Qu’est-ce que la science ?

Qu'est-ce que la science... pour vous ?

( Une version écourtée de ce texte a été publiée dans le livre :

"Qu'est-ce que la science… pour vous ? Tome 2 :  51 scientifiques, philosophes et amateurs de sciences répondent",

Sous la direction de Marc Silberstein, Édition Matériologique, Collection : Sciences & philosophie, 2018. )

 

La vie sur terre enrichit le monde ; le développement des sociétés humaines enrichit le monde ; l'art et la philosophie enrichissent le monde ; la science enrichit le monde.

Enrichir le monde c'est y créer, y multiplier, y maintenir des structures complexes. Cette complexité structurale ne doit pas être confondue avec la complexité informationnelle : une série de tirages aléatoires (effectuée par exemple avec une pièce de monnaie) possède une grande complexité informationnelle, mais aucune complexité structurale (voir "Qu'est-ce qu'un objet complexe ?").

En mathématiques, la théorie algorithmique de l'information a identifié et défini ces deux types de complexité, l'une, valeur par excellence, l'autre, encombrement informationnel à l'intérêt inégal. Pour les mathématiques les deux complexités sont mesurées respectivement par la « profondeur logique de Bennett » (voir Logical depth ou Charles Bennett de 1988) et par la « complexité de Kolmogorov ». Savoir qu'il existe une théorie qui parle avec précision et à coup de théorèmes de ce qu'est la richesse du monde est rassurant et donne le sentiment quand on réfléchit à ce type de questions de n'être pas dans une subjectivité dangereuse et molle.

Je ne vais pas ici développer ces théories (voir la bibliographie ou les liens déjà mentionnés), d'ailleurs pour entendre mon propos ce n'est pas vraiment nécessaire : tout le monde comprend et distingue instinctivement les deux notions. Un animal est riche en complexité structurelle, un tas de sable n'en a aucune même si pour le décrire une grande quantité d'informations doit être utilisée. L'animal enrichit le monde, le tuer — surtout s'il appartient à une espèce menacée — est commettre une sorte de crime. Le tas de sable, lui, peut être dispersé sans que le monde n'y perde rien d'important.

La science est l'un des moyens le plus efficace d'enrichir le monde, et à ce titre travailler à son développement, mais aussi simplement à l'enseigner, à la diffuser ou à la promouvoir est une des activités les plus morale qui soit. Oui, pour moi l'éthique ultime (voir ici ou ici), qui je crois pourrait réconcilier les humains, doit se fonder sur cet enrichissement du monde par les structures que j'évoque, et que la science par nature produit intensément.

L'être humain — et c'est un mystère qu'il faudrait réussir à comprendre mieux — est un amateur insatiable de cette complexité organisée, qu'il crée, accumule, multiplie et conserve avec le plus grand soin. C'est en ce sens un « collectionneur universel de complexité organisée » (voir Le collectionneur universel). Son gout sous toutes les latitudes pour la musique — elle est presque toujours abstraite, c'est-à-dire purement structurale — et son intérêt pour les mathématiques qui, plus encore que la musique, sont de la structure pure le prouvent. Mais c'est aussi vrai de son intérêt et des efforts faits pour la conservation des traces du passé pour lesquelles il dépense temps et énergie, de sa volonté dans l'art de toujours produire du nouveau et de préserver soigneusement tout ce que ceux qui s'y consacrent produisent. Enfin, comme dernière preuve de cette force en nous qui nous pousse sans relâche aimer la complexité structurale et à en enrichir le monde, il y a la passion de l'humanité pour la science. Elle confirme à mes yeux qu'il y a bien dans notre nature profonde une volonté de faire de notre monde un lieu où se multiplient des systèmes finement organisés qui se substituent au chaos et à la banalité répétitive initiale qui régnait dans l'univers avant que la vie n'y éclose.

Reste à préciser maintenant si on adopte cette conception de l'enrichissement du monde comme accumulation de structures (mesurée si on le voulait par le concept mathématique de profondeur logique de Bennett) en quoi la science est différente de la vie, de l'art et de tout ce qui est création et multiplication de structures, mais qui n'est pas de la science :

  • Qu'est-ce qui dans la science est singulier quand on la voit comme une création de structures ?

C'est un rapport effectif particulier au monde. Ce qui dans les théories scientifiques conçues comme des formes symboliques délicatement organisées, dans les livres de science qui matérialisent les théories, dans les esprits qui mémorisent et travaillent ces formes pour les perfectionner et les étendre sans répit est original et distingue la science de la littérature, de la peinture, de la musique, c'est une « conformité partielle attestable avec le monde réel ».

