Les Vaudois du Lubéron: une singulière endurance sur la Durance
En vacances sur la Durance, je traversais Mérindol, quand j'y ai vu des ruines. Toujours alerté par les restes du passé, je suis monté les étudier. Outre les restes d'un castrum du XIe siècle sans doute, tout un quartier de maisons provençales anciennes était détruit, et j'ai découvert qu'il s'agissait du quartier vaudois. Une visite au Centre d'évocation de la Muse, le musée vaudois de Mérindol, me fit réaliser l'histoire touchante, riche et méconnue des Vaudois ou Pauvres de Lyon, cette sorte de "préprotestants", qui en effet allaient devenir protestants. Dans ce qui suit, je résume cette histoire en m'inspirant librement de l'ouvrage Guide historique du Lubéron vaudois de l'historien Gabriel Audisio.
Vaudois? Des Suisses en Provence? Point du tout, les ruines que j'avais découvert étaient un vestige de la vie de Pauvres de Lyon, en d'autres termes des suiveurs de Pierre Vaudès. Vaudès, connu aussi sous le nom de Pierre Valdo ou Valdès, est un marchand de Lyon né vers 1140 et mort vers 1206. Frappé par la condamnation de la richesse très dure contenue dans le message évangélique, ce riche décida de se faire pauvre pour gagner son paradis. Il vendit tous ses biens et les distribua aux nécessiteux, puis commença à "vivre comme un apôtre", donc à prêcher. Sans doute plein de charisme, Valdès gagna des disciples, qui adoptèrent son mode de vie. De fait, les principes de son mouvement, simples et clairs, avaient de quoi convaincre avec force:
-la pauvreté volontaire.
-ne pas mentir.
-ne pas jurer.
-prêcher.
En somme, être chrétien!

La statue de Valdès qui fait partie du monument à la mémoire de Martin Luther, à Worms en Allemagne. (Crédit : Tartessos75)
Ainsi, les Vaudois, a priori, furent simplement des chrétiens, qui eurent l'originalité de vouloir l'être suivant une certaine acception très littérale du terme. Être simplement des chrétiens selon la lettre des évangiles n'aurait pas dû leur rapporter autant d'ennuis, mais certains autres chrétiens les persécutèrent sans fin, car ces zélateurs de la simplicité évangélique qu'étaient les Vaudois, gênaient par plusieurs particularités, qui n'auraient pas dû suffire à les vouer aux flammes. En particulier, ils accordaient une importance essentielle au soutien de la foi par la prédication, qui chez eux se faisait en langue vulgaire, c'est-à-dire en franco-provençal (Lyon), en piémontais, en provençal, en allemand... Prêchant par la parole et par l'exemple, les Vaudois gagnèrent des foules entières, ce qui leur attira l'hostilité puis la condamnation de la hiérarchie éclésiastique, qui cependant les toléra d'abord, car ils étaient manifestement plus efficaces qu'elle pour ramener les gens dans les églises... Les Vaudois, en effet, n'avaient pas quitté le catholicisme, mais le réinterprétait d'après les écritures au lieu de subir tous les détails de la forme prescrite.
Ils refusaient par exemple le purgatoire, une croyance catholique introduite au XIIe siècle par le Concile de Latran (1215), et leur idéologie comprenait une sévère critique de la partie du clergé qu'ils jugeaient corrompue. Ne reconnaissant que Dieu comme maître, ils refusaient le serment, c'est-à-dire - détail gênant - le contrat moral de base dans toute la société féodale,... Pour prêcher, leurs barbes transportaient avec eux une bible traduite en langue vernaculaire, ce qui était alors sévèrement interdit, puisque le texte sacré était censé ne pouvoir être reçu que dans la langue (sacrée?) des empereurs romains...
