Quels rôles jouent les femmes dans l’épopée de Gilgamesh ?

Un fragment de tablette récemment publié apporte un nouvel éclairage sur le rôle de Shamhat, la prostituée qui transforme Enkidou en être civilisé dans l’Épopée de Gilgamesh[1], roi de la ville d’Ourouk, sorte d’Hercule sumérien qui, au gré de ses aventures, croise divers personnages avec lesquels il a des relations conflictuelles ou amicales. C’est l’occasion d’évoquer les rôles tenus par les femmes dans cette épopée, composée par des hommes, pour une audience masculine et centrée sur deux figures héroïques masculines, Gilgamesh et son ami Enkidou.[2] Ces personnages féminins, pleinement intégrés à la société d’Ourouk, ont des destins variés : deux de ces femmes sont définies par rapport un homme, les deux autres mènent une vie indépendante et exercent un métier consacré au loisir des hommes.

Le nouveau fragment daté de l’époque paléo-babylonienne (début du IIe millénaire av. J.-C.), permet de compléter la version ancienne de l’Épopée connue à présent par 16 tablettes ou fragments[3]. Il provient malheureusement de fouilles illicites, et a été coupé artificiellement dans sa partie inférieure pour faire croire à un objet complet. Aujourd’hui dans la collection de l’Université de Cornell, il devrait être rendu à l’Irak avec les près de 10 000 autres tablettes de cette collection. Ce nouveau texte permet de reconstruire dans le détail la rencontre d’Enkidou avec Shamhat et de mieux comprendre son développement psychologique lors du processus d’humanisation.

Tablette de la collection Cornell publiée par A. George, p. 13.

Shamhat, la prostituée, exerce un métier rémunéré qui lui permet de subvenir à ses besoins : elle travaille pour le loisir des hommes. Gilgamesh lui confie la tâche de séduire et apprivoiser Enkidou, le sauvage. Elle dévoile ses charmes, fait l’amour avec Enkidou et tente de le convaincre de venir avec elle à Ourouk à la rencontre de Gilgamesh. Mais au bout d’une semaine, celui-ci a conservé son instinct de bête sauvage et tente de retrouver sa vie auprès des animaux, qui le repoussent car il a goûté à l’intimité de l’ennemi. S’en suit une deuxième semaine de sexe très peu détaillée au cours de laquelle la prostituée change de discours : à Ourouk, Enkidou trouvera un rôle à jouer dans la société humaine et pourra devenir un « homme » participant à l’entretien des dieux dans leurs temples. Shamhat est dépeinte comme une personne avisée, pleine de bons conseils et maternelle, alors que dans la société mésopotamienne, la prostituée constitue une menace pour la stabilité de la famille.

Les autres femmes de l’Épopée ont elles aussi un comportement maternel, à commencer par Ninsoun, la mère divine de Gilgamesh, qui a aussi enfanté les dieux Nergal et Doumouzi. Mère aimante, elle interprète les rêves de son fils et le rassure. En même temps, elle blâme le dieu soleil Shamash d’avoir fait de son fils un aventurier et le recommande au dieu afin qu’il l’assiste dans son combat contre le géant de la forêt des cèdres.

Le caractère le plus intéressant est sans doute celui de Sidouri, la cabaretière qui, comme la prostituée, exerce un métier dont elle vit. Alors que Gilgamesh est parti à la rencontre du survivant du Déluge, il s’arrête chez Sidouri, installée aux confins du monde connu. Celle-ci lui tient discours philosophique plein de sagesse. Elle tente de le dissuader de poursuivre sa quête pour l’immortalité, et lui conseille de jouir des bonheurs de la vie quotidienne : bien manger, être habillé de propre, avoir femme et enfants, vantant ainsi les normes de la société mésopotamienne.

L’épouse d’Outanapishti, le survivant du Déluge, n’est pas nommée dans l’Épopée, et elle joue un rôle passif dans le récit du Déluge que fait son mari à Gilgamesh. En revanche, elle tente d’intervenir en faveur de Gilgamesh auprès de son mari et lui rappelle les règles de l’hospitalité ; celui-ci dévoile alors à Gilgamesh l’existence de la plante de jouvence. Ce rôle d’intercession que tient la femme d’Outanapishti rappelle celui tenu par les mères et les épouses dans les textes littéraires mésopotamiens.

L’Épopée de Gilgamesh offre une description de la société sumérienne par genre. Les femmes y occupent pour moitié les places qui leur reviennent au sein de la famille et pour moitié exercent des métiers qui leur octroient revenus et indépendance. Les personnalités féminines reflètent les souhaits et les peurs des hommes mais aussi la diversité et l’ambiguïté caractéristiques de la vie des femmes.

[1] J. Bottéro, L’Épopée de Gilgameš : Le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris, 1992.

[2] C. Michel, « Le petit monde de Sumer (Dossier L’Épopée de Gilgamesh) », L’Histoire n°356, septembre 2010, p. 58- 61.

[3] A. R. George, « Enkidu and the Harlot : Another Fragment of Old Babylonian Gilgameš », Zeitschrift für Assyriologie, 108, 2018, p. 10-21.


2 commentaires pour “Quels rôles jouent les femmes dans l’épopée de Gilgamesh ?”

