Raisonnement et connaissance : Apprendre sans le savoir, est-ce possible ? (2/3)

Public ciblé : Tout public, lycéen·ne·s 

 

Petite introduction : 

Cet article est un extrait adapté de travaux de thèse de l'auteure. Second article d'une série de trois qui questionne sur le lien entre raisonnement, connaissances et apprentissage implicite, il se penche sur la notion d'apprentissage implicite. 

Il existe deux types de connaissances qu'un individu peut acquérir [Dienes et Perner, 1999] : les connaissances explicites tel une série de numéro de téléphone, et les connaissances implicites tel les réflexes de conduites, qui ne se développent qu'avec l'expérience via un apprentissage que l'on qualifie d'apprentissage implicite.

Mémoire et apprentissage implicite

La mémoire implicite se distingue de la mémoire explicite d’une part au niveau de l’apprentissage utilisé pour acquérir les connaissances et d’autre part au niveau de l’utilisation de ces connaissances.

La majorité des preuves de l'existence d'un système de mémoire implicite sont basés sur des travaux dans lesquelles une modification des performances des participants a été observé pour une tache donnée durant les expériences menées, et cela sans que les participants ne soient conscients d'avoir appris quoi que ce soit [Ettlinger et al., 2011]. On parle alors d'apprentissage implicite.

Un exemple typique de ce type d'apprentissage est le langage. C’est par la pratique (répétition et imitation) que le langage s’apprend chez l’enfant (langue maternelle), et non par l’apprentissage explicite des règles grammaticales [Oudeyer, 2009]. Or l'enfant n'est pas conscient du fait de son jeune âge, entre autres, de l'apprentissage qu'il est en train de réaliser.

Ce phénomène d’apprentissage implicite a été étudié pour différentes tâches appliquées à différents types d’informations (grammaire ou musique) et différentes populations (adulte et enfants) [Reber, 1967 ; Servan-Schreiber et al., 1988 ; Cleeremans et McClelland, 1991 ; Cleeremans, 1993 ; Gasparini, 2004 ; Gombert, 2006 ; Nadeau et Fisher, 2011].

Perruchet et Vinter [1998] ont notamment définit l'apprentissage implicite comme "un mode adaptatif par lequel le comportement des sujets se montre sensible aux caractéristiques structurales d’une situation à laquelle ils ont été préalablement exposés, sans que l’adaptation qui en résulte soit due à une exploitation intentionnelle de la connaissance explicite des sujets concernant ces caractéristiques". En d'autres termes, le terme d’apprentissage implicite recouvre toutes les formes d’apprentissage qui opèrent à l’insu du sujet, sans que ce dernier soit conscient du fait qu’il est en train de modifier de manière stable son comportement [Witt, 2010].

Les circonstances de ce type d'apprentissage sont plutôt accidentelles plutôt que intentionnelles [Berry et Dienes, 1991 ; Dienes et Berry, 1997 ; Perruchet et Nicolas, 1998]. Considéré robuste et indépendant des mécanismes explicites, l’apprentissage implicite possède un bon maintien dans le temps, mais ne permet pas de transfert des connaissances assimilées à de nouvelles situations [Gasparini, 2004].

Expérience comportementale : apprendre à son insu ?

Les travaux relatifs à l’apprentissage implicite dérivent de trois domaines de recherche distincts : premièrement, la linguistique et psycholinguistique [Reber, 1967], deuxièmement, l’ergonomie [Broadbent, 1977], et troisièmement, l’étude du rôle de l’attention dans la mémoire et dans l’acquisition d’habiletés sensori-motrices [Nissen et Bullemer, 1987].

Reber [1967] a été le premier à désigner le processus d’acquisition passif et automatique sous le terme d’apprentissage implicite. Il s’est inspiré pour cela des travaux du linguiste Miller et du psycho-linguiste Chomsky, portant sur les grammaires (ensemble de règles) à états finis pour élaborer une tâche standard de grammaire artificielle nommée désormais, la tâche de Reber. La grammaire représentée sous forme de graphe orienté se compose d’arcs et de nœuds avec la particularité que chaque arc est associé à la production d’un symbole.

