Un village maya très autonome… et très opprimé?
Il y a 1450 ans, la vie quotidienne du village maya de Joya de Cerén situé dans la vallée de Zapotitan au San Salvador est brusquement figée par l'éruption du volcan San Salvador. Les archéologues y ont donc découvert nombre de scènes de la vie quotidienne interrompues et tant de détails de celle-ci, que c'est toute la socio économie de cette communauté villageoise maya qui s'est révélée (lire l'article La vie figée de Joya de Cerén de Pour la Science consacré à cette fouille). Celle-ci ressemble à celle de toute communauté villageoise, mais étonne quand même les archéologues, parce qu'ils avaient le préjugé que l'influence des élites mayas sur la vie paysanne serait bien plus visible archéologiquement. Mais est-ce si étonnant?

L'une des habitations du village maya de Cerén de Joya. Les murs sont en pisé armé de cannes; le toit était de chaume.(Université du Colorado)
L'équipe de Payson Sheets de l'Université du Colorado qui le fouille le site y a retrouvé des bâtiments, des jardins, des champs et une route,et de nombreuses traces de vie quotidienne interrompue dans une état exquis de conservation (lire l'article La vie figée de Joya de Cerén de Pour la Science consacré à cette fouille). Le degré de préservation des dernières traces de la vie quotidienne des villageois est si bon, que les chercheurs ont pu retrouver des traces de doigt sur des bols ou encore des traces de pied dans les jardins, que l’on reconnaît aux sortes d’ombres qu’ont laissé leurs épis de maïs et autres plants de manioc dans les murs de cendre. Ils ont aussi retrouvé des toits de chaume, des couvertures tissées et des jarres remplies de haricots. Dans une maison, un petit tas de glaise marquées par les empreintes digitales adultes voisinant avec un petit pot marqué d'empreintes juvéniles suggère qu'un adulte a enseigné la poterie à un enfant. Pour le moment, les chercheurs ont fouillé douze bâtiments tous en pisé renforcé de cannes, parmi lesquels des habitations, des granges, des ateliers, des cuisines, des bâtiments religieux et une sorte de sauna communautaire. Détail remarquable, la première pièce de l’un des bâtiments communautaires était équipée de deux larges bancs, où selon Payson Sheets, quelque cercle d'«anciens» ou d'individus éminents devaient se réunir afin de prendre les décisions communautaires nécessaires, tel la date de la fête de la récolte, les dates des fêtes et des libations rituelles, l'organisation des travaux de maintenance, etc.

La première pièce de l'un des bâtiments communautaires est munie de deux bancs. Pour qu'une sorte de conseil puisse y siéger? (C: Université du Colorado)
Cette observation et de multiples autres faites par les chercheurs révèle l'écononomie du village. Pour la mettre en évidence, les archéologues ont en quelque sorte mené une «archéologie de la prise de décision». Ils sont parvenus à la conclusion qu'à Joya de Cerén, les décisions étaient prises au quotidien à cinq niveaux: 1/ Chaque paysan-artisan en prenait qu'il s'agisse de décider comment entretenir un champ ou quand s'approvisionner pour pouvoir faire fonctionner son activité artisanale à temps partiel ; 2/ l'atelier où était pratiquée cette activité était ensuite un lieu de décisions influençant les activités des individus ; 3/ la maisonnée était un autre lieu de décision, où l'on décidait quoi faire pousser dans le jardin domestique ou comment et où cultiver du manioc, maïs et autres plantes; 4/ le conseil (anciens, meneurs, responsables, etc.) était clairement un centre de décision jouant un rôle important, puisqu'il décidait et organisait sans doute de ce qui concernait la communauté entière, comme l'entretien de la route par exemple ; 5/ finalement, les «élites maya» constituaient le cinquième niveau décisionnaire.
Selon Payson Sheets, les villageois n'étaient apparemment pas confrontés à une influence directe de cette élite. Ils ne subissait en fait qu'une influence indirecte en se rendant sur les diverses places de marché de la vallée de Zapotitan afin de s'y procurer des outils de valeur (haches de jade, lames d'obsidienne, etc.) et des biens de luxe (céramique polychrome,...).
Sinon, ils semblent avoir vaqué à leurs occupations en toute autonomie, prenant la plupart des décisions par eux-mêmes, entretenant leur route, respectant des règles d'urbanisme, planifiant leur jardins et leur plantations en fonction de leurs besoins alimentaires et de leurs activités artisanales à temps partiel. Les archéologues en concluent qu'ils étaient à distance des élites, dont l'influence comptait peu dans leur vie quotidienne. Cela les surprend, car l'observation du mode de vie de ces élites et l'histoire des Mayas suggèrent que ces élites n'auraient pu entreprendre avoir le mode de vie ostentatoire qu'on leur connait et mener à bien leurs projets architecturaux ou guerriers mégalomaniaques si elles n'avaient disposé du pouvoir et des ressources que leur assurait leur très forte emprise sur les 90 % de Mayas de base.
