L’erreur de Satoshi Nakamoto
L'erreur de Satoshi Nakamoto
Dans ce blog, je veux juste donner des textes plus directs que le blog précédent
traitant du problème de savoir si la « Preuve de travail » introduite par Satoshi Nakamoto pour le Bitcoin est une erreur.
J'ai plusieurs fois été sollicité pour m'exprimer sur cette question et ai rédigé de petits articles sur le sujet. Je donne ici la liste des liens correspondant à ces textes, puis je fais suivre par les textes eux-mêmes.
A
Point de vue dans le Journal du CNRS. Le 10 février 2022.
« Le réseau Bitcoin, une erreur follement coûteuse »
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Tribune dans Libération.Le 10 février 2022
Même texte que pour le Journal du CNRS
« Le réseau Bitcoin, une erreur follement coûteuse »
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B
Blog binaire du Journal Le Monde. 10 février 2022
« Le plus gros bug de l'histoire »
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C
Tribune dans le Journal Le Monderédigée avec Nicolas Dufrêne et Jean-Michel Servet. Le 10 février 2022.
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Même texte que la tribune du Monde du 10 février 2022, mais cette fois avec le titre vraiment choisi par les rédacteurs. Publié par l'Institut Rousseau, le 10 février 2022.
Le texte est disponible en français, anglais, allemand, italien, espagnol.
Il est urgent d’agir face au développement du marché des cryptoactifs et de séparer le bon grain de l’ivraie.
Le lien vers la liste des signataires de la tribune (on peut y ajouter sa signature) est :
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Publication de la tribune du Monde en Neerlandais dans De Tijd :
https://www.tijd.be/opinie/algemeen/leg-cryptoactiva-aan-banden-voor-het-te-laat-is/10365623.html
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Publication de la tribune du Monde par le journal L'écho (quotidien belge d'information politique, économique et financière).
https://www.lecho.be/opinions/general/il-est-urgent-de-separer-le-bon-grain-de-l-ivraie-sur-le-marche-des-cryptoactifs/10365508.html
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Institut Rousseau. Le lien vers l'article qui reprend mon blog
( https://scilogs.fr/complexites/preuve-de-travail-vs-preuve-denjeu/ )
Les arguments en faveur de la preuve d'enjeu et contre la preuve de travail
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Textes complets.
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A
Journal du CNRS. Le 10 février 2022
Tribune dans Libération du 10 février 2022
https://lejournal.cnrs.fr/billets/le-reseau-bitcoin-une-erreur-follement-couteuse
Le réseau Bitcoin, une erreur follement coûteuse
Depuis la mise en marche du réseau Bitcoin en janvier 2009, les jetons émis par le réseau ont vu leur valeur exploser : de 0 dollar au départ, chaque jeton bitcoin a atteint près de 69 000$ en novembre 2021 avant de retomber aux alentours de 30 000$ deux mois plus tard. En plus de cette volatilité, qui pousse certains à ne voir dans le bitcoin qu’une bulle spéculative, un autre grave défaut affecte ce réseau : la consommation d’énergie énorme que son fonctionnement requiert. Une consommation absurde que l’on peut aujourd’hui considérer comme une erreur de conception qu’ont su régler d’autres cryptoactifs qui s’imposent peu à peu sous les noms de Solana, Cardano, Polkadot, etc. Toutefois, si près de quinze mille cryptomonnaies sont nées dans le sillon du bitcoin, celui-ci reste prédominant avec une capitalisation oscillant autour de mille milliards de dollars, représentant environ 40 % de la capitalisation de tous les cryptoactifs.
Comment fonctionne une cryptomonnaie et pourquoi peut-on parler d’erreur au cœur de Bitcoin ? Le réseau Bitcoin a été conçu par une ou plusieurs personnes agissant sous pseudonyme de Satoshi Nakamoto, mais dont aujourd’hui encore on ignore la véritable identité. L’émission et la circulation des jetons d’une cryptomonnaie sont opérées par un réseau d’ordinateurs appelés « validateurs » qui fonctionnent en pair-à-pair, de manière décentralisée. Chaque ordinateur du réseau détient une copie d’un énorme fichier appelé « blockchain » (chaîne de blocs en français), un livre de compte qui enregistre au fur et à mesure tous les déplacements de jetons de compte en compte. Pour encourager les ordinateurs qui participent à cette gestion du réseau, une incitation est distribuée périodiquement à ceux qui valident et ajoutent à la blockchain de nouveaux blocs de transactions.
