arcades proéminente à la néandertalienne sont des caractères autapomorphes néandertaliens, en d'autres termes des caractères spécifiques d'H. neanderthalensis... alors qu'il est difficile de croire néandertalienne une forme humaine qui vécut il y a plus de 100000 ans dans ce qui allait devenir la Chine centrale...

Un scandale! Des traits qui définissent spécifiquement les néandertaliens normalement se retrouvent en Chine il y a quelque 100000 ans... Tout redevient illogique: pour beaucoup de préhistoriens, il y a 100000 ans, les néandertaliens pleinement caractérisés – les néandertaliens «classiques» comme ils disent – étaient à peine là, mais il y aurait eu des néandertaloïdes en Chine portant des traits définissant normalement spécifiquement néandertaliens?

Hummm, pas très clair. Cela indique soit que les traits parmi les plus spécifiques des néandertaliens ne le sont pas en fait, soit que ces traits ne sont pas si spécifiques que cela... soit que les néandertaliens sont sortis d'Europe bien plus tôt que ce que l'on pensait... Moi, en tout cas, j'ai du mal à savoir et à suivre. Et vous, vous me suivez?

UNE SOLUTION DE SAUVETAGE?

Toutefois, cette notion qu'il ne peut y avoir eu de Néandertaliens en Extrême-Orient peut – peut être! – être remise en cause. Un autre étude génétique nous a prouvé qu'il y a 100000 ans, il y avait des Néandertaliens déjà métissés de H. sapiens dans le massif de l'Altaï en Sibérie, qui est bien moins loin de la Chine qu'il ne l'est de l'Europe. Or, on estime qu'à la faveur d'un réchauffement climatique, les Néandertaliens sont sortis d'Europe au MIS 5 après il y a quelque 130000 ans et se sont répandus au Proche-Orient (où certains de leurs fossiles sont vieux de 120000 ans) et, manifestement, dans tout le nord de l'Eurasie. Constatant cela, faisons une pause et considérons le plus grand des continents du point de vue d'un chasseur-cueilleur nomade:

L'Eurasie est traversée d'est en ouest par une bande steppique, qui pendant le Paléolithique était couverte de troupeaux d'herbivores. Un paradis de chasseur! (C: Cerambyxcerdo)

L'Eurasie est traversée d'est en ouest par une bande steppique, qui pendant le Paléolithique était couverte de troupeaux d'herbivores. Un paradis de chasseur! (C: Cerambyxcerdo)

Qu'avait-t-il de particulier? Il était traversé en son milieu et d'est en ouest par une «autoroute steppique» peuplée de troupeaux immenses d'herbivores. Cette bande de steppes est ci-dessus représentée pendant une période climatique clémente. Pendant les périodes froides, voire glaciaires, il arrivait qu'elle fusionne avec la toundra, devenant plus large encore. Ainsi, une horde de chasseurs-cueilleurs de ce qui allait devenir la Roumanie restant dans la bande tempérée et/ou périglaciaire en cas de glaciation était dans la pratique bien plus proche de ce qui allait devenir Vladivostok que de ce qui allait devenir Kaboul, pourtant plus proche!

Cette observation explique peut-être la découverte à Lingjing en Chine (point rouge dans la carte ci-dessus) d'une forme humaine néandertaloïde, qui aurait été en fait néandertalienne ou fortement métissée de néandertaliens ; à moins qu'un processus comparable à la dérive génétique qui a forgé les Néandertaliens en Europe n'ait été à l'œuvre à l'est… mais voilà qui semble tiré par le chignon (néandertalien bien sûr).

UNE REMARQUE EN PASSANT

Faisons une remarque à ce propos : l'existence de flux géniques liés à l'existence de l'autoroute steppique à travers toute l'Eurasie est peut-être aussi illustrée pour une autre époque par le cas d'OASE 1, un métis Néandertalien-Sapiens, dont la mandibule d'un âge compris entre 37000 et 42000 ans (radiocarbone) a été découverte en Roumanie, donc non loin du début, mais surtout de l'arrivée de l'autoroute steppique quand on vient de l'est :

La mandibule de la grotte roumaine Pestera cu Oase, qui a livré le génome de OASE 1.