 

Séquences grammaticales

BTSXE

BPTTTVPSE

Séquences non grammaticales

BPXXSTE

BXXXTSVTSE

Figure A - La grammaire (tâche) de Reber à gauche (source), et les séquences grammaticales et non grammaticales, à droite, utilisées lors des expériences de Reber

 

Dans ces travaux, Reber soumet des séquences grammaticales - générées en suivant les arcs et nœuds de la grammaire - à un ensemble de sujets, qui doivent les classer selon qu’elles respectent la grammaire ou non. Les sujets avaient été informés que les séquences étaient générées par une grammaire mais n'avaient aucune connaissance de celle-ci. Si les performances de classification étaient mauvaises au début de l'expérience, celles-ci se sont améliorées au fur et à mesure que le temps passé et que les sujets voyaient de séquences.

En réitérant l'expérience, Reber met alors en évidence que les performances pour cette tâche de classification sont supérieures au niveau de hasard bien que les sujets étaient incapables de justifier leur décision ou de décrire les règles [Chambaron-Ginhac, 2005]. Autrement dit, soumis de manière répétée à différentes séquences grammaticales, les participants ont développé une intuition autour de ce qui est grammatical ou non !! Un sixième sens, en somme ! Depuis lors, d'autres expériences ont été menés et ont confirmées l'existence de la capacité d'apprentissage implicite chez l'humain [Servan-Schreiber et al., 1988 ; Cleeremans et McClelland, 1991] car à chaque fois, tout comme pour la tâche de Reber, les sujets étaient incapables de formaliser ou d’expliciter un quelconque apprentissage.

Les travaux de Reber, et l'ensemble des autres de la même lignée, ont montré que les individus soumis ou observant de manière répétée des régularités temporelles (pouvant correspondre à ce que l’on appelle des invariants ou des règles) finissent par apprendre ces dernières et les incluent, sans en être conscient, aussitôt dans leur raisonnement et leur interaction avec l’environnement. C'est ainsi que les participants finissent par avoir de meilleurs performances à la tache de classification.

Apprentissage implicite :  Comment cela fonctionne-t-il ?

Grace à la structure statistique de l'environnement ! Autrement dit, la présence répétée d'une même suite de symbole en fait une règle implicite. Plus cette suite sera présente, plus la règle est prise en compte.

Par exemple, considérons les débuts de séquences suivantes :

  • BTS.., BTSX..., BTX, ...
  • BPTTTT..., BPTV...., BPV...

Le symbole B étant souvent suivit de P ou T dans l'ensemble des séquences, laisse émerger l'intuition d'une règle stipulant que "B est toujours suivit de P ou de T". La fréquence d'apparition d'un phénomène en fait une règle !

L’apprentissage implicite extrait donc la structure statistique de l’environnement (ici les séquences). C'est ce qui permet aux mécanismes d’apprentissage implicite de produire donc des performances améliorées à la suite de répétitions [Reber, 1967].

Gombert [2006] affirme d'ailleurs à ce propos que "le moteur des apprentissages implicites est de nature fréquentielle" : la fréquence d’exposition à des éléments associés est fondamentale pour que le phénomène d’apprentissage implicite ait lieu et cela indépendamment de l’intention de l’apprenant [Perruchet et Pacton, 2004 ; Gombert, 2006 ; Lété, 2006; Deacon et al., 2008; Nadeau et Fisher, 2011].

Que retenir ?

En résumé, et s'il ne fallait retenir qu'une chose, cela serait qu'il existe chez l’humain une capacité d’apprentissage séquentiel implicite. Cette dernière se manifeste dès lors que l’individu est soumis de manière répétée à une même séquence d’événements et permet une amélioration de la performance sans que le sujet en soit conscient [Cleeremans, 1993]. C'est l'apprentissage implicite qui nous permet d'acquérir des connaissances implicites, importantes pour l'acquisition de l'expérience.

L'ensemble des notions de connaissances et de raisonnement, ne sont pas que des questions importantes en sciences cognitives, elles le sont aussi dans le domaine de l'ingénierie et la gestion des connaissances en entreprise où l'humain est un élément déterminant à part entière ! Par ailleurs, l'étude de la cognition humaine a aussi mené aux développements d'algorithmes informatiques mimant le comportement et l'apprentissage humain, tel les réseaux de neurones récurrents.

Comment sont liés les concepts de cognition humaine, d'ingénierie des connaissances et réseaux de neurones ?

Ceci est une autre histoire, un autre article !