Dans le cas de Bitcoin, un bloc de transactions est ajouté à la blockchain toutes les dix minutes, et les bitcoins nouvellement créés (6,25 aujourd’hui) sont attribués au mineur qui a proposé le bloc, bloc qui est validé par les autres validateurs. La désignation du validateur gagnant s’effectue par la méthode de la preuve de travail (proof of work, POW). Ici, la preuve s’appuie sur un concours de calcul brut, appelé minage. Les validateurs (ou mineurs) du réseau doivent résoudre une énigme de nature combinatoire ; le premier à la résoudre « gagne » les jetons créés. Le problème posé, renouvelé toutes les dix minutes, exige des participants qu’ils calculent une certaine fonction : plus un validateur est capable de la calculer rapidement, plus il a des chances de gagner à chaque distribution de l’incitation. Disposer par exemple de 5 % de la puissance totale du réseau donne 5 % de chances de gagner chaque concours. La preuve de travail crée donc une concurrence entre les validateurs qui les a amenés à recourir à des puces spécialisées et à dépenser de plus en plus d’électricité pour les faire fonctionner.
Or toute cette énergie investie dans la fabrication et surtout le fonctionnement de ces machines spécialisées ne sert à rien d’autre qu’à la désignation du validateur qui reçoit l’incitation. L’électricité utilisée pour gérer les transactions sur le réseau est devenue progressivement négligeable comparée à celle utilisée pour le concours de calcul. Il a été évalué que le rapport entre les deux est au moins de 1 à 1 000.
D’autres blockchains ont pourtant déployé une nouvelle méthode bien moins énergivore de choix du validateur chargé d’ajouter un bloc : la preuve d’enjeu (proof of stake, POS). Avec la POS, chaque validateur dépose en gage une somme d’argent (des jetons de la cryptomonnaie considérée) et sa probabilité de gagner l’incitation à chaque distribution est proportionnelle au montant de ce dépôt. Cette mise en gage peut être retirée à n’importe quel instant, comme de l’argent placé sur un compte d’épargne. La preuve d’enjeu est une sorte preuve de travail où l’on récupérerait l’investissement consenti pour participer, alors qu’il est perdu dans la preuve de travail. Dans les deux cas, le système favorise ceux qui disposent de moyens importants pour s’engager, mais c’est quelque chose d’inévitable pour se prémunir des attaques basées sur la création en masse de fausses identités. Il est important de noter que l’essentiel de l’électricité dépensée par un réseau utilisant la preuve de travail n’est pas utilisé pour les échanges et les contrôles des validateurs, mais pour le concours de calcul du réseau.
D’année en année, les investissements et dépenses consentis par les mineurs Bitcoin pour participer au concours de calcul ont pris des proportions à la mesure du cours du jeton bitcoin qui, par exemple, a été multiplié par plus de 500 entre 2013 et 2022. La dépense électrique des mineurs Bitcoin peut se calculer de plusieurs façons. On distingue la « valeur minimale » de cette dépense qu’on calcule en se basant sur les hypothèses de consommation les plus favorables, et la « valeur estimée » qui se base sur les dépenses présumées des usines de minage. La valeur minimale de la dépense du réseau Bitcoin atteint ainsi aujourd’hui 50 TWh par an, c’est-à-dire l’équivalent de ce que produisent six réacteurs nucléaires de puissance moyenne, ou 10 % de la production électrique française. La valeur estimée est de deux à quatre fois supérieure.
La plupart des spécialistes estiment que la sécurisation donnée par la preuve d’enjeu est équivalente à celle donnée par la preuve de travail : de fait, pour l’instant, aucune cryptomonnaie fonctionnant avec une preuve d’enjeu n’a jamais été victime d’une attaque réussie, malgré les centaines de milliards d’euros qu’elles capitalisent. Ce qui amène à une conclusion : la preuve de travail est une erreur de conception.
C’est uniquement le soutien et un certain lobbying des détenteurs de cryptomonnaies fonctionnant avec la preuve de travail qui permet leur survie. Leurs cours élevés entretiennent l’absurde gâchis et même l’encouragent. Deux solutions sont alors possibles. La première est d’interdire toutes les cryptomonnaies comme l’a fait la Chine en 2021, ce qui a mis fin au minage en Chine, mais a malheureusement eu aussi pour conséquence de l’encourager ailleurs et en particulier aux États-Unis où il est devenu particulièrement rentable. La seconde solution, défendue par exemple par la Suède, qui voudrait qu’elle soit appliquée partout en Europe, est d’interdire l’utilisation de la preuve de travail qui est la cause unique de la folie électrique de certaines cryptomonnaies.
À lire
Jean-Paul Delahaye, La folie électrique du Bitcoin, Pour la science,n° 484, février 2018, p. 80-85.
https://www.cristal.univ-lille.fr/~jdelahay/pls/2018/294.pdf
Jean-Paul Delahaye, Au-delà du Bitcoin. Dans l'univers des blockchains et des cryptomonnaies, Editions Dunod, 2022 (à paraître).
En savoir plus
- sur la dépense électrique de Bitcoin (sites en anglais) :
https://ccaf.io/cbeci/index
- sur la solution soutenue par la Suède (sites français et anglais) :
https://www.numerama.com/tech/758522-interdire-le-minage-de-bitcoin-dans-lue-les-autorites-suedoises-appellent-a-des-mesures-drastiques.html
https://www.zdnet.com/article/cryptocurrency-should-bitcoin-mining-be-curbed-in-europe-swedish-authorities-say-yes/
https://www.euronews.com/next/2021/11/12/europe-must-ban-bitcoin-mining-to-hit-the-1-5c-paris-climate-goal-say-swedish-regulators
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B
Blog binaire du Journal Le Monde. Le 10 février 2022
Le plus gros bug de l'histoire
Un bug ne se manifeste pas nécessairement dès l’instant où il est dans un système. Les bugs les plus discrets sont d’ailleurs souvent les plus dangereux. Quand ils surgissent, la catastrophe peut être terrible comme celle d’Ariane 5 en 1996, qu’on a qualifiée de bug le plus cher de l’histoire. Plus rares, il y a des bugs dont l’effet nuisible n’apparaît que lentement et progressivement, sans qu’on ose ou puisse les corriger et dont les conséquences désastreuses s’empirent jusqu’à devenir gravissimes. Celui dont nous allons parler ici est de ce type.
Il s’agit du bug dans le protocole de distribution de l’incitation du réseau Bitcoin, la fameuse cryptomonnaie. On va voir qu’il est bien pire que celui d’Ariane 5.
Pour que le réseau Bitcoin fonctionne et fasse circuler en toute sécurité l’argent auquel il donne vie, il faut que des volontaires acceptent de participer à sa surveillance et à la gestion des informations importantes qu’il gère et qui s’inscrivent sur une « chaîne de pages », ou « blockchain ». Une rémunération a donc été prévue pour récompenser ces volontaires, appelés validateurs. Elle provient de nouveaux Bitcoins créés ex-nihiloet est distribuée toutes les 10 minutes environ à un et un seul des validateurs. Qu’il n’y en ait qu’un à chaque fois n’est pas grave car dix minutes est un intervalle court et donc la récompense est distribuée un grand nombre de fois — plus de 50000 fois par an. Reste que distribuer cette incitation pose un problème quand les ordinateurs ne sont pas obligés d’indiquer qui les contrôle, ce qui est le cas du réseau Bitcoin où tout le monde peut agir anonymement en utilisant des pseudonymes ou ce qui revient au même un simple numéro de compte.