Expliquons cette « conformité partielle attestable avec le monde réel » caractéristique pour nous de la science.

L'art entretient bien évidemment un rapport avec le monde réel, mais il ne porte pas en lui de moyens de prouver, vérifier ou confirmer ce qu'il nous en dit ou nous en montre. Les structures que l'art proposent enrichissent le monde, mais en ne s'imposant pas de procédures de contrôle, de preuve ou de vérification. L'artiste fait un travail libre et personnel — les œuvres gardent le plus souvent la marque de leurs créateurs — mais d'une utilité plus incertaine, souvent attachée à un lieu ou à une époque. La moindre contrainte permet plus facilement la nouveauté, mais cette facilité que l'artiste accepte et exploite sont aussi une limitation, une faiblesse : les liens qui existent entre les structures que l'artiste propose et le monde réel sont plus fragiles, parfois subjectifs et surtout ne sont pas solidement attestables, je veux dire démontrables, ou vérifiables.

Le chercheur scientifique exige pour avancer que fonctionnent des procédures de preuve et de contrôle. Il faut que ce qu'il construit et propose comme lien avec le monde réel puisse être validé. Il a accepté de se soumettre à ces procédures et les a explicitées avec les autres chercheurs. Cela offre à tous les moyens de le contredire ou de le l'appuyer, et cela a pour conséquence que ce qu'il voit et inscrit dans ses résultats et structures nouvelles offertes à l'avenir est plus solide, résistant, immuable et fort.

Les structures que la science propose sous la forme de savoirs théoriques et pratiques, contiennent de manière certaine un reflet du monde, c'est-à-dire des éléments de ce qu'on peut nommer la « vérité ». C'est cette certitude ou quasi-certitude d'un rapport précis et constant au monde qui fait du produit du travail scientifique un ensemble de structures différent en nature du produit du travail des artistes. Les pas du scientifique sont lourds, mais ce qu'il construit est irréversible, définitivement acquis (ce qui n'exclu pas parfois corrections, ajustements et précisions). À l'arbitraire de l'art, la science répond par une discipline des idées, des affirmations, des constructions qui sont soumises à d'énormes contraintes. Il est difficiles de les satisfaire mais leurs fruits sont des richesses pérennes. Les lois découvertes par Archimède, les théorèmes recensés, énoncés et démontrés par Euclide sont aujourd'hui encore des lois et des théorèmes que la puissance des liens qui les rattachent au monde réel a fait traverser les siècles les rendant indestructibles.

Proposer la loi de la gravitation universelle, c'est construire une structure d'une formidable efficacité potentielle, c'est construire un lien qui se renforcera au fur et à mesure que la loi sera diffusée, copiée et recopiées dans des livres, reprise et comprise sous des angles différents, modifiée, prolongée et consolidée. L'ensemble de liens profonds que la loi établit entre d'une part le monde réel (partout sur terre et même au-delà) et d'autre part le contenu des livres qui en parlent et des esprits qui la comprennent et en tirent des conséquences qui les font s'accorder mieux avec l'univers, tout cela est un enrichissement inouï du monde dont la complexité organisée s'accroit alors sensiblement.

La connaissance scientifique est de la structure, mais sa force, son efficacité et sa capacité à se multiplier dans le monde et à s'y répandre proviennent de la nature particulière de cette structure qui se refuse à l'arbitraire et porte en elle les méthodes qui confirment mais pourraient aussi contredire ce qu'elle dit du monde. C'est ce qui la rend universelle et éternelle.

Le collectionneur universel de complexité organisée qu'est l'être humain aime la science car elle produit des structures complexes qui plus solidement que bien d'autres structures agrandissent le monde, irréversiblement.

Bibliographie :

Jean-Paul Delahaye,

Information, complexité et hasardÉditions Hermès, 1994 et 1999.

Complexité aléatoire et complexité organisée,  Éditions Quae, 2009.

Qu'est-ce qu'un objet complexe ? Pour la science, mai 2013, pp. 78-83.

— Blog "Complexités" voir la série d'articles "Le collectionner universel" :

mai 2015, juin 2015, juillet 2015, septembre 2015, octobre 2015, novembre 2015, décembre 2015

  • Jean-Paul Delahaye, Clément Vidal. “Organized Complexity: Is Big History a Big Computation?” American Philosophical Association Newsletter on Philosophy and Computers17 (2): 49–54, 2018. ici ou ici
  • Jean-Paul Delahaye, Clément Vidal. Universal Ethics: Organized Complexity as an Intrinsic Value. In Evolution, Development and Complexity: Multiscale Evolutionary Models of Complex Adaptive Systems, edited by Georgi Yordanov Georgiev, Claudio Flores Martinez, Michael E. Price, and John M. Smart. Springer, 2018. ici ou ici.

