Quand Homo sapiens est-il vraiment sorti d’Afrique?
Billet dédié au préhistorien amateur distingué que fut mon défunt oncle Maurice Cambon.
Selon le consensus scientifique, les «hommes anatomiquement modernes» (comprendre Homo sapiens en novlangue politiquement correcte) sont vraiment sortis d'Afrique il y 70000 ans et occupaient toutes les terres atteignables, hors l'Amérique, vers 40000 ans ; l'Amérique suivra 25000 ans plus tard. 30000 ans seulement pour conquérir l'Eurasie et l'Australie, c'est explosif! Est-ce plausible? Pas pour moi. Je pense que la dispersion de l'espèce Homo sapiens a commencé plus de 50000 ans avant la date de -70000 ans. Dans ce qui suit, j'essaie d'expliquer pourquoi.
Pourquoi fait-on commencer à -70000 ans la dispersion de H. sapiens ? La chose peut surprendre en effet, si l'on sait que dans les années 1930 et après, ont été découverts des Homo sapiens enterrés il y a quelque 100000 ans dans les grottes de Qafzeh et de Skhull en Israël, donc hors d’Afrique:

Le moulage de Qafzeh 9, le fossile du crâne de l'un des six adultes sapiens inhumés dans la grotte de Qafzeh en Israel, il y a quelque 100000 ans (C: Wapondaponda).
Ces individus sont dotés d’arcades sourcilières prononcées et d’autres traits considérés comme archaïques observés aussi sur les H. sapiens nord-africains de même époque (Djebel Irhoud). Par ailleurs, ce sont des moustériens, c'est-à-dire des porteurs de la culture matérielle (mode de vie tel que constaté dans le matériel de fouille) du même nom. Le moustérien est avant tout et depuis 100000 ans déjà la culture matérielle caractéristique des néandertaliens. Or des néandertaliens vivent alors au Levant et y resteront encore 40 000 ans. Bref, il semble que des H. sapiens dits «archaïques» ont vécu il y a quelque 100000 ans au Levant au contact des néandertaliens qui y vivaient aussi et en pratiquant la même culture matérielle qu'eux. Après, il y a 100000 ans, plus de traces de ces H. sapiens au Levant avant 30000 ans plus tard...
Les paléoanthropologues en ont conclu que les premiers membres de notre espèce hors d’Afrique y ont «reflué» sous la pression néandertalienne peut-être, parce qu'ils n'étaient pas encore prêts à conquérir la planète. Il y a 70000 ans, d'autres H. sapiens, moins archaïques, sont censés être sortis d'Afrique et avoir conquis la planète.
Cette interprétation donne le consensus scientifique actuel sur la dispersion d'H. sapiens sur la planète, que résume à peu près la carte suivante:
Ce consensus scientifique, ce que je nomme par plaisanterie l'«histoire officielle» est-elle crédible? Oui, bien sûr! Le paléoanthropologue Curtis Marean de l'université d'Arizona est d'ailleurs sur le point de publier un article dans Pour la Science sur les raisons qui expliquent selon lui le succès d'H. sapiens: sa capacité à la coopération combinée avec les armes de jet pour vous le faire court. Analysant les origines et les effets de ces deux avantages évolutifs, il s'est ensuite servi de cette «histoire officielle» pour produire une version guerrière de l'«histoire officielle», de la dispersion d'H. sapiens sur la planète. Cette épopée guerrière de nos ancêtres lointains aurait produit à coup de lance et grâce aux merveilleuses femmes sapiens qui portaient et élevaient de quoi remplacer (submerger) les populations anciennes.
Ce très intéressant article, intitulé Comment Homo sapiens a conquis la planète? sera publié dans le numéro de décembre de Pour la science, le numéro 458. Vous aurez compris que je le trouve à la fois passionnant et tendancieux. «Les Américains sont de Mars, tandis que les Européens sont de Vénus», a pensé pouvoir dire l'ancien secrétaire américain à la défense Donald Rumsfeld. Sans angélisme, je crois pouvoir aller dans son sens tout en le contredisant. Vénus, la déesse de l'amour est aussi celle de la guerre, de sorte que si Mars, donc la guerre, ont certainement joué un rôle dans la conquête de la planète par H. sapiens, je pense que l'amour, enfin la sexualité, aussi. Le principal peut-être? Il n'y a en tout cas pas de raisons de l'exclure.
Quoi qu'il en soit, plusieurs indices invitent selon moi à considérer qu'un autre scénario que celui de l'«histoire officielle» sur laquelle Curtis Marean plaque sa théorie des avantages compétitifs d'H. sapiens, est plus crédible. Dans ce scénario en effet, l'«amour», enfin le métissage a joué un rôle essentiel.