Distribuer l’incitation par un choix au hasard qui donne la même chance à chaque validateur d’être retenu serait une solution parfaite si tout le monde était honnête. Ce n’est pas le cas bien sûr, et un validateur pourrait apparaître sous plusieurs pseudonymes différents pour augmenter la part de l’incitation qu’il recevrait avec un tel système. Avec kpseudonymes un validateur tricheur toucherait l’incitation kfois plus souvent que les validateurs honnêtes. S’il apparaît sous mille pseudonymes différents, il toucherait donc mille fois plus qu’un validateur honnête… qui ne le resterait peut-être pas. Le réseau serait en danger. En langage informatique, on appelle cela une « attaque Sybil » du nom d’une patiente en psychiatrie qui était atteinte du trouble des personnalités multiples ou trouble dissociatif de l’identité. Plusieurs solutions sont possibles pour empêcher ces attaques, et le créateur du protocole Bitcoin dont on ne connait d’ailleurs que le pseudonyme, Satoshi Nakamoto, en a introduite une dans son système qu’au départ on a jugée merveilleuse, mais dont on a compris trop tard les conséquences désastreuses. Ces conséquences sont si graves qu’on peut affirmer que le choix de la méthode retenue et programmée par Nakamoto pour contrer les attaques Sybil est un bug.
Sa solution est « la preuve de travail » (« Proof of work » en anglais). L’idée est simple : on demande aux validateurs du réseau de résoudre un problème arithmétique nouveau toutes les dix minutes. La résolution du problème exige un certain temps de calcul avec une machine de puissance moyenne, et elle ne s’obtient qu’en cherchant au hasard comme quand on tente d’obtenir un double 6 en jetant de manière répétée deux dés. Le premier des validateurs qui résout le problème gagne l’incitation pour la période concernée. Toutes les dix minutes un nouveau problème est posé permettant à un validateur de gagner l’incitation.
Si tous les validateurs ont une machine de même puissance les gains sont répartis équitablement entre eux, du moins sur le long terme. Si un validateur utilise deux machines au lieu d’une seule pour résoudre les problèmes posés, il gagnera deux fois plus souvent car avec ses deux machines c’est comme s’il lançait deux fois plus souvent les dés que les autres. Cependant c’est acceptable car il aura dû investir deux fois plus que les autres pour participer ; son gain sera proportionné à son investissement. Il pourrait gagner plus souvent encore en achetant plus de machines, mais ce coût pour multiplier ses chances de gagner l’incitation impose une limite. On considère que ce contrôle des attaques Sybil est satisfaisant du fait que les gains d’un validateur sont fixés par son investissement. Il faut noter que celui qui apparaît avec k pseudonymes différents ne gagne rien de plus que s’il apparait sous un seul, car les chances de gagner sont proportionnelles à la puissance cumulée des machines qu’il engage. Qu’il engage sa puissance de calcul sous un seul nom ou sous plusieurs ne change rien pour lui. Avec la preuve de travail, il semble que la répartition des gains ne peut pas être trop injuste car si on peut améliorer ses chances de gagner à chaque période de dix minutes, cela à un coût et se fait proportionnellement à l’investissement consenti.
Le réseau bitcoin fonctionne selon le principe de la preuve de travail. Au départ tout allait bien, les validateurs se partageaient les bitcoins créés et mis en circulation à l’occasion de chaque période, sans que cela pose le moindre problème puisque leurs machines avaient des puissances comparables et que personne n’en utilisait plusieurs pour augmenter ses chance de gagner. La raison principale à cette situation est qu’en 2009 quand le réseau a été mis en marche, un bitcoin ne valait rien, pas même un centime de dollar. Investir pour gagner un peu plus de bitcoins n’avait pas d’intérêt. Cependant, petit à petit, les choses ont mal tourné car le bitcoin a pris de la valeur. Il est alors devenu intéressant pour un validateur de se procurer du matériel pour gagner plus souvent les concours de calcul que les autres. Plus la valeur du bitcoin montait plus il était intéressant de mettre en marche de nombreuses machines pour augmenter ses gains en gagnant une plus grande proportion des concours de calcul. Une augmentation de la capacité globale de calcul du réseau s’est alors produite. Elle n’a pas fait diminuer le temps nécessaire pour résoudre le problème posé chaque dix minutes, car Nakamoto, très malin, avait prévu un mécanisme qui fait que la difficulté des problèmes soumis s’ajuste automatiquement à la puissance totale du réseau. Depuis 2009, il faut dix minutes environ pour qu’un des ordinateurs du réseau résolve le problème posé et gagne l’incitation, et cette durée n’a jamais changée car le réseau est conçu pour cela.
