Les animaux possédent-ils un langage ?

28.01.2015 | par Pierre Jouventin | Non classé

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Après avoir connu la grande époque de la physique, il semblerait que nous vivions dans celle des sciences de la vie. On ne peut ouvrir une revue, la radio ou la télévision sans que l'on nous parle de découvertes biochimiques et d'applications en biologie humaine si révolutionnaires qu'elles posent des problèmes éthiques inconnus jusqu'alors. Parallèlement à ce développement spectaculaire d'un demi-siècle de biologie moléculaire et de génétique, une autre révolution scientifique est en marche mais elle est discrète et souterraine, probablement du fait même de la radicalité de ses conclusions.

 

Remettant en question la définition même de l'Homme qui paraissait établie depuis l'antiquité grecque et la tradition judéo-chrétienne, elle déplace la frontière entre celui-ci et l'animal. Elle résulte non plus de la rencontre de la biologie avec la chimie mais avec les sciences humaines, et cette irruption dans le saint des saints est le plus souvent considérée comme iconoclaste, comme on l'a vu avec le procès de la sociobiologie[1]. Ce rapprochement entre les sciences de la vie et de l'homme constitue l'ultime bombe à retardement amorcée par le timide Charles DARWIN qui écrivait en 1874 dans "The descent of man": "il n'y a pas de différence essentielle entre l'homme et les mammifères supérieurs sur le plan des facultés mentales".

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Les conséquences de la Théorie de l'Evolution ont été difficiles à admettre, demandant en France un siècle de délai. Il est vrai qu'elles remettaient en question La Genèse et descendaient l'homme du piédestal où il s'était installé. Croyants et athées sont encore d'accord pour estimer que l'homme se distingue biologiquement de l'animal en particulier par ses attributs intellectuels, mais ce que l'on nomme "le propre de l'homme" rétrécit chaque année au fur et à mesure que progresse notre connaissance des mœurs des animaux dans la nature.

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On sait par exemple que bien des animaux utilisent des outils comme les vautours percnoptères cassant des œufs avec un caillou ou les pinsons des Galapagos extrayant des chenilles avec une épine. Autre critère censé distinguer l'homme de l'animal, le jeu se retrouve chez bien d'autres espèces en particulier les carnivores où il constitue un apprentissage de la prédation. Même des concepts aussi caractéristiques des sociétés humaines que la culture ou le tabou de l'inceste se sont révélés communs dans le monde animal en général et les Macaques japonais en particulier. Certains penseurs, qui curieusement ont élevé les routes au statut de trait spécifiquement humain, ne se doutaient pas que les grandes voies de circulation en Europe et Amérique du Nord sont souvent d'anciennes voies de migration d'aurochs et de bisons. Même les attributs les plus élevés de notre espèce comme l'invention, l'intelligence ou la conscience se sont avérés exister sous une forme moins complexe chez l'animal. Il est connu que de nombreux vertébrés supérieurs dont bien sûr les singes sont capables de trouvailles ("insight"). La notion de "conscience" est difficile à cerner objectivement, puisqu'elle est basée sur la seule connaissance de notre espèce et l'ignorance de toutes les autres, du moins peut-on dire que certains singes sont capables de se reconnaître dans un miroir: si l'on fait une tâche au front d'un chimpanzé, il la touche et se flaire les doigts alors que d'autres singes se voyant dans le miroir cherchent leur congénère derrière ("test de la tâche" de Gallup, 1970). En fait tous les niveaux et les types d'intelligence se trouvent dans le règne animal et il apparaît qu'il y a plus de différence intellectuelle entre une huître et un gorille, qu'entre ce dernier et l'homme. Cette évidence était masquée par l'opposition traditionnelle homme-animal qui oppose une espèce à deux millions d'autres aussi diverses soient elles pour l'extraire de l'animalité.