5 commentaires pour “Qu’est-ce que la science ?”

  1. un dermatologue à sousse Répondre | Permalink

    Les sciences ce sont les études de certains phénomènes pour montrer leurs vérités ,leurs ... La science est l'ensemble des connaissances et études d'une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode fondés sur des ...?????

  2. Norbert Codréanu Répondre | Permalink

    La science construit, pour notre cerveau, pour nos cerveaux, une image (un modèle, une théorie…) du monde sensible. Je n’ai pas écrit « monde réel », car je ne sais pas ce que cela veut dire. S’il s’agit d’une « chose » qui existe en soi, totalement independament de nous, je ne sais pas si nous y avons accès ou pas ? On peut lire, par exemple « Une incertaine réalité » [1985, Gauthier-Vilars] et « Le réel voilé » [1994, Fayard] écrits par Bernard d’Espagnat, que j’ai eu, bien avant ces publications, l’honneur d’avoir comme professeur agrégé de physique théorique, à l’époque en DEA à la faculté d’Orsay. Et dont j’ai lu pratiquement tous les ouvrages.
    La science, dont le « langage » principal est la logique (et non l’instinct ou l’affect comme dans l’Art, pour être un peu rapide et caricatural), est effectivement comme vous l’écrivez caractérisé par la « conformité partielle avec -j’ajouterais, le modèle que nos cerveaux se font- du monde réel ».
    Pour prendre un exemple de la logique comme « langage » de la science je vous propose un étude du paradoxe du prisonnier (décliné aussi comme paradoxe de l’interrogation surprise).

    Paradoxe du prisonnier : la solution ?

    Il y a quelque temps, après ma sortie de l’école, j’ai publié dans la revue des anciens élèves de l’ENSEM (que l’on appelait à l’époque l’Electro) une rubrique de jeux de logique. Dans ces articles est paru « le paradoxe du prisonnier » (aussi décliné en « paradoxe de l’interrogation surprise ») qui est décrit ci-dessous.

    Le directeur d’une prison fait venir, dans son bureau, un prisonnier et lui tient le discours suivant : « la semaine prochaine vous serez libéré, mais le matin du jour de votre libération, il vous sera impossible d’être certain (par un raisonnement purement logique) que vous serez libre dans la journée ».
    Le prisonnier rentre dans sa cellule et réfléchit.
    Logiquement il faut considérer les propositions suivantes :
    A : je serais libéré soit le lundi, soit le mardi, et ceci jusqu’au vendredi (l’administration ne fait pas de levée d’écrou le W.E.)
    B : je ne peux pas déterminer, à l’avance, le jour de ma libération.

    Il se dit, si vendredi matin, je n’ai pas encore été libéré, je serais obligatoirement (logiquement) libéré aujourd’hui ce qui est contraire à la proposition de base «B » qui indique que je dois être libéré « par surprise ». Donc je ne serais pas libéré vendredi.
    Il continue son raisonnement, en se disant : je ne peux pas être libéré le vendredi donc « j’enlève le vendredi » et je poursuis mon raisonnement « par récurrence » sur une « semaine » de 4 jours. Il en conclut facilement qu’il ne peut pas être libéré le jeudi, ni le mercredi et ainsi de suite jusqu’au lundi. Il finalement il considère qu’il a été berné et qu’il ne sera jamais libéré ! !
    Le mercredi arrive et à 14 h il est libéré – il ne si attendait vraiment pas ! !
    PARADOXE OU ERREUR DE RAISONNEMENT ??

    Jusqu’à ces jours derniers, je penchais pour un paradoxe du genre "l’ensemble de tous les ensembles ne se contenant pas eux-mêmes se contient-il lui-même ?".
    Mais aujourd’hui, il me semble qu’il y a, plutôt, une grave erreur de raisonnement logique.

    En pure logique (formelle), qui ne tient pas compte du sens du contenu des propositions, c’est-à-dire qui ne se laisse pas être perturbé par « le bon sens commun », nous pouvons faire la démonstration suivante.
    Notre premier raisonnement : « Si X ALORS Y » se décline en deux cas
    1) X est vrai entraine Y est vrai
    2) mais, si X est faux, on ne peut RIEN dire sur Y (et entre autres, il est totalement erroné de continuer à dire que Y est vrai ! ! )

    Ce qui se traduit, dans notre exemple particulier, pour le cas n°2 :
    X est FAUX signifie que la proposition « pas de libération pendant les 4 premiers jours de la semaine » est FAUSSE. La pure logique nous indique, qu’alors (voir cas n° 2 si dessus), ON NE PEUT RIEN DIRE sur Y et en particulier c’est une erreur grave d’affirmer que Y est VRAI. La proposition « la libération ne peut pas avoir lieu le vendredi » n'est ni VRAIE ni FAUSSE [même si le  « bon sens commun » nous incite à continuer à affirmer qu’elle est vraie !].

