Alexandre Grothendieck, génie puis ennemi de la science

24.11.2014 | par Pierre Jouventin | Non classé

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Un personnage de roman à la dimension mythique vient de mourir dans l’anonymat à Saint-Girons en Ariège à l’âge de 86 ans. Souvent considéré comme le plus grand mathématicien de son temps et l’un des plus importants de l’histoire, ses convictions pacifistes, antimilitaristes, antinucléaires, néomalthusiennes,  anarchistes, détonnaient. Il a été un précurseur de la décroissance, de la simplicité  volontaire et de l’écologie politique.

 

 grothendieck_enfant  1. L’apatride

 

A sa naissance en 1928 à Berlin, il s’appelle Sacha Raddatz. Sa mère, Hanka Grothendieck est une journaliste protestante issue de la bourgeoisie et devenue socialiste révolutionnaire. Ayant quitté son mari Johannes Raddatz, elle vit dans la pauvreté volontaire avec le père de son enfant qui le reconnaitra mais ne se mariera jamais. Le papa du futur Alexandre n’est pas le roi de Macédoine mais Alexander Sasha Schapiro (ou Sacha Shapiro), un militant russe célèbre. Son grand-père était rabbin et sa famille juive, très pratiquante, a vécu la répression en Ukraine ainsi que les pogroms en Russie tsariste. A quatorze ans, il part prêcher la Révolution mondiale dans un groupe anarchiste. Cernés par les forces de l'ordre, tous sont capturés après un combat acharné et faits prisonniers car ils sont accusés d'une tentative d’assassinat du Tsar Nicholas II. Schapiro attend pendant trois semaines sa condamnation mais, seul, il échappe à la mort du fait de son jeune âge. Condamné à la prison à vie, il participe à des soulèvements d'où sa déportation en Sibérie. Il sera onze ans emprisonné et passera l’année 1914 au cachot. Profitant de la révolution de 1917 pour retrouver la liberté, il prend part à la Révolution d’Octobre. Condamné à mort par les bolcheviks, il  s’enfuit deux fois de prison et y perd un bras. Il part en Ukraine où il combat à la tête d'un groupe autonome en contact avec l’armée anarchiste de Nestor Makhno. A l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, la famille doit se réfugier en France.

Les parents d'AlexandreA Paris comme il le faisait à Berlin, le père gagne sa vie comme photographe de rue. A l’âge de cinq ans, le petit Sacha devenu Alexandre est confié près de Hamburg à un pasteur protestant ami, maître d’école et antinazi : ses parents, qui sont athées mais  croient en la révolution, partent combattre dans les rangs républicains en 1934. Des communautés libertaires ont en effet vu le jour pendant la guerre civile espagnole et tous deux ont l’espoir de réaliser leur rêve de société anarchiste. Au printemps 1939, la victoire de Franco oblige le couple à retourner en France où il vit à Nîmes avec leur fils. Pas pour longtemps car, en octobre de la même année,  la police de Vichy interne le père avec d’autres membres des Brigades Internationales au camp de Vernet en Ariège où transiteront 40.000 prisonniers de 54 nationalités. Il est envoyé à Auschwitz via Drancy pour être exécuté par les nazis en aout 1942.

Le camp de Rieucros en Lozère, antichambre de la mort pour les antinazis.Alexandre et sa mère sont enfermés dans le camp de femmes de Rieucros en Lozère. Il en sort chaque jour pour aller suivre les cours au Collège cévenol de Chambon-sur-Lignon. Transférés le 14 février 1942 dans le camp  de Brens près de Gaillac (Tarn), antichambre de la déportation et de la mort, ils s’évadent et sont cachés par une association protestante suisse qui s’est donnée pour mission de sauver les enfants juifs. La mère mourra en 1957 à Montpellier de la tuberculose contractée dans ces camps.

Après la guerre, notre Alexandre découvre au lycée de Mende le monde des mathématiques qu’il va dominer. Découvrant qu’il existe un rapport constant de 3 entre le diamètre d’un cercle et sa circonférence, il reconnait que π est plus exact que son approximation, mais cela le conforte dans son intérêt pour ce domaine qu’il maîtrise.

  grothendieck1951  2. Le génie

 

Après le bac, il poursuit à l’université de Montpellier, mais pas plus que dans le secondaire, il ne brille. Un professeur est cependant surpris par cet étudiant si sûr de lui qui prétend avoir mis au point une méthode pour calculer les volumes complexes comme les nuages et qui y est parvenu…sans savoir que c’est résolu depuis près d’un demi-siècle ! En 1948, il obtient une bourse d’excellence qui lui permet de s’installer à Paris où il fréquente l’Ecole Normale Supérieure, puis à Nancy où il  rencontre les membres du Groupe Bourbaki qui veulent révolutionner leur discipline en supprimant les cloisonnements. L’école française de mathématiques a toujours été parmi les premières et il est présenté aux maîtres, Jean Dieudonné et Laurent Schwartz, médaille Fields 1950. Pour  donner une leçon à cet étudiant trop sûr de lui, ils lui soumettent quatorze questions non résolues en analyse fonctionnelle : à lui de choisir celle qui l’inspire. Quelques semaines plus tard, il revient avec la moitié des réponses… On ne dresse pas ainsi un jeune titan prêt à bouffer le monde et capable de se concentrer 16h à 18h/jour sur un problème... surtout s'il est réputé insoluble ! Il boucle d’ailleurs en six mois sa thèse qu’il soutient à Nancy en 1953. C’est une étude prise parmi les six autres qu’il a rédigées pendant les quatre dernières années et qui solutionnaient l'autre moitié des problèmes posés...

grothendieckSéminaireDeGéométrieAlgébrique 1963Ce conquérant des mathématiques impressionne la communauté scientifique par sa capacité à prendre la distance, à reprendre les problèmes par la base, à renouveler la vision classique et à ne jamais s’avouer vaincu devant une énigme. Il touche à bien des domaines réservés, lançant des ponts entre la théorie des nombres, la topologie et l’analyse complexe, ouvrant des perspectives nouvelles, notamment en analyse fonctionnelle, domaine qui étudie les espaces de fonctions, et en géométrie algébrique, branche qu’il contribue fortement à créer.

Il part enseigner au Brésil à Sao Paulo, puis séjourne aux Etats-Unis avec une bourse du CNRS, au Kansas et dans l’Illinois. Il faut absolument recruter ce génie en France avant qu’il le soit ailleurs ! Mais comment faire entrer dans la fonction publique un surdoué apatride qui ne veut pas être naturalisé pour ne pas avoir à faire son service militaire ? Léon Motchané, un industriel suisse féru de mathématique, crée spécialement pour lui en 1981 l’Institut des Hautes Etudes Scientifiques, calqué sur l’Institute for Advanced Study de Princeton et qui existe toujours. En 1966, on lui attribue la médaille Fields, considérée comme le Prix Nobel des mathématiques. Il doit la recevoir à Moscou mais refuse de s’y rendre pour raison politique : il est enfin reconnu internationalement mais cette gloire méritée ne l’empêche pas d’avoir des principes moraux inflexibles et de continuer à mépriser les honneurs comme ses parents…D'ailleurs, quand il la reçoit, il vend sa médaille Fields et envoie l'argent aux militants vietnamiens.

La médaille Crafford qu'il appréciait pour casser les noixLa médaille Crafoord (qu'il appréciait tant pour casser les noix..).

 

22 ans plus tard, juste après son départ à la retraite, le prestigieux Prix Crafoord lui est attribué. Alors que son montant en 2014 était d’un demi-million d’euros, sa lettre de renonciation est tellement cinglante, dénonçant la dégradation des mœurs dans les milieux scientifiques, qu’elle fait penser au geste d’Alexandre-le-Grand tranchant le nœud gordien (cf. ci-dessous en annexe la lettre de Grothendieck). Il oublie d'y dire qu'il n'a pas apprécié de devoir partager son prix avec son élève Pierre Deligne qu'il accuse de ne pas avoir poursuivi son 'Grand œuvre' et de s'être contenté comme ses autres élèves de gloser sur ses découvertes.  A l’annonce de l’attribution de ce prix, FR3-Vaucluse vient le filmer à Mormoiron, dans le village où il s’est retiré. Il s’enfuit dans les bois pour échapper aux médias, ce qui permet aux journalistes de décrire un extraterrestre de la science, un savant-fou qui fuit la célébrité et l’argent.