Première observation allant à l'encontre de l'«histoire officielle» de la dispersion de H. sapiens.
Les dates successives impliquent que les H. sapiens arrivent en Australie en même temps qu'ils arrivent en Europe! Or l'Europe est à 1000 kilomètres du Levant (elle est juste de l'autre côté du Bosphore), tandis que l'Australie est à 15000 kilomètres de déserts, de jungles et sans accès direct : en particulier, pour parvenir en Australie, nos ancêtres sapiens, ou plutôt ceux de nos frères aborigènes, ont dû naviguer à travers le détroit de Torrès, une étendue d'eau de 150 kilomètres… Donc nos ancêtres auraient mis autant de temps à parvenir au Bosphore à 1000 kilomètres du Levant qu'en Australie à 15000 kilomètres à travers toute l'Asie et toutes sortes de mers...
Crédible? Oui si quelque chose les a empêché d'aller vers le nord. Deux phénomènes ont pu en effet empêcher la progression de nos ancêtres vers le nord.
Le premier est le froid, puisque les premiers H. sapiens hors d'Afrique étaient des hommes tropicaux, donc encore inadaptés au froid et ne disposant pas des innovations techniques (habits cousus, bottes, etc.) permettant de l'affronter. Le stade isotopique de l'oxygène 4 ou en jargon l'OIS (pour Oxygen isotope stage), la période qui s'étend d'il y 71000 ans à il y a 57000 ans est froid, donc peu adapté à des débutants en Eurasie. Toutefois, si l'on considère que nos ancêtres ont su entre 70000 et 45000 ans s'adapter à tous les climats et environnements séparant le Levant et l'Australie, franchir la mer, etc., il semble peu plausible qu'ils aient eu besoin de pas moins de 25000 ans pour s'adapter au froid. H. sapiens innove plus vite que cela: tout le démontre!
Le second phénomène, ce sont les néandertaliens. Ils occupaient le terrain, et sont donc censés avoir stoppé les H. sapiens. Est-ce plausible? Oui, si l'on s'imagine – vieille habitude sapiens – que les interactions entre les H. sapiens et les «autres» n'ont pu qu'être violentes, guerrières et méchantes. Si en revanche on prend conscience qu'il n'y a jamais eu plus de 70000 néandertaliens pour un territoire allant de l'Atlantique à la moitié de l'Asie, on peut se dire qu'il y « avait de la place pour tout le monde » en Eurasie!
Deuxième observation allant à l'encontre de l'«histoire officielle» de la dispersion de H. sapiens.
Nous n'en sommes pas sûrs, mais il semble que des H. sapiens avaient déjà quitté l'Afrique il y a quelque 125000 ans. Hans-Peter Uerpmann, de l’Université de Tübingen a en effet trouvé une série d'artefacts datés -125000 ans sur le site du Djébel Faya, une montagne calcaire située au milieu de la corne de la péninsule Arabique, près de Dubaï. Les bifaces, racloirs et éclats trouvés au sein de la strate A de la grotte nommée Fay-Ne1 ont été produits par la technique dite Levallois, utilisée par les hommes anatomiquement modernes qui peuplaient à l’époque l’Afrique de l’Est. En revanche, les pierres taillées de la strate B, qui surmonte la strate A de 40 centimètres de sable, relèvent d’une technique de taille locale. D’où l’hypothèse que des Homo sapiens africains sont passés dans la péninsule Arabique il y a plus de 125 000 ans.
Jusqu’à présent, on ne connaissait que trois sorties d’Afrique des Homo sapiens, toutes censées s’être faites depuis le corridor du Nil vers le Levant. Si l'on prend cette information en compte, le scénario suivant de la sortie d'Afrique est imaginable:

Le scénario de sortie d'Afrique que suggère la découverte du djébel Faya. Les points rouges indiquent des sites sapiens datés. (C:FS/PLS).
Troisième observation allant à l'encontre de l'«histoire officielle» de la dispersion de H. sapiens.
En 2010, l’équipe internationale de Wu Liu, de l’Académie des sciences chinoises, annonçait avoir trouvé un bout de mandibule de Homo sapiens sous un plancher stalagmitique dans la grotte de Zhiren dans le sud chinois:
Or la datation de ce plancher par l’uranium-thorium ne laisse pas de doute : il date de plus de 100000 ans. Toutefois, à cause de la présence sur la mandibule de traits considérés comme archaïques, une partie des chercheurs refuse de conclure avec Wu Liu à la présence ancienne de notre espèce en Asie orientale. Pas découragé, Wu Liu vient, avec une nouvelle équipe internationale, de découvrir dans la grotte de Fuyan, elle aussi dans le sud chinois, une série de dents indéniablement sapiens, dont voici l'échantillon montré dans l'article de Wu liu et de son équipe:

Certaines des dents sapiens trouvés dans la grotte de Fuyan en Chine du sud par l'équipe de Wu Liu (C: Wu Liu/Nature)
La datation de fragments de stalagmites trouvés à côté des dents indique un âge compris entre 120 000 et 80 000 ans. Plus de doute, cette fois : des hommes modernes sont arrivés en Asie du Sud-Est il y a bien plus de 70 000 ans.
