Pépites géométriques cachées
Les mathématiciens sont parfois réticents à admettre que l'informatique donne accès à de nouveaux objets mathématiques, et à de nouvelles vérités qui sans elle seraient totalement inaccessibles et ignorées. Je pense qu'ils ont tort car certains exemples sont parfaitement clairs. Les recherches géométriques de Lee Sallows illustrent de manière éclatante et plaisante ce travail d'exploration et de découverte que permet l'ordinateur.
Lee Sallows est un exceptionnel amateur de récréations mathématiques. Il est en particulier l'auteur d'une invention remarquable : les "carrés géomagiques", généralisation esthétique des millénaires carrés magiques. Voici un tel carré géomagique.
Regardez, vous allez comprendre sans qu'aucune explication ne soit nécessaire :
Vous trouverez d'autres exemples de tels objets rares et précieux sur geomagicsquares
Le récent livre de Sallows est une œuvre d'art mathématique qui explique comment fabriquer de tels bijoux et montre ses plus belles trouvailles : Lee Sallows, Geometric Magic Squares : A Challenging New Twist Using Colored Shapes Instead of Numbers, Dover Publication, 2013.
La découverte de telles structures se fait dans certains cas par le raisonnement —le livre explique comment s'y prendre—, mais c'est la puissance du calcul informatique qui conduit aux plus remarquables constructions.
Tout est dans tout
Au-delà de ces carrés qui deviendront classiques d'ici peu, Lee Sallows vient de rendre publique une autre idée intéressante. Il s'est demandé :
- peut-on concevoir un ensemble de formes géométriques F(1), F(2), ..., F(n) toutes différentes, qui soient telles qu'en les assemblant (en prenant chaque forme une fois exactement par assemblage) on obtienne en plus grand chacune les formes initiales F(1), F(2), ..., F(n) ?
Un tel ensemble se nommera "self-tiling set" d'order n (je ne cherche pas à traduire "self-tiling set"). Un raisonnement élémentaire montre que toutes les formes de base doivent avoir la même aire et que leur nombre doit être un nombre carré (4, 9, 16, 25, etc.).
Il est remarquable qu'une recherche à la main partant de la définition ne donne rien. Impossible donc pour le mathématicien isolé de savoir si la définition de Lee Sallows est vide. La définition est trop exigeante et engendre une multitude de contraintes croisées et imbriquées qu'il est peu probable que vous sachiez maîtriser. En revanche, l'ordinateur —à condition de bien le programmer— vous conduira —par une exploration exhaustive ou quasi-exhausitive— à des solutions, dont cette merveille qui est l'unique "self-tiling set" d'ordre 4 composé d'hexaminos (figures décomposables en six carrés collés par les côtés).
L'idée de ces "self-tiling sets" est belle, et apparaît comme un cas où le raisonnement pur est impuissant. Ce n'est pas une affirmation définitive et j'espère qu'elle sera contredite un jour par un théoricien qui réussira, par le raisonnement, à construire des solutions au problème. La règle qui définit les "self-tiling sets" est simple, mais elle recèle cachée en elle une complexité terrible que seule —jusqu'à présent— un calcul massif peut faire surgir du néant. Autrement dit, la définition est élémentaire et naturelle, mais elle n'admet pas de solution à laquelle on puisse accéder sans aide logicielle. Savoir si la définition est vide est une énigme —un problème mathématique— qu'on ne peut pas pour l'instant résoudre sans une énorme quantité de calculs que seules nos machines ont la capacité de mener à bien. Bien sûr, une fois des solutions en main plus besoin d'ordinateur pour contrôler que les solutions trouvées sont justes : il suffit de regarder.
C'est un peu l'inverse des théorèmes dont les énoncés sont courts, mais dont on ne connaît aucune démonstration courte. Il y en a beaucoup en mathématiques, et on prouve (en logique mathématique) qu'il n'y a pas de limite au rapport [taille de la démonstration] / [taille de l'énoncé du théorème]. Ici la démonstration est courte et évidente (on contrôle que tout est bon d'un simple regard), mais trouver l'énoncé du théorème (c'est-à-dire une solution) est long.
Heureusement nous vivons maintenant avec des assistants mathématiques qui corrigent et complètent nos capacités insuffisantes de concentration et notre lenteur ridicule face aux manipulations symboliques volumineuses. Ils ont un esprit limité, mais sont capables de mener très vite des travaux d'exploration formelle et systématique qui nous demanderaient des siècles ou même des millénaires. Ces assistants infatigables savent visiter les espaces énormes où notre esprit ne réussit pas à se repérer (par le raisonnement) et ne peut donc circuler, ce qui lui interdit d'apercevoir, seul, les pépites d'or qui s'y trouvent pourtant.
Juste pour le plaisir, voici quelques récentes trouvailles de Lee Sallows... et de ses assistants de silicium. L'examen des dessins vous fera deviner en quoi ces dessins sont incroyablement singuliers.
Observer de telles structures est intéressant, et mieux encore, plaisant. Osera-t-on dire que ceux qui s'occupent de ces élégantes constructions et prouvent leur existence en les exhibant ne font pas de mathématiques et que l'ordinateur ne sert à rien aux curieux qui veulent connaître le monde des objets abstraits et cherchent à y repérer les merveilles qui s'y trouvent ?
Pour plus de précisions aller voir :
- Lee Sallows, On Self-Tiling Tile Sets, Mathematics Magazine, 2012.
- http://xa.yimg.com/kq/groups/2258132/869777279/name/MathMagarticle1.pdf
- Les carrés magiques géométriques, Pour la Science N°428 - juin 2013.