Les validateurs associés parfois avec d’autres acteurs spécialisés dans la résolution des problèmes posés par le réseau — et pas du tout dans la validation — ont accru leurs capacités de calcul. La puissance cumulée de calcul du réseau a en gros été multipliée par dix tous les ans entre 2010 et maintenant. C’est énorme !
Les spécialistes de la résolution des problèmes posés par le réseau sont ce qu’on nomme aujourd’hui les « mineurs » : ils travaillent pour gagner des bitcoins comme des mineurs avec leurs pioches tirent du minerai du sous sol. Il faut soigneusement distinguer leur travail de celui des validateurs : les validateurs gèrent vraiment le réseau et lui permettent de fonctionner, les mineurs calculent pour aider les validateurs à gagner l’incitation. Si parfois des validateurs sont aussi mineurs, il faut bien comprendre que deux type différents de calculs sont faits : il y a le travail de validation et le travail de minage.
Entre 2010 et maintenant, la puissance du réseau des mineurs a été multipliée par 1011, soit 100 milliards. L’unité de calcul pour mesurer ce que font les mineurs est le « hash ». En janvier 2022, on est arrivé à 200×1018hashs pas seconde, soit 200 milliards de milliards de hashs par seconde, un nombre colossal.
Bien sûr les machines utilisées ont été améliorées et on a même fabriqué des circuits électroniques pour calculer rapidement des hashs, et on les perfectionne d’année en année. Cependant, et c’est là que le bug est devenu grave, même en dépensant de moins en moins d’électricité pour chaque hash calculé, on en a dépensée de plus en plus, vraiment de plus en plus ! La logique économique est simple : plus le cours du bitcoin est élevé —il s’échange aujourd’hui à plus de 30 000 euros— plus il vaut la peine d’investir dans des machines et d’acheter de l’électricité dans le but de miner car cela permet de gagner plus fréquemment le concours renouvelé toutes les dix minutes, et cela rentabilise les investissements et dépenses courantes du minage.
Une concurrence féroce entre les mineurs s’est créée, pour arriver en 2022 à une consommation électrique des mineurs qu’on évalue à plus de 100 TWh/an. La valeur 50 TWh est un minimum absolument certain, mais 100 TWh/an ou plus est très probable. Sachant qu’un réacteur nucléaire de puissance moyenne produit 8 TWh/an, il y a donc l’équivalent de plus de 12 réacteurs nucléaires dans le monde qui travaillent pour produire de l’électricité servant à organiser un concours de calcul qui fixe toutes les dix minutes quel est le validateur qui gagne l’incitation. Je me permets d’insister : l’électricité n’est pas dépensée pour le fonctionnement en propre du réseau, mais uniquement pour désigner le validateur gagnant. Quand on étudie le fonctionnement du réseau bitcoin, on découvre qu’il y a au moins mille fois plus d’électricité dépensée par le réseau pour choisir le gagnant toutes les dix minutes, que pour son fonctionnement propre. S’il dépense beaucoup, c’est donc à cause de la preuve de travail, pas à cause de sa conception comme réseau distribué et bien sécurisé permettant la circulation des bitcoins.
Est-ce que cette situation justifie vraiment de parler de bug ? Oui, car il existe d’autres solutions que la preuve de travail et ces autres solutions n’engendrent pas cette dépense folle d’électricité. La solution alternative la plus populaire dont de multiples variantes ont été proposées et mises en fonctionnement sur des réseaux concurrents du bitcoin se nomme « la preuve d’enjeu ». Son principe ressemble un peu à celui de la preuve de travail. Les validateurs qui veulent avoir une chance de se voir attribuer l’incitation distribuée périodiquement, engage une somme d’argent en la mettant sous séquestre sur le réseau où elle se trouve donc bloquée temporairement. Plus la somme mise sous séquestre est grande plus la probabilité de gagner à chaque période est grande. Comme pour la preuve de travail, avec la preuve d’enjeu il ne sert à rien de multiplier les pseudonymes car votre probabilité de gagner l’incitation sera proportionnelle à la somme que vous engagerez. Que vous le fassiez en vous cachant derrière un seul pseudonyme, ou derrière plusieurs ne change pas cette probabilité. Quand un validateur souhaite se retirer, il récupère les sommes qu’il a engagées ; ce qu’il a gagné n’est donc pas amputé par des achats de machines et d’électricité.
