Un objet rare : la hache danoise des Andelys
Cette hache draguée dans la Seine au XIXe siècle est l'un des rares témoignages de la présence scandinave… en Normandie. Je profite de l'aide du Musée d'archéologie nationale de Saint Germain-en-Laye pour tenter de placer la découverte de cette «hache danoise» dans son contexte.
Selon l'étymologie la plus fréquente, les Vikingir étaient «ceux qui fréquentent les anses, les criques ou les bras de mer », c'est-à-dire un vik. Ces spécialistes de l'accostage, ces pirates et commerçants avaient donc pour tactique, presque pour mode de vie, de se faufiler avec leurs navires à faibles tirants d'eau partout où l'onde les porterait, et, là, de débarquer pour piller vite avant de réembarquer ou alors pour commercer. Les fleuves étaient donc les voies de pénétration privilégiées des Vikings dans les terres.
En Francie (la France des Francs, dont le nom France dérive), il y a eu ainsi des Vikings de la Garonne, des Vikings de la Loire, des Vikings de la Seine et des Vikings de la Somme. Les seuls qui ont réussi à dépasser le stade de la piraterie afin de s'inscrire dans le pays qu'ils avaient pillé au point de le conquérir sont les Vikings de la Seine, une bande de quelques milliers de guerriers saxons, danois et norvégiens, qui, après 911, c'est-à-dire après la concession faite par le roi de France Charles le simple (879-929) à Hrólfr (Rollon, 845? à vers 930) leur chef, changèrent d'objectif. Désormais, il s'agissait d'adhérer à la culture de l'Empire franc, qu'ils associaient sans doute à l'Empire romain (disparu), donc à la civilisation la plus avancée du monde.
Pour approfondir ce point, on lira avec avantage l'article de l'archéologue normand Vincent Carpentier de l'INRAP Les Vikings de la Seine, dont le chapô est:
Cette absence quasi absolue de traces matérielle de la culture scandinave en France peut passer pour une énigme; elle est en tout cas une réalité intégrée depuis longtemps par les archéologues. Toutefois, la surface des fleuves étant les lieux, où les Vikings passaient en bateau le plus souvent, il n'est pas étonnant que ce soit sous leurs eaux que l'on a le plus de chance de retrouver les traces ténues de leurs activités en Francie, même si ces traces, le plus souvent, sont en fait carolingiennes, puisque les Vikings se vêtaient et s'armaient surtout sur le pays. C'est bien ce qui rend la hache trouvée au Andelys montrée au début de cet article exceptionnelle.
Cette hache est ce que les historiens médiévaux nomment une hache danoise. Elle provient d'un don spontané fait par la veuve d'un ingénieur chargé d'aménager la Seine au Musée d'Archéologie nationale mille ans après de serment de fidélité de Hrólfr à Charles, roi de Francie (donc en 1911!). On ignore donc les circonstances de sa découverte, mais d'après les souvenirs de la donatrice, elle se serait produite vers 1882 au cours d'un dragage probablement, étant donné les traces d'arrachement qu'elle porte. Son long séjour dans la boue explique son bon état par ailleurs.
Or cette circonstance n'a rien d'étonnant puisqu'aux Andelys, une petite ville située de part et d'autre d'une boucle de la Seine dans l'Eure, de nombreux toponymes norvégiens et saxons attestent de la probable installation d'une petite colonie anglo-danoise, qui a dû pratiquer sa culture et sa langue (probablement un dialecte intermédiaire entre le danois, le saxon et l'ancien français) assez longtemps pour laisser des traces:
On comprend leur goût pour cet endroit! Tant les marais qui occupaient la rive gauche, que la falaise dominant le fleuve rendent l'île située au centre du fleuve assez inexpugnable. Les Andelys permettaient donc de s'inscrire dans un pays fertile, tout en pouvant procéder à une retraite raisonnée si nécessaire. L'endroit facilite aussi le contrôle militaire du passage sur la Seine. Selon le chroniqueur normand Dudon (960-1043), la première terre concédée aux Normands suite à un pacte de non agression avec l'évêque de Rouen (le pacte de Jumièges, vers 898)se serait étendue de la mer à l'Andelle, donc jusqu'aux Andelys, qui aurait donc constitué une première frontière de la portion de la vallée de Seine tenue par les Scandinaves, qui allaient contribuer aux Normands.
La hache danoise découverte aux Andelys suggère que ceux qui furent envoyés pour sécuriser cet endroit en y installant une colonie lors que la vague de colonisation scandinave de la basse vallée de Seine du tout début du Xe siècle étaient encore de vrais Vikings, nés en Scandinavie ou du moins dans le Danelaw, c'est-à-dire la partie de l'Angleterre de culture scandinave. Cette hache de guerre était dotée d'un manche de frêne ou de chêne, de «trois et quatre pieds » de long, selon les textes médiévaux, soit un mètre au moins. Meilleur marché que l'épée, cette arme du pauvre se maniait à deux mains, de sorte qu'elle avait l'avantage de pouvoir être employée pour le choc, par exemple pour enfoncer un bouclier ou percer une côte de maille.
Pour leur part, les Francs employaient aussi des haches de guerre en appoint (lors du premier choc surtout), mais de formes différentes:
Le fait que les haches maniées à deux mains étaient employées par les Vikings plutôt que par les Normands (Scandinaves et Saxons acculturés à la culture carolingienne, Carolingien sous influence scandinave) est attesté par un passage de la tapisserie de Bayeux figurant des mercenaires norvégiens armés de haches danoises employés par le roi Harold (le roi saxon) lors de la bataille d'Hasting (1066):

Des mercenaires norvégiens équipés de haches danoises en train de subir l'assaut de la cavalerie normande à Hasting en 1066.
On voit qu'ils étaient désavantagés face à la cavalerie blindée de Guillaume le Conquérant. À l'époque de la bataille de Hasting, qui se produit environ un siècle et demi après l'installation probables de Vikings anglo-danois aux Andelys, les Normands, même quand ils étaient d'origine scandinave, avaient adoptés les meilleures armes de leur époque : les armes franques!