Comment des motifs colorés se forment-ils sur les fleurs, les chats, etc. ?

Le célèbre pionnier de l’informatique, Alan Turing, élabora en 1952 une théorie permettant d’expliquer les diverses formes de pigmentation dans la nature, comme les taches des léopards ou les rayures des zèbres, par exemple. Deux études génétiques réalisées en 2020 offrent de superbes illustrations de cette théorie : la première porte sur les taches des pétales de fleurs du genre Mimulus ; la seconde concerne les motifs de la fourrure des chats domestiques. Les mécanismes génétiques ont été élucidés et révèlent, dans les deux cas, la concurrence entre deux gènes bien identifiés.

Fig. 1. Une fleur de l’espèce Mimulus pictus. Les motifs colorés guident les insectes pollinisateurs vers le cœur de la fleur où ils se régaleront du nectar et se chargeront de pollen. Crédit : John Rusk / Wikimedia Commons

Des fleurs qui séduisent les pollinisateurs… et les chercheurs

Les pétales de fleurs sont souvent joliment décorés de taches ou de rayures dont les formes et les couleurs (dues à des anthocyanes) sont d’une infinie variété. La fonction de ces décorations est d’attirer les insectes pollinisateurs et de baliser la « piste d’atterrissage » conduisant au nectar… et au pollen (Fig. 1). Ces insectes se régalent du nectar et, en retour, assurent la fécondation en transportant des grains de pollen depuis les étamines (organes mâles) vers les stigmates (organes femelles) d’une fleur de la même espèce.

Les botanistes se sont penchés plus particulièrement sur les fleurs du genre Mimulus en raison de l’exceptionnelle diversité de formes et de couleurs que présentent les taches ou les motifs sur leurs pétales. Ces fleurs sont robustes et croissent rapidement : deux qualités appréciées des chercheurs. Et surtout, leur génome est relativement simple, ce qui facilite les études génétiques.

Par quels mécanismes génétiques les taches colorées apparaissent-elles sur les pétales ?

Les équipes de Yao-Wu Huan (Université du Connecticut) et de Benjamin Blackman (Université de Californie, Berkeley) ont uni leurs efforts pour élucider les mécanismes génétiques régissant l’apparition des motifs colorés des fleurs du genre Mimulus. Leurs travaux sont publiés dans un article1 paru en mars 2020. Grâce à de puissants outils d’édition génétique tels que CRISPR-Cas9,2 ils ont identifié seulement deux gènes responsables de la production des taches rouges que les fleurs des espèces Mimulus lewisii et Mimulus guttatus présentent généralement dans la nature (Fig. 2).

Fig. 2. Les taches rouges des fleurs de l’espèce Mimulus guttatus indiquent le chemin vers le nectar. Crédit : Krzysztof Ziarnek, Kenraiz / Wikimedia Commons

La production de molécules d’anthocyane rouge est activée par l’un de ces gènes. Les protéines produites via ce gène sont dénommées activateurs car elles incitent la fleur à fabriquer des molécules d’anthocyane. La pigmentation est ainsi stimulée, mais si ce processus n'est pas contrôlé, tout le pétale deviendra rouge. Cependant, les activateurs déclenchent également – via l’autre gène – la production de protéines appelées répresseurs qui diffusent dans les cellules adjacentes plus rapidement que les activateurs. Ces répresseurs sont capables d’inhiber les activateurs qui se trouvent dans ces cellules, et d'empêcher leur coloration. Ainsi se forme une tache de couleur. Une autre tache pourra apparaître plus loin, là où les répresseurs sont peu abondants et où les activateurs pourront induire de nouveau la pigmentation.

Ces observations sont conformes au mécanisme de formation de motifs colorés décrit dans la théorie de Turing3. Il s’agit d’un modèle mathématique appelé système à réaction-diffusion car il décrit l’évolution spatio-temporelle d’une substance sous l’effet des processus de réaction et de diffusion impliquant deux composés. La substance est ici une anthocyane et les deux composés sont des protéines, un activateur et un répresseur impliqués dans des réactions d’activation et d’inhibition. Selon l’efficacité de ces réactions et selon les vitesses de diffusion de l’activateur et du répresseur entre les cellules, il peut apparaître des taches plus ou moins grandes, des rayures, des motifs périodiques, etc. Une merveilleuse diversité dont la nature regorge.

En bref, si les processus devaient être résumés en une phrase, on pourrait dire (dans le jargon des chercheurs) : des motifs colorés peuvent se former lorsqu'une boucle de rétroaction positive (auto-catalytique) locale et une boucle de rétroaction négative (inhibitrice) à longue portée interagissent. Qu’en termes savants ces choses-là sont dites !, aurait dit Molière…

La nature offre de très nombreux exemples d’espèces arborant des motifs (voir les revues citées en réf. 4 et 5) mais l’identité moléculaire du couple activateur-répresseur et la dynamique des processus d'activation et d'inhibition n’avaient pu être élucidées. Par contre, les données expérimentales acquises par les équipes de Huan et Blackman sur les fleurs Mimulus, associées à des simulations informatiques, démontrent avec élégance la dynamique d'interaction extrêmement fine entre activateur et répresseur dont les gènes sont bien identifiés.1

Des mécanismes génétiques analogues observés chez les chats

Chez les mammifères, de quelle façon la couleur du pelage se développe-t-elle ? Difficile de répondre à cette question car les souris et autres animaux faciles à étudier en laboratoire ne présentent pas de taches ou de rayures.

C’est pourquoi l’équipe de Gregory Barsh, de l’Université de Stanford, s’est tournée vers les chats domestiques dont le pelage présente des motifs très variés6 (Fig. 3). L’étude génétique (décrite dans un preprint mis en ligne le 16 novembre 2020)7,8 a permis d’identifier deux gènes correspondant à un couple activateur-répresseur. Dans le cas des peaux foncées, l’activateur et le répresseur sont en quantités similaires. Dans d’autres situations, le répresseur, qui diffuse plus rapidement, inhibe l’activateur, interrompt la production de pigments (eumélanines et phéomélanines). Des rayures ou des taches (Fig. 3) sont ainsi générées via l’effet de réaction-diffusion décrit ci-dessus. Lorsque le gène de l’activateur est inactivé suite à des mutations, les taches sont trop petites pour être distinguées :  les races Abyssinienne et Singapura en sont des exemples.

Fig. 3. Chats domestiques dont le pelage présente des rayures (variété Macquerel Tabby, ou chat tigré) ou des taches (variété Blotched Tabby). DR

Les chercheurs ont découvert en outre que les taches ou les rayures du pelage des chats – et peut-être d'autres mammifères – sont latentes bien avant l'apparition des follicules pileux, ce qui suggère que des changements de texture apparaissant initialement au niveau de la peau peuvent guider la pigmentation des follicules pileux.

En conclusion, il est remarquable que dans la nature la simplicité puisse ainsi engendrer la complexité. En effet, des motifs colorés complexes et variés, omniprésents dans le monde animal ou végétal, sont régis par des interactions entre deux composés seulement, issus d’un mécanisme génétique impliquant seulement deux gènes. Un bel exemple d’économie dont la nature a le secret !

Références et notes

1B. