Une scène de chasse de 50000 ans

Une bande dessinée préhistorique vient d'être découverte en Indonésie. Puisqu'en France, les bandes dessinées sont appréciées, je viens vous proposer de la lire avec moi.

Depuis combien de temps aime-t-on la bande dessinée en France? Dès 38000 ans avant le présent possiblement, dans la grotte Chauvet en Ardèche, des artistes aurignaciens ont dessiné au fusain des scènes de la vie des animaux (dangereux) les entourant. Leurs compositions, qui sont expressives, comportent des effets de perspective et de mouvement, et témoignent d'une maîtrise spectaculaire. Comme, par ailleurs, les découvertes d'art pariétal ou même d'art préhistorique avaient été surtout européennes, l'Europe (du sud-ouest) est longtemps passé pour la seule province d'art pariétal et d'art figuratif ancien au monde. Bref, Tout indiquait que la bande dessinées avait été inventées en Europe, voire en France. Normal que nous en soyons les principaux amateurs… Et puis, tout a changé.

La bande dessinée, invention indonésienne?

Au début de l'année 2019, le préhistorien québécois Maxime Aubert et son collègue Adam Brumm, tous deux de l’université Griffith en Australie et son équipe de collègues indonésiens et australiens nous ont appris que des peintures figuratives parmi les plus anciennes de l'humanité se trouvaient à Bornéo dans la grotte de Lubang Jeriji Saléh de cette grande île indonésienne. La datation par l'uranium-thorium de la calcite recouvrant partiellement la représentation dans des tons oranges d'un gros animal avait conduit à la date «d'au moins 40000 ans »:

Dans la grotte de Lubang Jeriji Saléh, un panneau peint datant de 40000 ans. (C:Pierre-Henri Fage)

Auparavant, dès 2014, la même équipe avait déjà établi que l'art pariétal des grottes du karst de Maros-Pangkep au sud des Célèbes, datait aussi d'environ 40000 ans (ou d'un peu moins). Cette découverte et celle de peinture de même âge à Bornéo ont rendu certain que l'on pratiquait de façon courante l’art pariétal en Indonésie il y a environ 50 000 à 40 000 ans, soit un peu avant l’art figuratif d’Europe du Paléolithique supérieur (les derniers 50000 ou 40000 ans, suivant les définitions).

Le réflexe universel des préhistoriens est de reconnaître dans cet art un comportement moderne en termes cognitifs, et de l'associer aux vagues successives d'Homo sapiens venues coloniser cette partie de l'Eurasie. Il y a quelque 50000 ans, le niveau de l'océan était en effet alors 80 mètres plus bas, de sorte qu'une partie de l'Indonésie, dont Bornéo, faisait partie de l'extrémité orientale de l'Eurasie:

L'Indonésie quand l'océan mondial était quelque 130 mètres plus bas. (C: PLS)

Ainsi, une nouvelle province de l'art pariétal ancien est apparue sur les cartes en Indonésie, donc très loin de l'Europe. Cette simple constatation prouve que la tendance à raconter des histoires en images n'a rien de spécifiquement européen. Elle illustre aussi ce ce que l'on savait déjà: il s'agit là d'une production de symboles graphiques complexes, supposant des conventions et une éducation culturelle à leur lecture, bref d'un comportement cognitif avancé, que dans notre spéciocentrisme, nous associons seulement à notre forme humaine, dont elle serait même un marqueur culturel. En Europe, c'est logique, puisque cet art est apparu dans notre continent au début du Paléolitique supérieur en même temps qu'H. sapiens, et a persisté alors que les Néandertaliens avaient déjà disparu depuis longtemps. En Indonésie, c'est sans doute aussi très plausible, sinon probable, mais, étant donné qu'à l'arrivée des «hommes anatomiquement modernes» dans cette partie de la planète, d'autres espèces humaines y vivaient encore, ce ne peut être déjà certain.

Une façon de changer cela serait de trouver des fossiles humains en association avec l'art pariétal. Aucun squelette ne résiste 50000 ans en milieu tropical, sauf, très rarement, s'il a été fossilisé très vite dans un milieu non acide, où si son propriétaire est mort dans une grotte, ou y a été inhumé.  La suite des recherches nous en apprendra peut-être plus à cet égard?