Pas vraiment hérétiques, les Vaudois étaient néanmoins asociaux; pas vraiment pourchassés, ils étaient néanmoins condamnés. Cette menace les conduisit à s'établir dans les montagnes, où ils pouvaient mieux assurer leur sécurité et vivre leur religion dans la discrétion. Afin de survivre à la persécution, ils inventèrent une organisation originale, qui permit à leur communauté de subsister pendant plusieurs siècles: un corps de prédicateurs spécialisés, appelés Brüder (frères) dans les pays germaniques, et barbes, c'est-à-dire oncles en piémontais (parlé jusqu'à aujourd'hui dans une partie du Piémont italien, le piémontais est l'une des formes de la langue occitane). Ces prédicateurs itinérants se présentaient entre chien et loup dans les familles, où ils passaient la nuit après avoir organisé une séance de lecture de la bible et de prière commune. Au matin, ils repartaient. Quand un enfant était interrogé par quelque viguier et autre policier sur l'identité de ces mystérieux visiteurs du soir, il avait pour instruction de répondre "Moun barbe", c'est-à-dire, "Mon oncle", ce qui était censé diluer la curiosité inquisitrice...
Tout cela n'empêchait pas les Vaudois de recevoir les sacrements, d'aller à messe et de se comporter pour l'essentiel comme de bons catholiques, mais ils vivaient leur religion d'une manière intense et secrète qu'organisaient les barbes. Hautement respectés, vivant de charité, ces prédicateurs itinérants allaient toujours par deux, puisque chaque vieux barbe était accompagné d'un jeune en formation (imberbe sans doute!). Cette stratégie permit aux Vaudois de se répandre et de se maintenir non seulement dans le centre de la France, mais aussi en Dauphiné, dans le Piémont, en Italie centrale et méridionale, en Alsace, dans la vallée du Rhin, en Bavière, en Tyrol, en Bohème, dans la région de Berlin, en Pologne et jusqu'en Poméranie sur les bords de la Baltique. Après l'alerte cathare, nul doute que la sainte église romaine et apostolique ne pouvait laisser croître et multiplier une quasi hérésie aussi répandue. Après la croisade cathare, elle incita à une "croisade vaudoise", qui fut particulièrement violente dans les terres occitanes, c'est-à-dire en Piémont et en Provence.
Vers 1450, après la peste noire, la guerre de cent ans et ses routiers (soldats en déshérence et en errance vivant sur l'habitant qu'ils massacraient souvent) et les famines entrainées par ces catastrophes, la Provence avait perdu, estime-t-on 42 % de sa population. Dans le pays d'Apt, 60 % de la population avaient disparu. Cet état de fait désespérait les féodaux, qui vivaient de taxes et de redevances payées par les paysans travaillant leurs terres... Cette situation engendra une forte migration au XVe et au XVIe siècle depuis les montagnes vers les basses terres italiennes (le Piémont) ou provençales (le Lubéron). En Lubéron, les seigneurs passaient avec des communautés d'immigrants, des Vaudois souvent, des "actes d'habitation" dans lesquels l'installation sur une terre de nouveaux agriculteurs étaient permises en échange de redevances définies dans l'acte, qui, pour aider l'installation, étaient souvent moins exigeantes que celles que devaient les locaux... Cette recolonisation conduisit au repeuplement, puis à la prospérité d'une quarantaine de localités, dont les principales sont Mérindol, Lourmarin, la Vallée d'Aigues, Cabrières d'Avignon, Roussillon et Murs. Les colons vaudois se regroupaient volontiers en certains endroits situés aux marges, en bas de la montagne du Lubéron, afin de pouvoir se retirer dans ses baumes (grottes) et vallons sauvages en cas de menaces..... Comme en ces endroits retirés, les Vaudois étaient souvent les premiers arrivants, les terres qu'ils y investirent prirent souvent les noms de leurs familles, fixant dans le substrat toponymique l'héritage patronymique vaudois.
