Un verre d’hypocras en Avignon
L'hypocras, vous connaissez? C'est la boisson qui dissimule les défauts de la vie et synthétise l'existence.
Me trouvant en Avignon récemment pour un grand bain de théâtre, j'ai dû assumer le choc de "Sous la glace" de Falk Richter, une pièce magnifiquement interprétée au théâtre des Lucioles. Le texte de cette pièce sur l'accélération sociale et l'idéologie déshumanisante qui la rend possible dans de nombreuses entreprises est un tel choc, que j'avais besoin de me remettre. Comment ai-je fait? J'ai été m'asseoir au restaurant Bazou, 25 rue du Chapeau rouge, et j'y ai commandé en apéritif un verre d'hypocras:
- Une bouteille d'hypocras. Celui du restaurant Bazou est fait maison!
(C: Agamitsudo)
Boire sous une vieille voûte de ce vin aromatisé typiquement médiéval me semblait naturel dans la cité des papes. Fortement sucré au miel, ce breuvage est épicé, presque toujours par de la cannelle, parfois par du musc, par de la de cardamone, par du poivre, par des clous de girofles,... Mis à tremper pendant une journée dans le vin, les épices en sont ensuite séparés à l'aide d'une manche d'Hippocrate. Très utilisée au Moyen-Âge, cette sorte de grand filtre conique autrefois tressé en joncs, aujourd'hui en feutre, est probablement à l'origine du nom hypocras:
Il me fallait de l'hypocras pour absorber le choc de la pièce de Falk Richter. Dans "Sous la glace", il nous baigne dans le psychisme d'un garçon mal aimé de la petite bourgeoisie, lequel va devenir consultant dans une entreprise, dont la spécialité est de changer les organisations pour les rendre plus efficaces. De proche en proche, l'esprit intrusif de cette activité des consultants et le psychisme du héros envahissent tout jusqu'à sembler universels. Ils deviennent une mentalité collective, que notre civilisation a largement adoptée, réalise-t-on. Tant la psyché de ce monsieur tout le monde des temps post industriels, que la prétention des consultants à tout régir, enflent jusqu'à constituer l'atmosphère déshumanisée et angoissante de la société entière. L'impression créée est véritablement terrifiante.
Journaliste industriel pendant cinq ans, j'ai eu le temps de rencontrer des consultants, de me baigner dans leur idéologie de l'efficacité d'abord et d'en sentir les effets cruels, mais nécessaires en pratique,... enfin selon les consultants, selon les dirigeants de l'industrie et selon les membres de la presse industrielle dont je faisais alors partie. La pertinence des tableaux de bord qu'ils mettaient au point pour rendre une exploitation rentable me frappait. Seulement 10 à 15 paramètres semblaient suffire pour rendre plus efficace, c'est-à-dire rentable, une ligne de production ou une usine... Cette pertinence me fascinait, mais son simplisme me heurtait aussi. L'analyse de situation suivie de la mise au point d'un tableau de bord par les consultants me faisait le même effet que la réduction d'un vin à seulement de l'alcool, de l'acidité, des tanins, et de la couleur.
Est-ce qu'un vin, c'est seulement çà?
- Mon verre d'Hypocras passé au filtre de la vision de la vie par Richter.
Non, pas seulement. Certes, c'est essentiellement çà, mais un vin est d'abord un alliage de milliers de molécules ; un vin, ce sont aussi beaucoup d'autres choses subtiles, qui, en première analyse ne sont pas essentielles, mais en dernière analyse sont indispensables pour que le jus fermenté en question soit du vin. S'il n'en était pas ainsi, c'est l'industrie qui se chargerait de produire du vin, ou plutôt du jus de raisin fermenté aux caractéristiques chimiques normalisées. C'est pourquoi, pour me remettre de l'analyse magistrale faite dans la pièce de Falk Richter de la personnalité des consultants "juniors" par les consultants "seniors", pour me remettre de cette réduction d'un être humain à une "efficacité personnelle", "des dons de communication", un "niveau d'anglais", etc., j'avais besoin d'un vin riche, d'un vin, qui lui aurait été non pas décomposé, mais composé à partir de produits de la fermentation, d'épices, de parfums, de saveur... j'avais besoin d'un mélange anormal, mais faisant la synthèse. J'avais besoin de boire de l'hypocras.
L'hypocras est censé avoir existé sous diverses formes depuis l'Antiquité. Son nom latin, Vinum hippocraticum, c'est-à-dire "vin d'Hippocrate" est une expression médiévale, mais pas antique. Il n'en est pas moins certain que des breuvages parfumés et enrichis de miel se consommaient dans l'Antiquité, non seulement dans les cultures méditerranéennes, mais aussi en Europe tempérée. Comme nous le rapportions récemment à propos de la tombe de Lavau, il s'en consommait chez les Gaulois hallstattiens par exemple. A Lavau, a été retrouvé dans la chambre funéraire d'un prince ou d'une princesse un service à vin comprenant non seulement un grand chaudron, un oenochoe pour servir de carafe et un seau pour aider à préparer le mélange aromatisé, mais aussi une passoire et autre cuillère percée de trou pour le filtrer.
Filtrer?
L'idée de filtrer une préparation à base de vin ou de quelque autre jus fermenté était commune dans le passé. Il s'agissait là tout bêtement d'une procédure domestique à accomplir quand on préparait un breuvage de fête, un peu comme on prépare du punch aujourd'hui. Aux anciens, cette idée de préparer sa recette particulière de vin aromatisé paraissait évidente, tant ils étaient habitués à boire toutes sortes de jus fermentés encore encombrés de leurs bourbes, vieillis, oxydés par le transport... bref souvent imbuvables à moins de les améliorer... Offrir à ses invités, non pas le banal jus oxydé qui encombrait sa cave, mais plutôt une version améliorée par des parfums masqueurs, des épices rares mais célèbres, ou tout simplement des saveurs familières et agréables telle celle du miel était en fait un trait d'hospitalité commun dans les grandes familles. Comme le montre le cas de Lavau, les Gaulois pratiquaient cet art hospitalier d'une manière influencée par le rite dionysiaque des Grecs. Sans doute ne disposaient-ils pas souvent de vin pour ce faire, mais plutôt de quelque hydromel ou cidre que leurs campagnes leur fournissaient. C'était ensuite tout un art familial que d'élaborer à partir de ces ingrédients instables une boisson divine, suffisamment dionysiaque, pour que la fête à laquelle la famille avait convié ses affiliés et autres pairs soit marquante. Quand ce n'était pas la fête, on en élaborait aussi pour se soigner, ou pour son plaisir privé.
L'hypocras est un héritage médiéval de cette tradition ancienne. Boisson de fête, c'était aussi une préparation médicinale destinée à faciliter la digestion de ceux qui le consommait. Et c'est exactement ce que ce verre d'hypocras pris en Avignon fit pour moi : il m'a aidé à assembler les dures réalités analysées par Falk Richter en un nouveau breuvage de vie pouvant être digéré, afin, non seulement, de continuer à vivre, mais aussi d'exister davantage.
"Merci pour cette belle approche de l'un des "frères" du vin ...La manche d'Hippocrate a été utilisée en Languedoc jusque dans les années 1990 et qui sait, dans certaines familles, elle est peut-être encore en usage , en mémoire de grands pères qui la faisaient servir devant leurs petits enfants...pour fournir à la famille d'excellents apéritifs dont les vins de noix !"