 grothendieck1975         3. L’écolo

            Grothendieck a 38 ans quand on lui attribue la médaille Fields. Toutes les grandes universités mondiales le sollicitent car il est devenu la référence mondiale dans son domaine et cette aura se prolonge encore  aujourd’hui puisqu’il a influencé des générations de mathématiciens en bouleversant les fondements même de cette science.  Or, en mai 1968, il va rendre visite aux « enragés » de la fac d’Orsay. Il vient leur apporter son soutien, mais il se fait traiter de mandarin et en sort tout retourné… Pendant son séjour aux Etats-Unis, il a découvert le mouvement hippie-écolo et en vient à s’interroger sur l’utilité de la recherche scientifique dont il pense qu'elle s’est mise au service de la société de consommation et du complexe militaro-industriel.

Ayant côtoyé la mort toute sa jeunesse, ayant été éduqué par des militants qui risquaient leur vie, Alexandre avait une conception de la vie autrement plus dure et exigeante que ses contemporains. Une illustration : un de ses étudiants ayant été fortement affecté par le décès de son épouse, il a suspendu ses recherches pendant plus d'un an, ce que n'a pas compris son directeur de thèse qui le lui a reproché... Cet engagement social extrême et cette vision idéaliste du monde le rendaient aussi parfois naïf. Après être devenu un pacifiste militant, il organise une conférence sur le campus d'Orsay pour expliquer aux professeurs et aux étudiants le moyen d'arrêter toutes les guerres. D'après lui, il suffit de refuser de continuer la recherche scientifique, ce qui va stopper les progrès militaires... A l'issue de son exposé, le Pr Leray, un petit homme discret mais très respecté dans le milieu des mathématiques, lui réplique qu'il a été déçu qu'un esprit aussi éminent dans son domaine qu'Alexandre puisse proposer une solution sociale aussi simpliste et utopique, d'autant plus qu'elle a été tentée sans succès à l'issue de la guerre 14-18. Il quitte donc la salle et la conférence se termine dans un brouhaha général...

Sensibilisé par un voyage au Nord-Vietnam en pleine guerre, il démissionne de l’IHES quand il apprend qu’une infime partie de son financement provient de l’OTAN et du Ministère de la Défense. Invité à passer un an au Collège de France, il intitule son cours : ‘Faut-il continuer la recherche scientifique’, sujet provocateur qu’il traite aussi lors d'une conférence donnée devant les chercheurs du CERN, le grand laboratoire européen pour la physique de particules.

Une réunion du Groupe Survivre et Vivre par un participant (Alexandre réclame l'ordre du jour)  Une réunion du Groupe Survivre et Vivre par un participant (Alexandre réclame l'ordre du jour)

C’est à ce moment que je fais sa connaissance à Paris. Comme il n’a pas l’habitude de se vanter et que je n’y connais pas grand-chose dans son domaine étant Directeur de recherche au CNRS en biologie, j’ignore longtemps à qui j’ai affaire. Curieusement, nous parlons peu d’écologie scientifique, sa nouvelle passion, alors que c’est mon domaine scientifique et qu’il en a une connaissance plus que superficielle : comme en mathématiques, il veut tout apprendre par lui-même. Il souhaite surtout que je le conseille pour monter une imprimerie offset afin d’éditer chez lui son journal ‘Survivre’ qui deviendra ‘Survivre et vivre’. Il a en effet découvert avec la même fougue que les mathématiques l’écologie politique, c’est à dire le fait que la planète a des limites alors que la population augmente avec la pollution et le gaspillage associés. Dans sa logique radicale, il renie ses amours d’antan comme une perte de temps devant la situation d’urgence. Après avoir reproché de 1950 à 1970 à ses collègues et amis de faire autre chose que de la science, il leur reproche maintenant d’en faire et à ses élèves de trahir sa pensée !