Les Célèbes rendent la bande dessinée célèbre

Nous verrons, mais en tout cas la situation géographique du panneau de Sipong 4 renforce l'idée qu'il a été peint par des Sapiens, et donc que l'art figuratif est bien un phénomène culturel particulièrement associé à notre espèce. Les chercheurs ont en effet découvert plusieurs grottes peintes dans le karst de Maros-Pangkepla dans les Célèbes (souvent nommée Sulawési aussi, de leur nom indonésien). Or, observez bien la carte ci-dessus: Sulawési n'a jamais été en Eurasie, mais se trouve de l'autre côté de la ligne Wallace, une ligne d'eaux profondes qui traverse l'Indonésie, entre Bornéo et Sulawési (Celèbes), et le détroit de Lombok entre Bali et Lombok. Même si les distances entres ces terres sont faibles, cette ligne a toujours séparé les faunes (et dans une certaine mesure les flores) asiatiques des faunes (flores) australiennes. Ceci est particulièrement vrai pour les grand mammifères, mais ne l'est pas pour l'art pariétal!

Cela suggère qu'un grand mammifère peintre – nommons le Homo pictorem, l'Homme peintre – fut capable de franchir la ligne Wallace.

Qui peut-être cet humain? Observons à cet égard, que tous les indices dont nous disposons suggèrent que les autres espèces humaines n'ont franchi les bras de mer qu'à pied. Les Néandertaliens, par exemple, ne semblent pas avoir migré vers la Grande Bretagne pendant les périodes chaudes, quand celle-ci était une île. Pour sa part, l'Australie n'a été atteinte qu'il y a quelque 65000 ans, par des Sapiens… Ainsi, la capacité à construire des bateaux, ou du moins des pirogues (monoxyles sans doute) semble bien être une particularité sapiens. Elle résulte aussi à mon avis d'une cognition (mais surtout à mon avis d'une culture) «moderne», comme disent les préhistoriens.

Les Célèbes étant séparées de l'Eurasie par un (profond) bras de mer, il semble bien que seul des « hommes anatomiquement modernes » aient été en mesure de le franchir pour aller peindre les grottes de la grande île indonésienne. Il me semble donc très vraisemblable qu'Homo pictorem était sapiens.

La bande dessinée célèbre dans les Célèbes?

Et nous aurons d'autant plus de facilité à le croire que c'est quasiment une bande dessinée que l'équipe de Maxime Aubert a découvert! C'est dans le paysage spectaculaire de tours et de falaises calcaires de Maros-Pangkep (voir la carte ci-dessus) du sud de Sulawési, que les chercheurs sont tombés sur une cavité  – la grotte de Sipong 4 – contenant tout un panneau peint:

La scène présumée de chasse découverte dans la grotte de Sipong 4. (C: Maxime Aubert et al. )

 

Or ce panneau semble représenter une scène de chasse: cordes et lances à la main, six minuscules chasseurs y affrontent en effet un anoa (peut-être Bubalus quarlesi, un petit bovidé sulawésien) énorme par rapport à eux. Pour l'équipe de Maxime Aubert et d'Adam Brumm, l'ensemble formée par les différents personnages – tous rendus dans des pigments rouilles – est une composition. Elle représente une scène de chasse, plus exactement une battue au cours de laquelle, des chasseurs équipés (de cordes et de lances) attendent dissimulés (couchés dans la végétation) la grosse proie que le reste du groupe pousse vers eux:

Dans cette peinture rupestre découverte dans l’île de Sulawesi, en Indonésie, datée de 43 900 ans, des figures interprétées comme des êtres mi-humains, mi-animaux seraient en train de chasser un gros bovidé. (C: Ratno Sardi)

 

Il est vrai que c'est bien ce que l'on lit à première vue, quand on examine la partie du panneau en question (ci-dessus). Le caractère anthropomorphique des petits personnages est en tout cas indéniable, ce qui est déjà spectaculaire pour qui sait à quel point de telles représentations sont rares au début du Paléolithique supérieur.

Sur le même panneau, d’autres chasseurs traquent d’autres bovidés ainsi que des cochons sauvages.

Or si les chasseurs représentés semblent humains, ils présentent plusieurs curieux traits animaux : l'un possède une queue, un autre un bec. De tels êtres mi-humains, mi animaux sont nommés par les préhistoriens des thérianthropes (du grec ancien thêríon pour animal, ánthrôpos pour humain).

En préhistoire européenne, les thérianthropes sont considérés comme des marqueurs de l'émergence de la spiritualité. Ainsi, l'homme-lion découvert dans la grotte de Hohlenstein-Stadel dans le pays souabe en Allemagne est un mélange d'humain et de lion des cavernes. Datée de 40000 ans, cette œuvre aurignacienne, fait penser à un totem, ces animaux symboles, que les clans familiaux des sociétés totémiques cherchent à s'associer, par exemple pour renforcer leurs images d'eux-mêmes par les attributs de la bête.