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Quant à l'adaptabilité ou la capacité à coloniser de nouveaux milieux, les rongeurs sont aussi très doués. Même le bastion de la sexualité a été ébranlé lorsqu'on a découvert les chimpanzés nains c'est à dire les Bonobos; leur position d'accouplement identique à la nôtre et leur libido effrénée. Enfin s'il faut juger de l'humanité par son goût de la guerre ou de l'exploitation de ses proches, les fourmis esclavagistes ne sont pas mal non plus. En ce qui concerne l'art, peut-on considérer qu'un oiseau-jardinier qui peint en bleu sa chambre nuptiale en branchages avec des baies nous dévoile les sources du sentiment esthétique? Ou bien même, doit-on renvoyer dos à dos le chimpanzé dont on expose les toiles et l'artiste moderne revenu à un art primitif, comme Desmond MORRIS qui concluait son livre "Biologie de l'art" par ce constat provocateur: "Ainsi l'actuelle création picturale a-t-elle accompli le cycle entier et se retrouve-t-elle presque au point où elle était, lorsque l'homme-singe devint l'homme-chasseur"(p.161)[2]? Si la religion ou la cuisine constituent ces critères typiquement humains, les athées et les crudivoristes sont-ils des hommes? Définir l'homme n'est pas aussi évident qu'on pourrait le croire., ARISTOTE le fondateur des sciences naturelles et le premier à avoir intégré l'homme dans la classification animale, en faisait l'animal politique par excellence mais Frans de WAAL a consacré un ouvrage à démontrer que ses chimpanzés sont aussi des animaux politiques capables pour obtenir le pouvoir de mettre en œuvre les ruses et les coalitions que nos hommes politiques pratiquent, il est vrai, avec plus de brio et de dissimulation[3]. En fait le mensonge n'exige pas nécessairement un gros cerveau: comme l'a signalé Peter MARLER, le coq qui veut attirer une poule pour la monter lance le gloussement qui annonce la découverte d'un ver de terre même s'il ne trouve qu'une coquille sans intérêt, mais il reste silencieux à côté d'un autre coq !

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Dans cette même antiquité grecque, du temps où un seul homme pouvait embrasser toutes les sciences et en outre se poser des questions sur le sens de la vie c'est à dire philosopher, ARISTOTE définissait l'homme comme le seul animal rationnel. Peut-on aujourd'hui dire que les animaux soient, comme le supposait DESCARTES, des machines dénuées de sentiment et d'esprit logique: les exemples ne manquent plus de corvidés (corbeaux, pies, geais) ou de mammifères trouvant des solutions à des problèmes complexes posés par l'homme ou par la nature. ARISTOTE fut aussi l'auteur d'un  traité de morale. Il s'agit ici encore d'un caractère considéré comme propre à l'homme et ici encore, les données du problème ont changé. L'écologie comportementale, une nouvelle branche de la biologie en fort développement à l'étranger sous le nom de "Behavioural Ecology", a montré que l'"altruisme", observé chez les insectes sociaux et qui avait laissé perplexe DARWIN, s'explique par un avantage génétique. Chez les abeilles, les ouvrières ne se reproduisent pas et travaillent pour élever la nombreuse progéniture de la reine car elle est leur sœur et assure ainsi indirectement sa descendance. Chez les vertébrés de même, la mère qui défend ses jeunes et certains animaux vivant en meutes qui risquent leur vie pour leurs congénères protègent en fait leur patrimoine génétique commun. Il s'agit donc d'une extension de la sélection individuelle (découverte par DARWIN) à la sélection familiale ("kin-sélection")[4]: la morale trouve ainsi des bases biologiques qui, chez l'homme, auraient été amplifiées par la culture…

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Reste le langage qui constitue certainement la plus grande originalité de l'homme par sa complexité, son symbolisme et sa souplesse liée à son caractère acquis. Le même ARISTOTE définissait d'ailleurs l'homme comme "le seul animal qui utilise le langage". Pourtant il semblerait que sa base soit innée. Les linguistes modernes à la suite de Noam CHOMSKY se demandent de plus en plus si nous ne sommes pas programmés pour parler: une grammaire universelle serait commune à toutes les langues et préexistante dans notre cerveau. Quant au symbolisme, la "danse des abeilles" découverte par Karl Von FRISCH est un exemple classique démontrant que de petits insectes sont capables d'abstraction: la partie médiane de leur danse en huit sur les rayons de la ruche forme le même angle avec la verticale que la direction des fleurs à butiner avec le soleil, la distance étant indiquée par le rythme de frétillement de l'abdomen. Certains diront :"il ne s'agit pas d'un langage au sens strict mais d'un code". Cette querelle sémantique est aussi idéologique car elle tend à comparer l'ensemble des animaux à l'homme pour conclure à une différence de nature. Comme "conscience", le mot "langage" se réfère avant tout à l'homme ("anthropomorphisme") puisqu'il dérive de "langue". Si donc l'expression "langage des animaux" est imagée, il faudrait employer pour être plus objectif "communication animale" qui met l'accent sur la fonction et non sur le mode de communication.