    Donc le premier pas du raisonnement par récurrence est FAUX : on ne peut RIEN dire sur le vendredi, et en particulier on n’a pas le droit de dire « la libération ne peut pas avoir lieu le vendredi », donc on ne peut pas faire le raisonnement par récurrence.
    La seule chose que nous indique la logique, dans le raisonnement SI X ALORS Y, quand Y est contradictoire avec les axiomes de base (les propositions de base) c’est que l'hypothèse de départ X est FAUSSE. [on appelle parfois cela le raisonnement par l’absurde]
    Dans notre exemple, X est faux signifie, et, c’est la conclusion à tirer du raisonnement logique :
    « la libération aura lieu soit le lundi, soit le mardi, soit le mercredi, soit le jeudi »
    [Remarque : la libération n’aura pas lieu le vendredi, car alors X est VRAI donc Y aussi]

    Et l’expérience confirme ce raisonnement.

    Norbert Codréanu
    Ingénieur E.N.S.E.M.
    Docteur-ès-Sciences (HDR)

  3. Norbert Codréanu Répondre | Permalink

    Suite du commentaire précédent

    Paradoxe du prisonnier : la deuxième solution ?
    Le raisonnement en probabilité
    Le directeur d’une prison fait venir, dans son bureau, un prisonnier et lui tient le discours suivant : « la semaine prochaine, vous serez libéré, mais le matin du jour de votre libération, il vous sera impossible d’être certain (par un raisonnement purement logique) que vous serez libéré dans la journée ».
    Le prisonnier rentre dans sa cellule et réfléchit.
    Logiquement il faut considérer les propositions suivantes :
    A : je serais libéré soit le lundi, soit le mardi, et ceci jusqu’au vendredi (l’administration ne fait pas de levée d’écrou le W.E.)
    B : je ne peux pas déterminer, à l’avance, le jour de ma libération (c’est l’effet de surprise).

    Dans un premier temps, nous ne tenons pas compte de l’effet de surprise.
    Il ne reste comme axiome que la proposition suivante :
    « la date de la libération est tirée au hasard, par le directeur, sur les 5 jours de la semaine »

    Le raisonnement du prisonnier est alors :
    Le lundi matin, la probabilité de libération est de 20 % pour le lundi, 20 % pour le mardi, 20 % pour le mercredi, 20 % pour le jeudi et 20 % pour le vendredi.
    Le mardi matin (si la libération n’a pas eu lieu le lundi) les probabilités passent à 25 % pour les quatre jours restants.
    Le mercredi matin (si la libération n’a toujours pas eu lieu) les probabilités passent à 33 % pour les trois jours restants.
    Le jeudi matin (si la libération n’a toujours pas eu lieu) les probabilités passent à 50 % pour le jeudi et le vendredi.
    Enfin, le vendredi matin (si la libération n’a toujours pas eu lieu) la probabilité est de 100 % : la libération aura lieu avec certitude le vendredi.

    Donc, à quel moment le prisonnier peut-il être certain de la date de sa libération ?
    Il y a une probabilité de 100 % sur le jour de sa libération, UNIQUEMENT le vendredi matin (évidemment, si la libération n’a toujours pas eu lieu).
    Si maintenant, on ajoute « l’effet de surprise » (proposition B), LE VENDREDI EST LE SEUL ET UNIQUE JOUR où il ne peut pas être libéré. C’est le seul et unique jour où le prisonnier connaît à l’avance, avec certitude l’évènement qui va se produire.
    Pour TOUS LES AUTRES JOURS (lundi, mardi, mercredi, et jeudi) il y aura un effet de surprise, car la probabilité y est toujours bien inférieure à 1.

    En conclusion :
    « la libération aura lieu soit le lundi, soit le mardi, soit le mercredi, soit le jeudi »
    et le seul et unique jour où elle ne peut pas avoir lieu est le vendredi.

    L’expérience confirme ce raisonnement.

    Norbert Codréanu
    Ingénieur E.N.S.E.M.
    Docteur-ès-Sciences (HDR)

  4. Chaise Répondre | Permalink

    Merci pour cet article qui révèle au néophyte en science et en philosophie (en epistemologie ?) que je suis un champ incroyablement fertile de matière à réflexion.

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