Du reste, cette structure persiste encore dans quelques rares cas! Au cours de ma promenade sur les dessus de Mérindol, fasciné par la beauté d'un cognassier en fleur, j'abordais son propriétaire, le sieur Cadeilhan, avec qui s'engagea une conversation passionnante sur l'archéologie locale. Cet érudit et agriculteur à Cavaillon de son Etat, connaisseur manifeste de la préhistoire provençale, m'apprit en autre que la terre sur laquelle nous étions debout portait son nom, puisque ses ancêtres vaudois puis protestants, tous enterrés dans le bois à quelque distance (les protestants n'avaient pas le droit à la "terre chrétienne", c'est-à-dire au cimetière), l'avaient investie. Monsieur Cadeilhan était vaudois, était savant, et debout sur le sol de Cadeilhan, la terre de sa famille, il m'expliqua que les Cadeilhan l'avaient choisie car elle se trouvait à l'extrême limite de la Provence française, à deux pas de la Provence papâle, bien reconnaissable à 100 mètres en effet, puisque les pins d'Alep papaux ont je ne sais quelle nuance catholique dans leur robe verte... C'est, fasciné de retrouver encore présente la vieille organisation vaudoise, que j'ai quitté Monsieur Cadeilhan pour m'enfoncer (ou me réfugier?) dans les possessions du Pape d'Avignon, ce que l'on nomme le Comtat venaissin (Comtat d'Avignon).
En Lubéron, les maisons vaudoises se reconnaissent au fait qu'il s'agit de maisons alpines. Tandis que les récoltes sont serrées dans un grenier constituant le deuxième étage, la famille vit au premier étage au-dessus du rez-de-chaussée, où était installé le système de chauffage, c'est-à-dire le bétail. Dans certains cas, on reconnait aussi les maisons vaudoises simplement parce qu'elles ont été détruites par le fer et par le feu.
Quand, vers 1530, un rassemblement de barbes à Mérindol décida que les Vaudois adhèreraient à l'Eglise réformée de France, ces catholiques particuliers furent désormais dans l'inimitié farouche de l'Eglise. Réalisant l'ampleur que prenait la sécession chrétienne en Europe après Martin Luther (1483-1546), le pape ordonna aux évêques d'enquêter sur les hérétiques et autres luthériens dans leur diocèse. Particulièrement zélé, l'inquisiteur du diocèse d'Apt, le dominicain Jean de Roma, s'active et dénonce les Vaudois, qui commencent à paraître étranges à leurs voisins, voire même estrangers puisque l'on se rappelaient qu'ils étaient descendus des montagnes. Entre 1532 et 1539, plus de 400 personnes sont poursuivies pour hérésie en Provence pour crime de lèse-majesté divine et humaine. parmi elles, 93% sont des Vaudois, estime Gabriel Audisio... Le parlement d'Aix cite des personnalités vaudoises à comparaître, qui ne se présentent pas pour se faire tuer (on les comprend). Des décisions sont prises pour condamner les Vaudois, notamment l'"arrêt de Mérindol", qui voue au bûcher 14 personnalités vaudoises. Ces décisions ne sont pas exécutées, car le roi François Iier hésite dans sa politique de répression de l'hérésie. De fait, il s'allie sans vergogne avec des Etats protestants allemands et ira même jusqu'à signer un traité avec Soliman le Magnifique l'Ottoman, un musulman... Le 31 janvier 1545, les pressions et manoeuvres des inquisiteurs de Provence auprès de François Iier finissent toutefois par produire leurs effets. Réticent, le roi signe l'édit de Mérindol, qui doit maintenant être exécuté. En battant le ban et l'arrière ban (c'est-à-dire en rassemblant l'armée féodale), en proposant aux hommes provençaux récompense journalière pour aller tuer leurs voisins vaudois (et les piller à grand profit), en faisant marcher la gendarmerie ainsi qu'un régiment professionnel, pas moins de 5000 hommes sont rassemblés sous l'impulsion de Jean Maynier d'Oppède, premier président du parlement de Provence et seigneur... d'Oppède aux marges du pays vaudois. Ces hommes comprennent environ un millier d'aristocrates montés, dont certains membres de la noblesse locale, tel Jean Maynier d'Oppède lui-même ou encore un membre de la famille de Sade, celle qui, au XVIIIe siècle, produira le célèbre marquis de Sade, à l'origine de la notion de sadisme. On soupçonne aujourd'hui ces nobles aristocrates d'avoir quelque peu visé l'appropriation des appanages de leurs voisins en s'engageant dans le massacre de leurs paysans...
Dans un compte rendu à l'évêque Farnèse de la prise de Cabrières-sur-Aygues le 20 avril 1545, on lit, qu'après beaucoup de fatigues et de dépenses, Cabrières s'est rendue au capitaine Polin et tous les habitants de ce lieu, femmes et enfants de tout âge comme les hommes, ont été brûlés et tirés par les soldats, sauf douze des principaux que l'on a mené à Avignon pour servir d'exemple au peuple. De fait, le passage des troupes en pays vaudois fit des milliers de morts, dont un certain nombre de voisins des Vaudois, parfaitement catholiques, que d'autres voisins avaient dénoncés pour, se peut, s'approprier leur jardin, et qui furent promptement exécutés... Cette férocité s'explique en partie par le fait que les Vaudois avaient à plusieurs reprises libérés les armes à la main ceux des leurs que l'on enfermait, ce qui leur avait conféré de la réputation militaire. Toutefois, il s'agissait en réalité d'une population civile qui ne se défendait guère, et fuyait le plus souvent au dernier moment. En une semaine, la campagne militaire fut achevée et la victoire totale, du moins en apparence, alors que la troupe était officiellement venue pour arrêter et brûler 14 personnalités séditieuses seulement...
Confrontés à cette injustice peu légale, les Vaudois eurent diverses réactions. Certains restèrent et continuèrent leur vie discrètement. Une aristocrate - Mérite de Trivulce, appelée Madame de Cental - introduisit une plainte au Conseil du Roi : alors que rien dans l'arrêté ne concernait ses terres, on avait massacré ses paysans, dévasté leurs terres, ses terres, et envoyé les hommes valides survivants aux galères de Marseille... L'exécution de l'arrêt du roi étant manifestement entaché d'erreurs juridiques, et les excès des soldats honteux, surtout avec la permission du roi, un procès eut lieu à Paris. Il ne conduisit à aucune condamnation sérieuse des responsable de l'exécution de l'arrêt de mérindol, ni à aucune réparation, ni même véritable reconnaissance pour les Vaudois, mais établit implicitement l'injustice dont ils avaient été victimes, du moins à leurs yeux.... Une partie des Vaudois s'exilèrent, puisqu'un groupe de Provençaux en loques fut accueilli et vêtu à Genève par leurs désormais coreligionnaires protestants.

Le village de Mérindol vu depuis le "Monument vaudois", qui est en fait un pan de mur de l'ancien castrum dominant le village. (crédit : François Savatier).
L'histoire vaudoise explique que le Lubéron soit aujourd'hui le seul coin de Provence, où vivent d'anciennes communautés protestantes. Un ancien pasteur de la région, que j'ai rencontré, s'est d'ailleurs engagé dans l'Association d'étude vaudoises et historiques du Lubéron, qui s'est donné pour objectif de promouvoir les recherches historiques et archéologiques sur les Vaudois du lubéron, et pour cela d'organiser les échanges avec la Società di Studi Valdesi de Torre Pellice en Italie et la Deutsche Waldenservereinigung de Schönenberg en Allemagne, les deux sociétés savantes vaudoises soeurs en Italie et Allemagne. L'un des projets consiste à rattacher le Lubéron au grand chemin de l'exil huguenot, un chemin de randonnée qui ira donc du Lubéron au Nord de l'Allemagne.
Quant aux Vaudois du monde, il y en aurait encore quelque 45000 dans le monde, dont les membres de la Chiesa valdesa en Italie, mais aussi des communautés protestante de tradition vaudoise dans le nouveau monde. Quant à ceux du vaucluse, selon un bruit qui court, quand ils montent au château d'Oppède - celui de Jean Maynier d'Oppède, le persécuteur de leurs ancêtres -, ils pissent et crachent sur ses murs. Si vous les voyez faire, vous saurez pourquoi...
Merci pour ce rappel historique qui éclairera désormais mes ballades dans le Luberon 🙂