N’ayant évidemment pas été renouvelé au Collège de France, il candidate pour un poste de professeur de mathématiques dans les universités parisiennes. Cela est devenu possible car il a demandé et obtenu la nationalité française en 1971, ne risquant plus d’être appelé sous les drapeaux. Les jurys sont bien ennuyés de devoir refuser un candidat aussi prestigieux… qui, s’il est recruté, refuse d’enseigner les mathématiques ! En 1973, l’université de Montpellier le recrute sur un compromis : assurer du moins des discussions avec les étudiants en thèse. Il y passera plus de dix ans au milieu de l’incompréhension de la plupart de ses collègues mais impressionnera beaucoup les étudiants qui le considèrent comme un gourou ou du moins comme une personnalité hors du commun. L'un d'entre eux m'a rapporté cette anecdote : Alexandre se présenta à un concours et le jury lui demanda de démontrer un théorème, ce qui lui parut  trop facile. Il choisit donc de le leur démontrer d'une manière originale, mais ils ne comprirent pas et il fut collé. L'année suivante, il se contenta de la démonstration académique et réussit brillamment... Il n'apprécie pas en particulier de retrouver un jour  son bureau vidé par un couple de ses collègues montpelliérains... En 1984, il demandera à être réintégré au CNRS et y restera jusqu’à sa retraite sur un poste de Directeur de recherche non titulaire.

grothendieck88Or j’habitais Montpellier entre mes longues missions en Antarctique et nous nous y sommes retrouvés. Il m’arrivait souvent de l’héberger dans le centre-ville car il habitait à 30 km. Ayant acheté un grand domaine près de Lodève et n’ayant pas besoin de tout cela, il avait partagé son immense terrain en lots que l'association qu'il avait créée offrait gratuitement à tous ceux qui le demandaient… Son régime alimentaire à base de bananes et de lait était ascétique mais pas végétarien. Il vivait à Villecun dans un minimum de confort disposant de l'électricité mais ne l'utilisant quasiment jamais, élevant des poules et des chèvres. Il hébergeait des marginaux et des sans-papiers dans sa petite communauté, ce qui lui valut une fois de passer en justice : pour lui, ancien proscrit, il était hors de question de refuser l'hospitalité à un sans-papiers dans le besoin. Réfractaire comme ses parents à la société de consommation, il descendait en mobylette avec un cageot accroché sur le porte-bagage par des tendeurs, les pieds nus dans des sandales, été comme hiver !

4. L’ermite

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             Alexandre-le-Grand est mort à 33 ans après avoir conquis le monde connu des grecs. Les historiens se demandent toujours ce qu’il aurait pu faire après un pareil exploit s’il n’avait pas disparu prématurément. Sans plan de carrière mais avec les mêmes ambitions démesurées, Grothendieck a 40 ans quand il décide d’abandonner ce monde des mathématiques qu’il a investi avec tant de talent et de succès, mais il lui reste 46 ans à vivre... Il est alors arrivé à la conclusion qu’il s’est trompé de voie et que le monde réel n’est pas celui de la théorie, que la science a trahi sa mission première d’aider les hommes, qu'elle se dégrade dans son fonctionnement avec une compétition croissante pour la publication qui donne le l'avancement ("Publish or perish"). Peu impressionné par les honneurs académiques et les avantages matériels, il est resté fidèle aux mêmes convictions que ses parents sans pour cela militer dans le mouvement anarchiste français. Lui aussi vit dans la simplicité volontaire estimant que notre monde ne satisfait pas les besoins humains et, comme ses parents avant lui, il décide donc de le changer. Il le fait avec la même détermination et la même fougue qu’auparavant il a bouleversé sa discipline.