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Les chimpanzés, qui partagent pourtant avec l'homme près de 99% de son patrimoine génétique, ne sont pas très doués pour la parole et les chercheurs qui ont essayé de leur enseigner à parler en les élevant dès la naissance ne sont parvenus à leur apprendre que quatre mots mal prononcés. Les animaux qui verbalisent le mieux sont curieusement des oiseaux, en particulier le Mainate des Indes et le Perroquet gris du Gabon. Le fait que ces deux espèces vivent dans la nature en groupes permanents, soient très doués pour vocaliser et apprennent de leurs congénères n'est évidemment pas étranger à leur capacité à imiter l'homme quand ils sont isolés et mis en contact dès leur prime jeunesse avec lui. Programmés pour apprendre à vocaliser, ils apprennent des membres de leur groupe social d'adoption et même si les tuteurs ne sont pas de leur espèce. Irène PEPPERBERG vient de démontrer ce que les dresseurs savaient: ils ne se contentent pas de répéter des mots mais ils les émettent dans le contexte approprié. Evidemment si la fonction de communication est réelle, elle est autrement moins complexe que celle mise en œuvre dans les langues humaines: le vocabulaire de ces oiseaux parleurs reste limité à quelques dizaines de mots et leur capacité d'assembler les mots en phrases est embryonnaire. Si l'on veut trouver des surdoués de la communication dans le monde animal tout en continuant à se référer à l'homme, il nous faut revenir aux chimpanzés qui sont malgré leurs faibles capacités phonatoires très doués pour l'abstraction et pour la communication. Allen et Beatrice GARDNER, qui avaient remarqué leur capacité à utiliser leurs mains pour s'exprimer, ont pu leur apprendre une centaine de signes en trois ans en utilisant le langage gestuel des sourds-muets. Surtout les singes parvenaient à les associer en phrases simples parfois totalement improvisées. David PREMACK est parvenu à la même conclusion en utilisant un système de pièces en matière plastique de forme et couleur variées qui correspondaient à des mots. Si les chimpanzés ne sont pas doués pour apprendre à parler, les recherches modernes ont ainsi montré qu'il ne fallait pas chercher à les confronter à notre mode privilégié de communication, la parole, mais leur proposer d'autres modes comme la gestualité qui leur est plus naturelle. Bref on n'apprend que ce qu'on est prédisposé à apprendre: en voulant faire parler les singes qui ne sont pas très doués pour cela et en concluant que cette incapacité prouvait leur incapacité à penser d'une manière complexe, les premiers chercheurs avaient fait sans s'en rendre compte de l'anthropomorphisme.

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Pour comprendre un animal, il faut entrer dans son monde ("umwelt" de Von UEXKULL). Ce n'est pas facile quand l'espèce communique par des signaux électriques comme certains poissons ou par ultrasons comme les chauves-souris et les dauphins, quand elle ne voit pas comme nous comme les insectes. Nous sommes des sous-doués de l'olfaction et le monde sensoriel des chats et surtout des chiens nous est en grande partie inaccessible. Poser à un animal des problèmes humains qu'il ne rencontre jamais dans la nature, ne signifie pas grand-chose. Les chimpanzés sauvages communiquent bien par des vocalisations mais limitées en nombre et relativement stéréotypées comme la plupart des animaux. Par contre leurs mimiques et leurs gestes sont plus variés et variables. Les espèces qui possèdent les répertoires de signaux acoustiques, optiques et olfactifs les plus riches sont les vertébrés (poissons, oiseaux, mammifères) et les insectes les plus sociaux, ce qui est compréhensible puisque ces signaux ont pour fonction de coordonner leurs activités. Tout cri ou attitude n'est pas un signal car il faut une stéréotypie qui le différencie des autres et lui donne une signification: On connaît des espèces d'oiseaux et de cétacés qui utilisent des "dialectes" différents d'un lieu à l'autre comme des patois: tous les orques d'un groupe ont des signatures vocales différentes mais qui se ressemblent entre elles et se différencient de celles des autres groupes.