Expliquons. La civilisation maya est l'une des plus anciennes des Amériques, puisqu'elle s'enracine sans doute au IIe millénaire avant notre ère. Pendant l'Époque classique (250 à 900 de notre ère), qui est celle pendant laquelle exista la communauté de Cerén, l'opulence des villes mayas et la construction de monuments spectaculaires culminent. Les Mayas sont alors organisés en cités concurrentes dirigées par des dynasties entourée par une élite qui vit dans des palais et érige des temples pyramidaux dans des villes aux rues bien tracées. Ils pratiquent l'écriture (lire à ce propos l'article Des écritures riches et variées de Pour la Science), ont de remarquables astronomes et une classe de prêtres accomplissant des rituels-spectacles d'une grande complexité, qui comportaient de temps en temps des sacrifices humains censés permettre de nourrir les dieux. Bien mieux connu que celui des gens du commun, le mode de vie de l'élite d'une cité montre son pouvoir considérable, dont elle se servait pour rivaliser avec les élites des autres cités à force de monuments ostentatoires et de guerre. En effet, si l'on a longtemps cru la civilisation maya pacifique, c'est l'impression contraire qui s'est imposée aujourd'hui : chez les Mayas de l'Époque classique du moins, la guerre était incessante, allant d'une chasse aux captifs saisonnière à la destruction complète et définitive de cités rivales ou vassales d'une cité concurrente. Si les chefs militaires étaient des membres de l'élite, les troupes étaient surtout faites de paysans mobilisés, que l'on astreignait à un entraînement régulier et au service dans les armées en campagne.
Outre des arcs et des sarbacanes, les armes classiques des chasseurs mayas, les guerriers mayas s'armaient de lances à propulseurs, de sabres et de boucliers Les armées qu'ils formaient semblent avoir été hautement disciplinées, puisqu'elles étaient capables d'entreprendre de grande campagnes de destruction systématique de cités concurrentes, de prendre des fortifications et de réaliser des mouvements coordonnés.
Cette activité guerrière constante n'aurait pas été possible sans un haut niveau de contrôle de la population par les élites. Les exercices devaient être organisés facilement et régulièrement et les conscrits pouvoir être rappelés efficacement de tous les villages où ils vivaient, tel Joya de Cerén, en cas d'invasion par une cité étrangère. Cela implique sans doute un système de voies de communication efficace et entretenu, ainsi qu'un système hiérarchique s'étendant depuis le haut vers le bas de la société jusqu'aux communautés paysannes.
Or l'une des découvertes majeures des archéologues de l'équipe de Payson Sheets est une route qui reliait le village à la ville voisine sans doute. Construite en cendre volcanique blanche damée, flanquée de deux fossés, cet ouvrage de génie civil semble avoir très bien entretenu. Les archéologues pensent que c'est par cette routes que les habitants de Cerén se sont sauvés le jour de l'éruption. Toutes leur observations indiquent que c'est sans doute la communauté villageoise qui a construit cette route et l'entretenait. Pour les archéologues, c'est là une manifestation de plus de la grande autonomie de cette communauté, et non pas celle de la volonté d'élite, qui serait venu imposer un servage de génie civil aux paysans de Cerén.