Observons que la mandibule de Zhiren est sapiens, certes, mais « archaïque ». La question est de savoir si ses traits particuliers résultent de son appartenance à une vague de H. sapiens archaïques sortis d’Afrique il y a plus de 100000 ans ou du métissage de ses membres avec ceux des espèces humaines archaïques rencontrées en chemin.
Un nouveau scénario de la dispersion de H. sapiens hors d'Afrique?
Bon, que ressort-il de tout cela?
Sur la «rive sud de l'Eurasie», toute une succession de peuples africanoïdes ou traces de la présence de tels peuples ne laisse pas de frapper. Il y a les aborigènes des îles Adaman, qui attestent de la présence ancienne en Inde de peuples noirs qui ont peut-être contribué aux paléo Tamouls. Les Cambodgiens, qui partagent la culture des Thaïs, mais sont plus foncés et semblent plus africanoïdes, du moins sur les statues d'Angkor:
Tant aux Philippines, qu'en Indonésie, des peuples noirs pygmoïdes (Négritos) rappellent la présence ancienne d'un substrat ancien distinct d'une strate mongoloïde issue de migrations depuis le continent asiatique (au Néolithique). Les papoux sont africanoïdes, mais pas les aborigènes australiens, qui toutefois ont longtemps dérivé génétiquement. En Chine, divers indices, tel les découvertes de Wu Liu ou encore les hominidés de Maludong (au statut taxinomique controversé) suggèrent la présence ancienne d'une partie de la même première strate sapiens en Eurasie.
De cette simple constatation surgit l'impression qu'une branche sud de la migration sapiens aurait quitté l'Afrique vers -135000 ans pour parvenir en Chine vers -120000, en tout cas avant -100000 ans et en Australie vers vers -45000 ans.
Si l'on admet ce scénario comme hypothèse de travail, alors les hommes «anatomiquement modernes» auraient côtoyé les espèces rencontrées en chemin au cours de leur dispersion pendant quelque 50000 ans avant la date «officielle» du début de dispersion vers -70000. Tout indique que les H. sapiens empruntant la rive sud de l'Eurasie étaient moins «archaïques» que ne le voudrait leur réputation : en tout cas, ils ont évolué mentalement aussi vite ou plus vite que les H. sapiens européens, comme en atteste la présence d'art pictural dès -40000 ans, donc sensiblement en même temps qu'en Europe.
Cependant, côtoyant pendant 50000 ans les «hommes archaïques locaux» (l'homme de Florès en serait un dernier avatar), les «hommes anatomiquement modernes» auraient eu alors largement le temps de s'adapter notamment en collaborant et en se métissant tant biologiquement que culturellement avec les autres espèces humaines, avant non pas de les exterminer, mais de les absorber par le nombre. Le rôle certain joué par ce métissage est illustré par un individu sapiens mort il y a 45000 ans en Roumanie, dont on vient de constater que 8% de ses gènes étaient néandertaliens.
La pénétration des hommes modernes en Eurasie n'est pas sans rappeler la façon dont les Européens ont pénétré en Amérique du nord: par le métissage! Tous les pionniers, ceux qui ont précédé la «conquête de l'Ouest» étaient des métis et autres sangs mêlés anglophones ou francophones. Vêtus comme des indiens, ils avaient adopté leur style de vie, tout en étant distincts de ces derniers. Aujourd'hui, les 300000 à 700000 métis du Canada, par exemple, se sont constitués en nations ; c'est dire l'importance du phénomène de métissage qui a accompagné la pénétration des Européens en Amérique du Nord. Sans ces «intermédiaires», la pénétration européenne aurait elle été aussi rapide? Non, voire même impossible si l'on considère la valeur militaire certaine des nations amérindiennes, qui en seulement deux siècles étaient devenus capable de monter et de tirer, c'est-à-dire que la façon dont elles se battaient contre leur ennemi européen, illustrait leur métissage culturel avec lui…
Pourquoi ne pas imaginer qu'à l'échelle des effectifs préhistoriques la même pénétration par métissage biologique et culturel s'est produite en Eurasie. L'importation constante d'Européens a noyé les Amérindiens dans la masse; en Eurasie préhistorique, la démographie sapiens a pu produire la même chose, mais en 80000 ans, pas en 4 siècles comme en Amérique, ni en 25000 ans comme dans l'«histoire officielle».