Cette méthode ne provoque pas de dépenses folles en électricité et achats de matériels, car il n’y en a pas ! Avec des configurations équivalentes de décentralisation et de sécurisation un réseau de cryptomonnaie utilisant la preuve d’enjeu dépensera mille fois moins d’électricité qu’un réseau utilisant la preuve de travail. Il y a une façon simple d’interpréter les choses. La preuve d’enjeu et la preuve de travail limitent toutes les deux les effets des attaques Sybil en distribuant l’incitation proportionnellement aux engagements de chaque validateur —soit du matériel de calcul et de l’électricité, soit un dépôt d’argent —. Cependant la preuve d’enjeu rend son engagement au validateur quand il cesse de participer, et donc rien n’est dépensé pour participer, alors que la preuve de travail consomme définitivement l’électricité utilisée et une partie de la valeur des matériels impliqués. En un mot, la preuve de travail est une preuve d’enjeu qui confisque une partie des sommes engagées et les brûle.
Avoir utilisé la preuve de travail, avec les conséquences qu’on observe aujourd’hui est de toute évidence une erreur de programmation dans le protocole du réseau du bitcoin. Le bug n’est apparu que progressivement mais il est maintenant là, gravissime. Le plus terrible, c’est qu’une fois engagé avec la preuve de travail le réseau bitcoin est devenu incapable de revenir en arrière. Corriger le bug alors que le réseau est en fonctionnement est quasiment impossible.
En effet, le pouvoir pour faire évoluer la façon dont fonctionne du réseau, ce qu’on appelle sa gouvernance, est aux mains de ceux qui disposent de la puissance de calcul pour le minage. Ils ont acheté du matériel, installé leurs usines, appris à se procurer de l’électricité bon marché, ils ne souhaitent pas du tout que la valeur de leurs investissements tombe à zéro. Ils ne souhaitent donc pas passer à la preuve d’enjeu. La correction du bug est donc devenue très improbable. Aujourd’hui le réseau Ethereum qui est le second en importance dans cette catégorie essaie malgré tout de passer de la preuve de travail à la preuve d’enjeu. Il a beaucoup de mal à le faire et il n’est pas certain qu’il y arrive. Du côté du bitcoin rien n’est tenté. Sans interventions extérieures, le bug du bitcoin va donc continuer à provoquer ses effets absurdes.
Est-ce le plus gros bug de l’histoire ? Celui d’Ariane 5 a été évalué à environ 5 millions de dollars. Si on considère, ce qui semble logique, que tout l’argent dépensé en minage représente le coût du bug du bitcoin alors c’est beaucoup plus, puisqu’en ordre de grandeur le minage depuis 2009 a coûté entre 5 et 10 milliards de dollars et peut-être plus. Le piège économique qui est résulté du bug est d’une perversité peut-être jamais rencontrée.
Au delà :
- La preuve de travail a d’autres inconvénients que celui mentionné ici de dépenser inutilement en électricité la production d’une dizaine de réacteurs nucléaires. Ces autres inconvénients sont présentés dans un document qui peut être vu comme un complément à ce texte :
Jean-Paul Delahaye, Les arguments en faveur de la preuve d’enjeu contre la preuve de travail pour les chaines de bloc, Institut Rousseau, février 2022.
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Tribune dans le Journal Le Monde Publiée le 10 février 2022.
Initiateurs
Nicolas Dufrêne, haut fonctionnaire, économiste et directeur de l’Institut Rousseau
Jean-Michel Servet, professeur à l’Institut des hautes études internationales et du développement (Genève)
Jean-Paul Delahaye, professeur à l’Université de Lille, informaticien et mathématicien
La crainte de brider l'innovation ne doit pas freiner le besoin urgent de réglementation des cryptomonnaies. (Titre du journal Le Monde)
Il est urgent d’agir face au développement du marché des cryptoactifs et de séparer le bon grain de l’ivraie. (Titre des rédacteurs)
Le monde monétaire et financier est actuellement bousculé par l’émergence des cryptoactifs. Avec plus de 2 000 milliards de dollars de capitalisation, ce marché compte désormais plus de 16 000 cryptoactifs et connaît une progression fulgurante depuis quelques années. La capitalisation du seul bitcoin, du fait de l’accroissement de son cours, est aujourd’hui à peu près égale à la masse monétaire du franc suisse. Le phénomène ne doit donc pas être pris à la légère. Par son volume, il questionne aujourd’hui directement l’ordre public financier et l’intérêt général. Or, les autorités n’ont jusqu’à présent pas pris la mesure des risques et des dommages que ce développement pourrait engendrer.
