LES CONFESSIONS D’UN PRIMATE

03.04.2016 | par Pierre Jouventin | Non classé

2016couvConfessionsD1primateLivreDePocheEXTRAIT DU NOUVEAU LIVRE DE Pierre JOUVENTIN "LES CONFESSIONS D'UN PRIMATE"

 

INVITATION AU VOYAGE

 "J’ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne…Je n'enseigne point, je raconte".

Michel de MONTAIGNE

 

Quand on a la passion de la recherche, on ressent le besoin de tout expliquer, de tout comprendre. C’est venu très tôt chez moi d’après ma mère. Je lui posais continuellement la même question dans mon jargon de bébé : « Kouquoi ? »   Aujourd’hui après 40 ans de recherche au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) et 13 ans de direction d’un laboratoire CNRS d’écologie, c’est toujours cette soif de savoir et de sens qui m’anime, en particulier lorsque j’observe les animaux sauvages comme je l’ai fait dans la nature pendant des dizaines de milliers d’heures. La biologie des oiseaux et mammifères est pleine de bizarreries qui ont leur raison d’être quand on creuse suffisamment : c’est pour moi une sorte de jeu de devinettes que de trouver le sens caché d’un comportement  curieux et j’ai passé ma vie à aller jouer à l’autre bout du monde malgré le froid et les moustiques. Jusqu’à Darwin, le Providence Divine expliquait ces curiosités de la nature, mais, depuis la parution de son livre ‘L’origine des espèces’, il n’est plus nécessaire de faire appel au surnaturel. Les millions d’années d’évolution avec les essais et erreurs innombrables de la sélection naturelle suffisent à rendre compte de la perfection des adaptations que l’on découvre partout dans le monde vivant, par exemple chez les albatros.

Le Grand Albatros est un animal de légende. Avec une envergure atteignant trois mètres cinquante pour un poids de plus de 10 kg, le "Prince des nuées" a enflammé l'imagination des poètes et des marins dont il suit les bateaux sans un battement d'aile. Sa durée de vie dépasse 60 ans, ressemblant plus à celle de l’homme que d’un autre gros animal comme une oie  qui vit 7 ans dans la nature ou un chien qui vit 10 à 15 ans selon les races... Ses autres caractères démographiques sont aussi étonnants pour un oiseau : il commence à se reproduire à l’âge de douze ans, pond un seul œuf tous les deux ans, incube presque trois mois,  et reste fidèle à son conjoint toute son existence ! Nous avons montré en traquant par satellite les couveurs équipés d'un émetteur qu'ils faisaient autour de leur nid des circuits en mer de 5.000 km en moyenne et parfois de plus de 10.000: c’était la première fois dans le monde qu’un oiseau était suivi par balise Argos et cette technique est devenue banale en moins de dix ans!

Sur l’archipel Crozet, près de l’Antarctique, au fin fond de l'océan Indien, les 1000 Grands Albatros de l'île de La Possession sont identifiés par un numéro de bague lisible à distance. Nous les suivons sans interruption depuis près d'un demi-siècle et j'ai souvent pu observer leurs spectaculaires fiançailles qui durent 4 années.

Dès l'âge de 8 ans, les femelles retournent à terre au début de l'été austral pour choisir le partenaire de toute une vie. Dès qu'une célibataire atterrit sur la colonie de reproduction, les mâles voisins essaient de capter son attention pour l'attirer vers leur nid d'herbe. Leur danse nuptiale s’est révélée particulièrement complexe. Elle est constituée de nombreuses postures ritualisées associées à des cris, se succédant en quelques minutes et revenant comme des "mots" dans une phrase. Ce "langage" gestuel et vocal évolue au fil des mois. Au départ, les fiancés utilisent un vocabulaire très différent, et à la fin, ils emploient les mêmes "mots", la femelle acceptant alors le contact du mâle puis l’accouplement. Mais il y a plus étonnant encore. Parmi les prétendants, les veufs âgés de plusieurs dizaines d'années sont dix fois plus nombreux en raison d'une mortalité en mer due aux pêches industrielles qui touche les femelles. Pourtant ces veufs âgés restent célibataires : les jeunes femelles les évitent et préfèrent les prétendants de leur âge !

Chez les oiseaux connus jusqu'à présent, c'était l'inverse : les conjoints expérimentés, c'est-à-dire "les vieux", étaient les plus recherchés. Comment expliquer notre résultat surprenant et pourquoi précisément chez le Grand Albatros qui, au cours de sa longue vie, ne divorce quasiment jamais ? Comment les femelles connaissent-elles l'âge des mâles qu'elles rencontrent alors qu'elles ne disposent pas de notrefichier démographique ? Pourquoi les grands albatros vont-ils chercher leur nourriture à plusieurs milliers de kilomètres alors que la mer se trouve devant leur nid ? Pourquoi volent-ils si bien, suivant les navires sans un battement d’aile ? Pourquoi ne se reproduisent-ils pas tous les ans ? Pourquoi paradent-ils d’une manière si compliquée et pendant des années avant de s’accoupler ? Pourquoi sont-ils si fidèles et si longtemps ? Pourquoi les jeunes femelles  préfèrent-elles des époux de leur âge, à la différence des autres oiseaux… Bien des mystères des mœurs animales restent à éclaircir. Est-il seulement possible de répondre à ces questions indiscrètes d’un curieux invétéré ?

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