  1. KIDU Répondre | Permalink

    Pour compléter votre tableau, il n'est pas inutile de revenir sur les abus de pouvoir de Gilgamesh tant vis à vis des jeunes hommes que des jeunes filles : Gilgamesh ne laisse pas un fils à son père, Gilgamesh ne laisse pas une adolescente à sa mère, fût-elle fille d'un preux, même déjà promise. (Tabl.I, 2e colonne, vers 12 à 17, extraits). Si le scribe reste vague sur la nature des abus de Gilgamesh contre les jeunes gens, les abus envers les vierges d'Uruk sont d'ordre sexuel. Or, il est manifeste que le jeune roi franchit là une limite que la bienséance et le droit coutumier lui interdisent de fouler aux pieds : cette arrogance provoque le mécontentement unanime de la cité de telle sorte que les dieux en sont alertés. Le début de l'épopée nous indique que le cuissage n'est pas un droit mais une transgression, une transgression majeure qui vaut à son auteur d'être contré par les dieux qui vont lui envoyer un contre-pouvoir en la personne d'Enkidu (dont le nom peut s'entendre seigneur-terre-colline tout autant que Enki l'a fait, les scribes sont des maîtres en matière de jeux de mots, Enkidu est de fait le seigneur de la steppe tandis que Gilgamesh règne sur la cité d'Uruk, la terre arpentée, civilisée).

    Vous n'évoquez pas Aruru la divinité créatrice d'Enkidu : il n'est pas engendré mais créé à partir d'une motte d'argile sur ordre d'Anu. Il y a donc un ordre divin qui veut que le dieu masculin ordonne et que la déesse exécute les ordres : Ayant ouï cette requête, Aruru se pénétra de ce que lui dicta Anu. (Tabl.I, 2e col. vers 33).

    La hiérarchie terrestre étant pour les Mésopotamiens le reflet de la hiérarchie divine Gilgamesh indique au chasseur la stratégie à adopter pour amener Enkidu en ville, c'est la stratégie que le père du chasseur avait déjà indiquée à son fils, la prostituée sera le moyen d'attirer Enkidu vers la cité d'Uruk. Le chasseur donne des consignes précises à la courtisane, là aussi elle est l'exécutrice d'un plan dessiné par les hommes.
    Un détail est frappant : la courtisane est l'initiatrice d'Enkidu grâce à qui il avait mûri, il était devenu intelligent (Tabl.I, col.4, vers 29). Cette intelligence soudainement acquise tient-elle au délai de l'initiation : 6 jours-7 nuits... Cette séquence 6-7 est un leit-motiv dans l'épopée, délai de l'initiation d'Enkidu, nombre de montagnes escaladées avant de parvenir à la septième montagne, celle de la forêt des cèdres, sur lequel est édifié le temple de la sainte Irnini, délai de la décomposition de la dépouille d'Enkidu qui contraint Gilgamesh à se résigner à l'ensevelir, durée enfin du sommeil de Gilgamesh qu'Uta-Napishtim avait mis au défi de rester éveillé 6 jours-7 nuits...

    Il est une figure que vous n'évoquez pas dans votre article, c'est celle de la déesse Ishtar, la dame du ciel, Vénus déifiée, autrement dit LA Femme qui s'adresse d'égale à égal à Gilgamesh après son retour de la forêt des cèdres et demande à celui-ci de l'épouser or le rejet de Gilgamesh est cinglant, c'est un véritable réquisitoire qu'il profère alors pour justifier son refus (Tabl.VI, col.1, vers 22 à 79). Il s'exprime là un divorce entre masculin-féminin qui interroge. La déesse sumérienne Inanna était la déesse de la fertilité, Ishtar est dans l'épopée l'archétype de la femme hystérique et vengeresse. L'habileté d'Inanna à négocier avec Enki les ME qu'elle rapporta à Uruk dans un autre mythe a fait place dans l'épopée à une impuissance rageuse, proportionnelle à la puissance de Gilgamesh et d'Enkidu qui, vainqueurs du taureau céleste,laissent Ishtar en la ville sans personne pour la consoler. Ce divorce masculin-féminin est lourd de conséquence car la mort du taureau céleste après celle du géant Humbaba est une nouvelle transgression qu'Enkidu paie de sa vie.

    Siduri, la tavernière marque quant à elle la limite de l'espace terrestre, elle se tient au bord de la mer et met en garde Gilgamesh qu'elle tente de ramener à sa dimension d'homme, elle lui rappelle la limite consubstantielle à l'incarnation dont elle connaît la règle (RI) et la mesure (SI : corne...mesure) issue de la colline (DU).
    Le divorce masculin-féminin entre Gilgamesh et Ishtar trouve son contrepoint dans le couple formé par Uta-Napishtim et sa femme. Ils dialoguent, ils échangent et U-N met sa femme en garde : Les hommes sont trompeurs : celui-là voudra te duper ! (Tabl.XI, vers 210). La femme d'Uta-Napishtim intercède auprès de son époux mais elle entend ses recommandations de même que lui accède à sa demande de donner à Gilgamesh quelque chose en récompense de la peine endurée par ce dernier. Le couple est divinisé, il est la modalité de la vie éternelle, ce que Gilgamesh ne semble pas voir...

    Bien cordialement,

    A-L Le Goff

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