 

En fait, ‘le propre de l’homme’ rétrécit d’année en année. Pour répondre à la question du titre, tous les animaux possèdent un langage, mais bien plus simple que celui de l’homme. Comme l’écrivait déjà Charles Darwin, il y a un siècle et demi, il y entre notre espèce et les autres, une différence de degré mais pas de nature.

 

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[1]  Lire par exemple "La fourmi et le sociobiologiste" par Pierre JAISSON, éditions Odile Jacob, 1992.

[2] "Biologie de l'art" par Desmond MORRIS, éditions Stock, 1962

[3] "La politique du chimpanzé" par Frans de WAAL, éditions Odile Jacob, 1995.

[4] "Le comportement des animaux"(recueil d'articles préfacé par Pierre JOUVENTIN. Bibliothèque "Pour la Science", Diffusion Belin, 1994.

 

 


4 commentaires pour “Les animaux possédent-ils un langage ?”

  1. Hadrien Répondre | Permalink

    Le "propre de l'homme" ne rétrécit que pour ceux qui veulent que ce soit une faculté unique et binaire (on ne l'a ou on ne l'a pas). Or, comme vous l'avez dit, Darwin faisait déjà remarquer la différence de degré mais pas de nature entre l'Homme et les autres animaux, On peut très bien faire de cette différence de degré le propre de l'homme, si on veut à tout prix garder cette expression un peu trop sensationnaliste.

    Pourquoi continue-t-on de parler du "propre de l'homme" aujourd'hui ? Au delà des raisons métaphysiques ou religieuses, c'est parce qu'on veut comprendre les facteurs qui ont permis le développement fulgurant de l'espèce humaine. C'est de ça dont on devrait discuter, sans coller l'étiquette "propre de l'homme" sur chacune de nos hypothèses. Car il y a une différence entre remonter humblement dans l'histoire d'un fait jusqu'à ses conditions initiales, et de faire l'hypothèse que de ces conditions initiales (le soi-disant propre de l'homme) découlent forcement le développement de la civilisation. La seconde démarche est beaucoup plus spéculative et on en arrive forcement à être contredit par la découverte de tel ou tel comportement chez l'animal.

  2. Pierre Jouventin Répondre | Permalink

    Vous avez tout compris... et même plus que ce à quoi je me suis limité dans ce petit article. Le 'propre de l'homme' est une manière nombriliste, c'est à dire anthropocentrée et tendancieuse, de se décrire à part du monde animal comme l'être vivant parfait au-dessus du reste de la Création. C'était une vision monothéiste, puis cartésienne, aujourd'hui dépassées par le darwinisme. Dans mes trois derniers livres, j'essaye d'aborder d'une manière plus objective donc scientifique ce grand problème du pourquoi du développement fulgurant de notre espèce. J'y pensais depuis des dizaines d'années et j'ai même fait des études de biologie (éthologie-écologie-évolution) pour mieux comprendre.
    Bien cordialement,
    Pierre Jouventin

  3. Cyr Répondre | Permalink

    Bonjour, je vous invite à lire ce dossier "Existe-t-il un seuil de l’humain ? Identité et différence de l’animal humain et de l’animal non-humain : entre équivalence et irréductibilité".
    http://www.tetralogiques.fr/spip.php?rubrique10
    Quelques remarques sur votre article : Du point de vue Technique, un cailloux ou une épine ne sont pas des outils, mais des instruments (non fabriqués). Du point de vue Logique, si les abeilles font du symbole, ce n'est pas pour autant de l'abstraction (différence entre empirisme et théorie. L'invention du zéro est proprement humaine par exemple). Du point de vue Politique, je ne crois pas que les animaux tentent de sortir de leur condition. Du point de vue Éthique, je ne crois pas non plus qu'ils aient des croyances (dieu etc...).

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