Pour citer cet article : 

Chraibi Kaadoud I., Raisonnement et connaissance : Apprendre sans le savoir, est-ce possible (2/3) ? Publication sur le blog de https://scilogs.fr/intelligence-mecanique, Février 2019

Références 

  • Berry, Dianne C et Dienes, Zoltan, 1991. The relationship between implicit memory and implicit learning. British Journal of psychology, 82(3) :359–373.
  • Broadbent, Donald E, 1977. Levels, hierarchies, and the locus of control. The Quarterly Journal of Experimental Psychology, 29(2) :181–201.
  • Chambaron-Ginhac, Stéphanie, 2005. Apprentissage implicite de régularités : mise en évidence d’une différence d’apprentissage entre tâches motrices continues et discrètes. Thèse de doctorat, Dijon.
  • Chomsky, Noam, 1956. Three models for the description of language. IRE Transactions on information theory, 2(3) :113–124.
  • Cleeremans, Axel, 1993. Mechanisms of implicit learning : Connectionist models of sequence processing. MIT press.
  • Cleeremans, Axel et McClelland, James L, 1991. Learning the structure of event sequences. Journal of Experimental Psychology : General,120(3) :235.
  • Deacon, SHélène, Conrad,Nicole et Pacton, Sébastien, 2008. A statistical learning perspective on children’s learning about graphotactic and morphological regularities in spelling. Canadian Psychology/Psychologie Canadienne,49(2) :118.
  • Dienes, Zoltan et Berry, Dianne, 1997. Implicit learning : Below the subjective threshold. Psychonomic bulletin & review, 4(1) :3–23.
  • Dienes, Zoltan et Perner, Josef, 1999. A theory of implicit and explicit knowledge. Behavioral and Brain Sciences, 22(5) :735–808.
  • Ettlinger, Marc, Margulis, Elizabeth H et Wong, Patrick CM, 2011. Implicit memory in music and language. Frontiers in psychology, 2.
  • Gasparini, Silvia, 2004. Implicit versus explicit learning : Some implications for l2 teaching. European Journal of Psychology of Education, 19(2) :203-219.
  • Gombert, Jean Emile, 2006. Epi/méta vs implicite/explicite : niveau de contrôle cognitif sur les traitements et apprentissage de la lecture. Langage & pratiques, 38 :68–76.
  • Lété, Bernard, 2006. L’apprentissage implicite des régularités statistiques de la langue et l’acquisition des unités morphosyntaxiques. Langue française, (3) :41–58.
  • Nadeau, Marie et Fisher, Carole, 2011. Les connaissances implicites et explicites en grammaire : quelle importance pour l’enseignement ? quelles conséquences ? Bellaterra journal of teaching and learning language and literature, 4(4) :0001–31.
  • Nissen, Mary Jo et Bullemer, Peter, 1987. Attentional requirements of learning: Evidence from performance measures. Cognitive psychology, 19(1) :1- 32.
  • Oudeyer, Pierre-Yves, 2009. L’auto-organisation dans l’évolution de la parole.
  • Perruchet, Pierre et Nicolas, Serge, 1998. L’apprentissage implicite : un débat théorique. Psychologie française, 43 :13–26.
  • Perruchet, Pierre et Pacton, Sebastien, 2004. Qu’apportent à la pédagogie les travaux de laboratoire sur l’apprentissage implicite ? L’année Psychologique, 104(1) :121–146.
  • Perruchet, Pierre et Vinter, Annie, 1998. Learning and development : The implicit knowledge assumption reconsidered
  • Reber, Arthur S, 1967. Implicit learning of artificial grammars. Journal of verbal learning and verbal behavior, 6(6) :855–863.
  • Servan-Schreiber, D, Cleermans, A et McClelland, JL, 1988. Encoding sequential structure in simple recurrent networks. School of Computer Science, Carnegie-Mellon University, Pittsburgh, PA, CMU-CS-88-183.(November, 1988).
  • Witt, Arnaud, 2010. L’apprentissage implicite d’une grammaire artificielle chez l’enfant avec et sans retard mental : rôle des propriétés du matériel et influence des instructions. Thèse de doctorat, Université de Bourgogne.

 


2 commentaires pour “Raisonnement et connaissance : Apprendre sans le savoir, est-ce possible ? (2/3)”

  1. F68.10 Répondre | Permalink

    En tant que matheux de pas trop mauvais calibre, il me paraît plus qu'évident, par expérience personnelle, qu'on apprend sans s'en rendre compte. La formulation explicite d'un savoir acquis n'apparaît qu'après un temps d'incubation plus ou moins long postérieur à l'acquisition du savoir.

    C'est un peu compliqué à expliquer, mais c'est à mon avis l'essence même de la découverte scientifique en mathématiques.

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