La mandibule de la grotte roumaine Pestera cu Oase, qui a livré le génome de OASE 1.

Or ce métis possédait non seulement de l'ordre de 7,3% de gènes néandertaliens (un record à ce stade des découvertes), mais ses gènes l'apparentent davantage aux Extrêmes-Orientaux qu'aux Européens (à ce propos lire Un métissage tardif entre néandertaliens et sapiens en Europe dans Pour la Science). Cela suggère bien évidemment que ses ancêtres sapiens, eux aussi très mobiles sur la steppe, s'étaient déjà aventurés très loin à l'est où ils se sont mélangés avec des H. sapiens qui allaient donner les lignées sapiens d'Extrême Orient, puis sont revenus vers l'Europe où ils se sont métissés (lire à ce propos les pensées que cela m'a donné dans le billet de blog Un métis aux gènes paléo-chinois suggère une histoire du métissage néandertalien-sapiens) Quoi qu'il en soit, la diversité régnant en Eurasie pendant l'époque du métissage néandertalien-sapiens me semble se manifester par le cas d'OASE 1.

LA DIVERSITÉ HUMAINE EN EURASIE IL Y A 100000 ANS PRODUITE PAR CELLE D'IL Y A 500000 ANS?

La diversité humaine existant à l'époque du métissage néandertalien-sapiens (personnellement, je dirais que cette époque est une ère et qu'elle commence il y a quelque 125000 ans pour s'achever il y a quelque 40000 ans) fut aussi le produit de celle qui régnait à l'époque heidelbergienne de l'Europe, c'est-à-dire avant il y a 400000 ans. Elle a aussi participé de l'apport des hommes modernes qui sont sortis d'Afrique, au plus tôt il y a 125000 ans (à ce propos, lire Expansion de l'homme moderne : la voie arabe dans Pour la Science). Parmi eux, les premiers sont censés avoir été les H. sapiens qui furent enterrés il y a quelque 100000 ans dans les grottes de Skhul et de Qafzeh, aujourd'hui en Israël. Ces gens, qui partageaient avec les néandertaliens la culture moustérienne, possédaient encore des caractères physiques archaïques, dont par exemple un torus sus orbitaire plus important que chez les H. sapiens actuels.

LA DÉCOUVERTE QUI CHANGE TOUT OU TROUBLE TOUT

Toutefois, une grande découverte faite par une équipe internationale dirigée par Jean-Jacques Hublin de l'institut Max-Planck pour l'anthropologie évolutionniste de Leipzig me semble changer la donne quant à la longueur de la période de métissage Néandertalien-Sapiens. Je m'explique.

L'équipe de Jean-Jacques Hublin vient de découvrir et de (ré)étudier des fossiles humains, qui prouveraient qu'il y a des sapiens archaïques en Afrique du nord depuis plus de 300000 ans:

Le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin désignant un fossile de crâne sapiens récemment découvert qu'une équipe internationale a récemment découvert sur le site de Jebel Ihroud au Maroc.

Le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin désignant un fossile de crâne sapiens récemment découvert qu'une équipe internationale a récemment découvert sur le site de Jebel Ihroud au Maroc. (C: Shannon McPherron, MPI EVA Leipzig).

Cette découverte, si elle devait être avérée et s'établir, sera peut-être la plus grande en paléoanthropologie de ces dernières années après le séquençage du génome de H. neanderthalensis.

Selon moi, elle influence peut-être la question de qui étaient les ancêtres des Néandertaliens (lire à ce propos Homo sapiens vieillit d'au moins 100000 ans dans Pour la Science).

Considérons quelques dates en effet: d'après l'horloge génétique, le plus récent ancêtre commun des Néandertaliens et des H. sapiens aurait vécu il y a quelque 500000 ans et dans l'état actuel des constatations, il y avait il y a 300000 ans des populations en Europe évoluant vers la forme néandertalienne aboutie (Néandertalien classique) et des populations en Afrique évoluant vers la forme sapiens aboutie (hommes modernes). Puisque les deux populations sont censées être sorties des populations heidelbergiennes d'il y a quelque 600000 ans, on peut estimer qu'il y a plus de 300000 ans, elle était seulement en routes sur leurs trajectoires évolutives respectives, «à mi-chemin» pourrait-on dire en pratiquant une forme de pensée linéaire peu adéquate s'agissant de questions d'évolution.

Ainsi, il y aurait eu il y a plus de 300000 ans des Heidelbergiens évolués (mais de façon différentes) à la fois en Afrique du Nord et en Europe. Or selon nos constatations, les Homos sapiens sont censés ne pas être sortis d'Afrique avant il y a 125000 ans au maximum (lire à ce propos, l'actualité de Pour la science: Expansion de l'homme moderne : la voie arabe). Donc, les «Heidelbergiens évolués» (les H. sapiens archaïques que voit Jean-Jacques Hublin) d'il y a 300000 ans d'Afrique du nord ne seraient pas sortis d'Afrique avant il y a 125000 ans, se cantonnant à l'Afrique du nord et à ses récoltes de figues de barbarie pendant 175000 ans...

Est-ce plausible? Selon nos constatations archéologiques, les néandertaliens ne se sont pas aventurés vers le Proche Orient avant il y a 120000 ans, mais ceux de Sibérie d'il y a 100000 ans s'étaient déjà métissés avec des H. sapiens, nous disent les paléogénéticiens... Il y a quelque 100000 ans, des H. sapiens archaïques sont à Qafzeh et à Skhul (aujourd'hui en Israël) et pratiquent une culture matérielle (un type de taille) qui semble commune avec celle des néandertaliens, dont les sites sont tout proches... ce qui suggère que l'on vivait ensemble ou du moins à côté les uns des autres (normal dans cette région)... Peut-être y a-t-il même eu une population proche-orientale comprenant des néandertaliens et des H. sapiens et des métis... un type humain proche oriental à la fin du Paléolithique moyen?

Quoi qu'il en ait été, l'idée que les H. sapiens ne seraient pas sortis d'Afrique avant il y a 125000 ans, mais aurait été sur la route d'ancêtres des Néandertaliens déjà métissés de Sibérie d'il y a 100000 ans surprend ; à la même date, il y aurait eu déjà des H. sapiens en Chine du sud et… des néandertaloïdes en Chine centrale...

Tout cela semble possible si l'on garde à l'esprit la densité démographique extrêmement faible des populations du Paléolithique moyen. Néanmoins, cela surprend, comme surprend l'idée que des H. sapiens archaÏques se trouvant à deux pas de l'Eurasie n'en soient pas sortis pendant 175000 ans...

En effet, si comme les récents résultats de l'équipe de Jean-Jacques Hublin le suggèrent, il y a avait bien des H. sapiens archaïques dans toute l'Afrique il y a plus de 300000 ans déjà, et corrélativement, dans toute l'Afrique du nord, qu'est-ce qui les empêchaient de sortir d'Afrique avant il y a 100000 ans?

Le fait que les H. sapiens de Jebel Ihroud ont d'abord été pris pour des néandertaliens dans les années 1960, étant dû au fait que les préhistoriens s'étaient alors entendus pour admettre la présence en Afrique d'H. neanderthalensis, en est l'illustration même... Du point de vue de quelqu'un d'extérieur à la science préhistorique, les idées dominantes chez les paléoanthropologues influencent manifestement leurs opinions sur tel ou tel fossile… ce qui est normal... sauf chez quelques individus comme Schottensack parce qu'ils ne sont ni préhistoriens, ni paléoanthropologue (Shoettensack était géologue)...

Voilà pourquoi, je lance la conjecture que s'il se confirme que des H. sapiens archaïques vivaient dans toute l'Afrique il y a plus de 300000 ans, alors quelques uns sont peut-être passés en Eurasie bien plus tôt que ce que l'on pensait, assez tôt pour compter parmi les ancêtres des Néandertaliens. Les rares bandes de Prénéandertaliens de d'H. sapiens archaïques passés en Eurasie se seraient rencontrées au centre de l'Eurasie, sur l'autoroute steppique, rencontre qui aurait influencé la suite bien plus tôt que ce que l'on pensait. Cela reste à prouver...

 

 

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