Cette inaction s’explique sans doute par la difficulté à saisir la diversité du phénomène. En effet, les milliers de cryptoactifs existants ne sont pas de même nature et n’ont pas le même objet. Certains prétendent constituer des alternatives monétaires globales (Bitcoin) ; d’autres ne servent qu’à faciliter des paiements transfrontaliers (Ripple) ; d’autres encore ne sont que des amusements (Dogecoin). Le développement des actifs numériques permet certes de bousculer certaines pratiques et introduit des innovations utiles comme la possibilité de conclure des « contrats intelligents » grâce à la technologie des chaînes de blocs [blockchain], de se passer d’intermédiaires en matière de transferts de propriétés ou d’accélérer les paiements internationaux. Or, des cryptoactifs bien employés et bien régulés pourraient jouer le même rôle sans le caractère négatif majeur qui entache aujourd’hui, plus qu’il ne sert, leur essor.
Car certains cryptoactifs, dont le bitcoin qui en est l’étendard, font courir des risques grandissants à nos sociétés. À cause de l’énergie qu’elles requièrent (près de 131 TWh, soit davantage que la Belgique et la Suisse), les blockchains utilisant un protocole de type « preuve de travail » provoquent un désastre écologique, qui va empirer. La forte volatilité du bitcoin porte atteinte à la stabilité financière car elle est opérée par des acteurs à la capitalisation parfois fragile et sans garde-fous, dans des marchés par ailleurs largement manipulés par quelques grands détenteurs de cryptoactifs. Enfin, la cohésion sociale et monétaire peut être menacée par les prétentions de certains d’encourager le développement de systèmes de paiement parallèles. Certains cryptoactifs font par ailleurs peser une lourde menace sur la sécurité des personnes et des États puisqu’ils facilitent les demandes de rançon, l’évasion fiscale ou le financement d’activités criminelles voire terroristes. Des cryptoactifs comme Monero, Dash ou Zcash ont même été pensés pour qu’il soit absolument impossible de suivre leurs opérations.
Répondre à ces craintes légitimes en affirmant que le système bancaire et financier traditionnel n’est lui aussi pas exempt de reproches est hors de propos : ce dernier a évidemment aussi permis l’évasion fiscale et le financement du terrorisme, tout comme le financement d’activités polluantes mais les solutions sont connues : elles passent notamment par l’arraisonnement des chambres internationales de compensation par la justice, le renforcement des administrations fiscales, la réglementation du shadow banking…Alors que des efforts sont faits pour sortir de ces errements, pour les corriger et pour les punir, faut-il laisser apparaître un nouveau Far West financier non réglementé ? Faut-il, en recréant de nouveaux actifs polluants, spéculatifs et inégalitaires, anéantir les maigres efforts entrepris pour faciliter le partage des informations bancaires ? Faut-il également laisser se détourner une part significative de l’épargne d’investissements plus productifs ?
La crainte de brider l’innovation ne doit pas freiner le besoin, légitime et urgent, de réglementation. La période dite de « bac à sable », dans laquelle les cryptoactifs pouvaient se développer anarchiquement sans risque juridique, doit se terminer avant qu’il ne soit trop tard pour intervenir. En tant qu’économistes, responsables et citoyens engagés de différents pays, il est de notre devoir de formuler des propositions en ce sens. Nous souhaitons ainsi que les autorités politiques et les candidats aux élections puissent prendre position sur cette question.
Quatre principes fondamentaux nous paraissent devoir guider une insertion responsable de l’écosystème des cryptoactifs dans nos sociétés :
- ne pas autoriser les cryptoactifs dont l’impact sur l’environnement est inutilement nocif ;
- ne pas autoriser les cryptoactifs ayant pour but avéré de protéger l’anonymat de leurs détenteurs au-delà d’un certain montant de transactions ;
- prévenir l’émergence d’un système monétaire parallèle qui ne serait pas soumis aux mêmes contraintes que le reste de la société (ou pire encore qui bénéficierait de passe-droits) ;
- et soumettre l’ensemble des acteurs fournissant des accès en cryptoactifs aux mêmes réglementations que les acteurs financiers traditionnels.
Si des pays tels que l’Inde, la Turquie, la Bolivie, la Chine, ou le Nigéria ont déjà pris des mesures en ce sens, d’autres tels que la Suède ou la Corée du Sud (qui ne peuvent être qualifiés de technophobes) envisagent de telles mesures. Cela doit nous conduire en premier lieu à exclure, en raison de leur caractère énergivore, le minage de cryptoactifs dont le protocole utilise la preuve de travail (POW). Il convient également de proscrire l’utilisation des plateformes d’échange sans agrément de l’autorité de surveillance des marchés financiers et d’introduire un visa obligatoire pour toute nouvelle introduction sur le marché d’un cryptoactif. Les institutions financières investissant sur ces actifs doivent assortir ces placements d’un niveau élevé de fonds propres. Enfin, il convient de taxer toute opération de conversion entre cryptoactifs comme les opérations de conversion de cryptoactifs en bien réel pour éviter la formation d’un marché parallèle.
Ces principes et propositions ne prendront tout leur sens que dans le cadre d’une coordination internationale. En ce sens, il serait impératif d’aller vers une supervision globale coordonnée par une institution démocratique internationale, sous le contrôle de l’ONU, avant que la situation ne soit hors de contrôle.
Signée par plus de 170 économistes, informaticiens, experts et personnalités scientifiques, cette tribune a pour objectif d’alerter sur les risques croissants, en matière économique, financière, écologique et sociale, liés au développement anarchique des cryptoactifs. Face à l’inaction des États en cette matière, elle introduit également plusieurs principes de régulation pour maîtriser ces risques et poser les bases d’une utilisation saine et responsable des technologies innovantes sous-jacentes à ces cryptoactifs.
Pour toute information supplémentaire au sujet de cette tribune et des travaux qui l’accompagnent, vous pouvez écrire à l’adresse :
contact@institut-rousseau.fr
Si vous souhaitez apporter votre soutien à notre démarche, vous pouvez remplir ce formulaire
https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSfAVPgVeKEYnd3k-DG0LF96ZO-v1fQ53AdsEJGYmso-dlsE-g/viewform?usp=sf_link
vous serez ajouté aux signataires.
Ont notamment soutenu la tribune :
Gaël Giraud, directeur du programme de justice environnementale à l’Université de Georgetown et président d’honneur de l’Institut Rousseau
Gérard Berry, Professeur émérite au Collège de France, médaille d’or du CNRS 2014
Michel Aglietta, professeur émérite université Paris Nanterre et conseiller scientifique au Cepii
Jean-Louis Desvignes Président de l’Association des Réservistes du Chiffres et de la Sécurité de l’Information (ARCSI)
Jean-Gabriel Ganascia, informaticien et philosophe, membre du comité national pilote d’éthique du numérique
Alain Grandjean, économiste, entrepreneur et polytechnicien, membre du Haut Conseil pour le climat
Serge Abiteboul, chercheur à l’Inria, Membre de l’Académie des Sciences
Alain Supiot, juriste, professeur émérite au Collège de France
Stéphane Ducasse, Directeur de recherche inria
Rachid Guerraoui, professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), directeur du laboratoire de calcul distribué. Professeur invité sur la chaire annuelle Informatique et sciences numériques du Collège de France.
Paul de Grauwe, London School of Economics, John Paulson Chair in European Political Economy
Alexandre Rambaud, maître de conférences en comptabilité financière et écologique à AgroParisTech
Jacques Dubochet, prof. hon. Université de Lausanne, prix Nobel, chimie 2017
Dominique Plihon, professeur émérite à l’Université Sorbonne Paris Nord
François Morin, professeur émérite à l’Université Capitole de Toulouse
Pierre Dockès, Professeur émérite de sciences économiques, université Lumière Lyon 2
Didier Roux, Membre de l’Académie des Sciences, Membre de l’Académie des Technologies
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