La statuette de l'homme-lion aurignacien, trouvé dans la grotte souabe de Hohlenstein-Stadel, c'est pas sans évoquer un thème totémique, mais elle pourrait avoir eu un tout autre sens. Un sens spirituel en tout cas! (C:Dagmar Hollmann )

La découverte de thériantropes en Indonésie montrerait une fois de plus que certains traits culturels – comme la pratique de l'art figuratif incluant des thériantropes – ne sont pas exclusivement européens, et datent probablement d'une époque ancienne, peut-être même d'un temps précédant l'expansion sapiens à travers la planète… À cet égard, nous en saurons plus le jour où de l'art pariétal ou quelque forme d'art aussi ancien que l'art préhistorique indonésien ou européen aura été découvert dans une autre partie du monde. Au Proche-Orient? En Inde? En Afrique ?

S'agit-il vraiment d'une scène de chasse? Moi, j'y crois.

Peut-on douter d'avoir affaire à une scène de chasse? Les «lances» des chasseurs ne sont pas très claires, mais les longues lignes tendues semblent correspondre à des cordes. Or, l'auteur de ces lignes, qui a déjà chassé le cerf au filet, peut certifier que la scène de Sipong 4 est très évocatrice d'une battue. Une telle chasse se produit en effet exactement comme le suggère le panneau de la grotte Sipong 4. Pendant cette expérience, vécue pendant mon enfance dans les forêts du département du Var, j'ai en effet fait partie d'un groupe d'amis venus aider un éleveur de gibier, qui avait besoin de capturer ses cervidés pour les traiter contre un parasite ou autre. Ces animaux vivaient dans un grand parc forestier, dont les centaines d'hectares étaient enclos par un mur. Une partie du groupe a avancé à travers le bois en tapant sur des casseroles, de sorte que les biches et autres cerfs affolés ont fui dans la direction opposée. J'ai alors vu de mes propres yeux les animaux paniqués se précipiter comme s'ils ne les voyaient pas dans les filets tendus à travers la forêt par l'autre moitié de l'équipe. Ils s'y sont débattus et ont très vite emmêlé leurs pattes dans les cordes constituant le filet en essayant de se libérer. Les «chasseurs» ont eu alors beau jeu de se jeter sur eux, non pas pour les tuer (ce qui aurait été facile), mais pour les garroter, avant de les porter vers un véhicule de transport. Les pauvres animaux, complètement dépassés par les manipulations humaines, subissaient tout cela terrifiés, sans pouvoir se douter que le plan que les hommes avaient conçu pour eux ce jour là était inoffensif…

Dès lors, vous comprendrez que je sois assez convaincu par l'interprétation de l'équipe Aubert-Brumm. Pour moi, le panneau de Sipong 4 représente une scène de chasse, peut-être mythique.

Les datations du panneau

Mais, pour l'interpréter, encore importe-t-il de le placer dans le temps. Les chercheurs l'ont fait : ils ont daté par l’uranium-thorium nombre de dépôts de calcite recouvrant partiellement l’œuvre (voir plus haut). Ils ont ainsi obtenu des dates minimales, celles de dépôts, dont la formation a pu aussi prendre du temps. Ces dates varient de 43 900 à 35 100 ans avant le présent, ce qui fait du panneau de Sipong 4 la plus ancienne œuvre figurative de l’humanité.

Le panneau de Sipong 4 serait en particulier plus ancienne qu’une peinture rupestre vieille de quelque 40000 ans représentant un animal en forme de vache découverte dans une grotte de Bornéo. Il le serait aussi davantage que le célèbre thérianthrope de la grotte de Hohlenstein-Stadel (voir plus haut), puisque cette figurine est vieille de 39000 à 40000 ans, et nettement plus ancien que le non moins célèbre thérianthrope de la scène du puits de la grotte de Lascaux, qui date pour sa part de quelque 17000 ans.

Tout cela donne à la découverte de l'équipe Aubert-Brumm une énorme signification. Laquelle? À l'heure où j'écris ces lignes, je ne sais pas trop. Je vous donnerai mes naïves impressions bientôt dans un nouveau billet de blog dans lequel, après avoir discuté du sens du panneau, j'évoquerai la signification de sa découverte. Pour ce faire, je vous raconterai les critiques, que la découverte a suscité dans le monde anglo-saxon, et, moi, foi de François, je critiquerai les critiques anglophones depuis le monde francophone!

À bientôt pour un voyage thérianthopique en Indonésie. Amenez vos masques!

 

 


Un commentaire pour “Une scène de chasse de 50000 ans”

  1. Fage Luc-Henri Répondre | Permalink

    Bonjour, ce serait sympa, à défaut d'avoir demandé l'autorisation de reproduire mes photos, de mettre mon nom correctement... C'est bien Luc-Henri Fage (et pas Pierre-Henri) dans cet article et les autres qui parelent de Bornéo avec la photo de Lubang Jeriji Saleh... Merci !

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