Il pense en effet naïvement qu’après avoir démontré une vérité, elle s’appliquera nécessairement à tous comme en mathématiques… Ses collègues et le public n'ont pas suivi ce puriste et ce prophète, ce qui l’a aigri : ils ne le méritent pas ! Pourtant il a eu un disciple de sa trempe, le mathématicien russe Gregori Perelman qui vit toujours dans la pauvreté prés de Saint-Pétersbourg. Il a lui aussi refusé les plus grands prix internationaux -dont la médaille Fields en 2006- avec les masses de dollars qui y étaient associées, par ces mots : « Je sais comment gouverner l’Univers. Pourquoi devrais-je courir après un million ?». Alexandre déclarait dans l’un de ses derniers écrits avoir fait « l’analyse objective des mécanismes qui sont en train d’entraîner l’humanité vers sa propre destruction ». Il a voulu régler ses comptes dans un livre, ‘Récoltes et semailles’ : ce manuscrit de 1.200 pages dactylographiées qui explique les conclusions auxquelles il était parvenu n’a été accepté par aucun éditeur (cf. le lien ci-dessous pour le consulter sur internet). Il s’y reconnait trois passions : les mathématiques, les femmes et la méditation car il a toujours eu un tempérament mystique, prônant jusque dans les mathématiques un 'Yoga' de la pensée, la 'méthode Grothendieck' qui le faisait longtemps réfléchir sur un problème avant de le solutionner le plus simplement possible. Il  considère dans ce long testament la confiance en soi comme la clef de la réussite, ce qui n’étonne pas quand on a connu son aplomb et ses capacités. Mais dans sa rage de convaincre et malgré son intelligence, il n’a pas compris qu’il est plus facile de révolutionner la science que la société. Armé de sa volonté inflexible et de son génie mathématique, il était réputé dans sa discipline comme le spécialiste des problèmes insolubles. Dans le monde réel, ce titan a été forcé de constater son échec et il n’a pu l’accepter, s'enfermant dans un isolement hautain et pathogène.

Alexandre a pris sa retraite en 1988. Ayant cherché maintes fois à le joindre au numéro que j’avais, personne n’a jamais décroché. Il parait qu’il avait installé son téléphone dans une cabane et qu'il ne l’utilisait que pour appeler. Il a quitté le Vaucluse dans le plus grand secret pour les Pyrénées (où son père avait été interné avant d'être déporté). Il souhaitait que l’on perde sa trace et je n’ai jamais cherché à le retrouver, respectant sa volonté d’isolement. Je m’étonnais de cette vie d’anachorète misanthrope auprès de son fils que j'avais rencontré sur un marché. Il m’apprit que, lui non plus, ne pouvait plus voir son père qui avait coupé les ponts avec ses amis et ses six enfants issus de trois femmes. L’ermite évitait de donner le nom du village d’Ariège où il habitait et ses voisins de Couserans ignoraient qui il était. En 2010, il a demandé par écrit à ce que son œuvre soit retirée des bibliothèques et à ce que ses écrits ne soient plus reproduits. Les rares personnes qui l'ont fréquenté à la fin de sa vie solitaire l'ont jugé délirant et paranoïaque. Quand il allait se ravitailler au marché, il répétait à ses quelques interlocuteurs : « Mais pourquoi le mal existe-t-il ? ».

grothendieck1965

 

P.S. Un lecteur de cette chronique sur le pur, naïf et génial Grothendieck me rappelle le destin parallèle d'un autre mathématicien de génie, Evariste Gallois. Météore fugace de la science engagée, il l'a traversée quatre fois plus vite qu'Alexandre puisqu'il est mort à l'âge de 21 ans lors d'un duel pour une rivalité amoureuse. Dans sa dernière lettre, il écrivait : « Gardez mon souvenir, puisque le sort ne m'a pas donné assez de vie pour que la patrie sache mon nom. »

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ANNEXE :

Extrait du Journal Le Monde, 4 mai 1988

Lettre à l'Académie Royale des Sciences de Suède
Le mathématicien français Alexandre Grothendieck refuse le prix Crafoord

Le mathématicien français Alexandre Grothendieck, qui obtint en 1966 la médaille Fields, l'équivalent du prix Nobel en mathématiques, vient de refuser le prix Crafoord que l'Académie royale des sciences de Suède avait décidé de lui décerner (Le Monde daté des 17 et 18 Avril). Ce prix, d'une valeur de 270 000 dollars (1,54 millions de francs), qu'il devait partager avec l'un de ses anciens élèves, le belge Pierre Deligne, récompense depuis 1982 des chercheurs travaillant dans le domaine des mathématiques, des sciences de la Terre, de l'astronomie et de la biologie. Le géophysicien français Claude Allègre en fut le lauréat en 1986. Dans le texte qui suit et qui est adressé au secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences de Suède, M. Alexandre Grothendieck explique les raisons de son refus.