Pour ma part, je ne suis pas leurs raisonnements et je pense que le haut niveau d'organisation de la vie communautaire à Cerén s'explique bien en partie par les exigences des élites. Cerén semble en de très nombreux point comparable à un village médiéval européen avec ses paysans-artisans (de très nombreux Européens portent des noms d'artisans parce que leurs ancêtres ont fait partie d'un tel village), ses chemins «communaux» à entretenir lorsque de corvées à offrir au seigneur et ses dimes diverses prélevées par les deux pouvoirs, celui des aristocrates-guerriers et celui de l'église, sans parler de l'obligation qu'avaient les serfs de rester dans l'apanage de leur seigneur. Est-ce que cette obligation (une influence très forte de l'élite) et les autres devoirs des serfs envers leur seigneurs son visibles archéologiquement? Si l'influence de l'église se lit archéologiquement par la présence d'églises, celle des guerriers protégeant, mais aussi possédant les «pays» n'est visible archéologiquement que si ceux-ci implantaient leur habitation au milieu du village. C'est le cas quand le château fort est perché sur une motte au centre du village (IXe, Xe siècle), mais ne l'est pas quand il est construit soigneusement en pierre (à partir du XIe siècle) et placé sur un éperon ou une colline dominant le pays afin de mieux le surveiller tout en manifestant sa puissance de loin. Dans ce cas fréquent, la vie villageoise se passait à quelque distance du seigneur, et si la contribution des paysans à l'économie du château y est visible, l'influence du seigneur n'est guère lisible dans les traces de l'économie du village. Celle de l'église l'est davantage, puisque cette autre élite déléguait un prêtre paysan sur place, qui ritualisait la vie de ses ouailles et vivait manifestement à leurs crochets au milieu d'eux. Même si, lorsqu'ils allaient au moulin moudre leur récolte, les paysans devaient payer le «terrage» et la «banalité» (lire à ce propos l'article de Pour la Science, La première farine de Guédelon), cela ne se voyait ni dans la forme de leur champs, ni dans celle de leurs maisons en pisé ou encore de leurs granges et jardins.

Un domaine seigneurial médiéval anglais, montre la séparation entre le village et le château. Les champs sont à la fois ceux des villageois et ceux du seigneur, où travaillaient ces derniers. Un moulin implanté sur un cours d'eau fournissait une seconde source de revenu au seigneur. Dans ce cas, l'église est implantée à distance du village et du manoir, ce qui illustre sans doute sa relation avec les deux! (C: William R. Shepherd, Historical Atlas, New York)
Pour autant, il est clair que les serfs avaient grand intérêt à s'organiser entre eux pour faire face ensemble aux exigences de leur seigneur: ils devaient former des équipes afin de fournir leurs jours de travail dans le château , pour entretenir ses chemins, et cultiver ses champs, mais aussi les chemins «communaux»,... Comme à Cerén, cela leur donnait aussi l'occasion de s'organiser pour régler des problèmes concernant tout le monde, tel la présence d'une fondrière dans un chemin, celle de loups dans un bois voisin ou la réfection d'un four à pain. En temps de guerre aussi, il arrivait à un seigneur d'organiser ses paysans en milice, puis d'emmener sa milice en tant qu'infanterie lors d'une querelle avec le seigneur voisin. Comme les villageois mayas, les villageois européens avaient donc aussi intérêt à décider ensemble comment faire face au mieux aux exigences parfois considérables de leurs élites guerrière et religieuse. Le faire était gage de survie pour leur communauté. Tous ces phénomènes connus grâce aux historiens ont-ils laissé des traces archéologiques dans les villages eux-mêmes et les traces de vie paysanne que l'on y relève? Très peu!
Manifestement, les systèmes de pouvoir laissent plus de signatures archéologiques près des centre de pouvoir (villes mayas, châteaux, villes médiévales,…) que dans les habitats paysans, où l'on vaque avant tout à des tâches agricoles et artisanales, que celles-ci profitent en partie à une élite installée à distance ou pas. Si nous savons la forte pression économique exercée par l'aristocratie guerrière et religieuse sur les paysans européens, c'est avant tout grâce aux analyses des historiens, tout particulièrement après l'émergence dans les années 1930 de l'École des annales.
Gageons que chez les Mayas aussi, les élites exerçaient une forte pression économique sur les communauté villageoises, laquelle est peu visible archéologiquement. Comme toute communauté maya, celle de Joya de Cerén savait bien quel tronçon de route elle devait entretenir, quelles quantités de haricots, de maïs et de manioc il fallait livrer au palais, ou encore combien de jeune gens toutes les quelques années pour fournir des services. Afin de coordonner et de répartir la participation de chaque famille à cet effort, elle avait intérêt à très bien s'organiser. Le «conseil des anciens» que l'équipe de Payson Sheets a identifié prenait sans doute ce genre de décisions concernant la communauté, organisant des équipes d'entretien de la route, rassemblant dans une grange les quantités à livrer à l'autorité et organisant son transport coordonné vers les percepteurs, voire désignant des adolescents doués pour le service en ville. Ainsi, la grande autonomie économique constatée par les chercheurs qu'ils interprètent comme la manifestation d'une liberté surprenante et inattendue étant donnée la puissance manifeste des élites mayas, s'interprète aussi comme la conséquence nécessaire et indispensable d'un haut niveau de coercition . Pour que le tribut à payer ne soit pas trop écrasant pour la communauté villageoise, celle-ci s'organisait efficacement, ce dont Joya de Cerén pourrait être le témoignage typique.