Brésil : la misère high-tech

D'habitude, j'aime m'enthousiasmer pour les neurosciences et les progrès des recherches sur le cerveau. Mais là, je n'y arrive plus. Tout avait pourtant bien commencé. Hier soir, les recherches en neurosciences occupaient la place d'honneur, au milieu des stars du foot, sous le feu croisé des caméras du monde entier et au centre d'un terrain où devait débuter la plus grande compétition mondiale. Le coup d'envoi du match d'ouverture de la Coupe du Monde entre le Brésil et la Croatie était donné par un adolescent paralysé muni d'un exosquelette dont les mouvements sont commandés par son cerveau. Vraiment, il y avait de quoi s'émerveiller.

Mais la réalité, on commence à le savoir, est que 8,04 milliards d'euros ont été engloutis dans cette compétition pendant que des gens meurent de faim et de maladie dans des hôpitaux saturés, sous-équipés, que le taux d'illettrisme est galopant et que des gens ne peuvent pas se rendre au travail à cause de transports en état de totale décrépitude. Le dessin qui fait le tour du monde, c'est celui-ci:

Mourir de faim devant sa télé

Ce dessin du graffeur Paulo Ito a été partagé un nombre incalculable de fois sur les réseaux sociaux tant il résume la situation: le spectacle qui bat son plein sur les pelouses, mené tambour battant par des sportifs gagnant des millions, pendant qu'un pays se saigne aux quatre veines et que son avenir ne sera aucunement amélioré par ces investissements perdus.

Une femme arrêtée lors d'une manifestation contre les dépenses budgétaires pour la Coupe du Monde.

Les miracles de la science

Revenons donc aux miracles de la science. Il y a environ 100 000 paraplégiques au Brésil. Un équipement comme celui déployé sur la pelouse du stade de Sao Paulo a un coût de développement de 1 à 2 millions d'euros et un coût de production en série qui ne serait certainement pas inférieur à plusieurs dizaines de milliers d'euros la pièce. Jamais, dans un pays où des malades meurent aux portes des urgences en manque d'antibiotiques, un tel développement ne pourra profiter ne serait-ce qu'à 1 pour cent des personnes qui en ont besoin.

Nous sommes dans la misère high-tech. Les humains tombent comme des mouches, et le spectacle planétaire envoie des paillettes pour faire croire que la science et le sport, entourés des valeurs du progrès, esquisseront prochainement un horizon radieux.

Einstein exprimait ses doutes profonds quant au développement de la technologie qui allait plus vite que celui des sentiments moraux et éthiques.

La science aveuglée par la technologie?

Les recherches sur les interfaces cerveau-machine sont passionnantes, et aideront peut-être un jour des personnes qui en ont besoin. Nous y avons consacré plusieurs articles afin de démocratiser les fondements scientifiques qui sous-tendent ces recherches. Ce qui m'affole est l'absurdité des choix budgétaires. Combien de paraplégies pourrait-on éviter chaque année en dépensant intelligemment quelques dizaines de millions pour la prévention routière, la lutte contre la criminalité et les maladies invalidantes, et l'éducation des comportements? Mais ça passe moins bien à la télé.

En 2010, l'organisation de la Coupe du monde en Afrique du Sud avait ouvert le bal du sport-misère, les gens mourant dans des bidonvilles à l'ombre des stades.

Le vrai opium du peuple

Les  difficultés quotidiennes des Brésiliens vont être un temps anesthésiées par le foot, qui est le nouvel opium du peuple. Les médias le disent : tant que le Brésil gagnera ses matchs, les manifestations pour la santé, l'éducation, les transports, seront tenues sous l'étouffoir. Cette réalité est si critique que le match d'hier a presque semblé truqué tant l'avantage donné par l'arbitre au Brésil en difficulté était patent. Mais cessons de nous offusquer, rien de tout cela n'est nouveau, et la Coupe du Monde en Afrique du Sud en 2010 avait inauguré cette nouvelle ère que décrivait avec horreur et précision un article de Courrier International. En revanche, que la science participe à cette opération de marketing est symptomatique. Les scientifiques semblent parfois aveuglés par la technologie, comme si la merveille technique que représente un exosquelette commandé par la pensée autorisait finalement à ne pas s'occuper de soins élémentaires qui pourraient sauver des milliers de vies.

Je ne peux terminer sans rappeler deux maximes qui se rapportent à ces questions. La première est d'Albert Einstein : "Je crains le jour où la technologie dépassera l'homme". La seconde était l'oeuvre de François Rabelais : "Science sans conscience n'est que ruine de l'âme".

Nous avons besoin aujourd'hui de ces grands esprits.