Les dérives de la "science officielle"

Je suis sensible à l'honneur que me fait l'Académie royale des sciences de Suède en décidant d'attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d'une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant, je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d'ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.

  1. Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d'octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j'ai la charge ; donc je n'ai aucun besoin d'argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d'idées ou d'une vision nouvelle est celle du temps. La fécondité se reconnaît à la progéniture, et non par les honneurs.
  2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s'adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d'un statut social tel qu'ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n'est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu'aux dépens du nécessaire des autres ?
  3. Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l'Académie royale datent d'il y a vingt-cinq ans, d'une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l'essentiel son esprit et ses valeurs. J'ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques.Or, dans les deux décennies écoulées l'éthique du métier scientifique (tout au moins parmi des mathématiciens) s'est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et qu'il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.Dans ces conditions, accepter d'entrer dans le jeu des prix et des récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d'ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.C'est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j'en fais état, ce n'est nullement dans le but de critiquer les intentions de l'Académie royale dans l'administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu'avant la fin du siècle, des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la "science", ses grands objectifs et l'esprit dans lequel s'accomplit le travail scientifique. Nul doute que l'Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent.Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l'Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu'il semblerait qu'une certaine publicité ait d'ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l'assurance au préalable de l'accord des lauréats désignés. Pourtant, je n'ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la "science officielle" d'aujourd'hui.Il s'agit d'une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un "tableau de moeurs" du monde mathématique entre 1950 et aujourd'hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m'ont fait l'honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée.                        Alexandre Grothendieck

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         POUR EN SAVOIR PLUS

         + Alexandre Grothendieck raconte sa vie dans Récoltes et Semailles, un texte autobiographique disponible sur Internet.

         + Une anthologie intitulée "Survivre et vivre - Critique de la science, naissance de l'écologie" a été publiée par Céline Pessis en 2014 aux éditions L'échappée  (prés de 500 pages pour 25€).

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5 commentaires pour “Alexandre Grothendieck, génie puis ennemi de la science”

  1. Diziet Sma Répondre | Permalink

    Très juste et très émouvant votre papier.
    Les pyrénées viennent encore de perdre un ours...
    Grothendieck me fait inévitablement penser à Gallois,et cela alors que le 1er a vécu 4 fois l'existence du 2nd.

  2. Jean-Claude RODRIGUEZ Répondre | Permalink

    Bonjour les amis de A.Grothendieck..
    J`ai été l`élève de Grothendieck dans les années 70.. a Montpellier
    J`en garde un souvenir émouvant.. 1 an de cours avec un tel personnage !
    Le niveau était beaucoup trop haut pour moi en Topologie algébrique..
    j`ai du en saisir uniquement 10%.. c`était déjà bien suffisant..
    Moi aussi j`ai cherche a le rencontrer a nouveau.. sans succès..

    Je VEUX lui rendre hommage dans l`élaboration d`une statue en face du bâtiment de recherche de Mathématiques de l`université de Montpellier..
    dont certaines pièces se sont soudainement nommées "A.Grothendieck" après son décès.
    Statue évidemment en relation avec la Topologie algébrique..!
    Je négocierai le modèle avec les chercheurs du bâtiment de recherche..
    Le sculpteur grec extraordinaire lui aussi et moi-même avons quelques idées a ce sujet..
    Michail a déjà réalisé des statues de ce genre..
    Il faudra que je prévoie le financement de mon ami.. je cherche !

    La statue sera superbe et surprenante.. croyez-moi..
    2 a 3 mètres de haut et pesant au moins 3 tonnes. (Les grecs n`ont peur de Rien)
    Le projet se fera car c`est un bon projet !

    Je cherche des aides et des collaborateurs..
    En êtes-vous ?

    jc.rodriguez@laposte.net
    Très cordialement

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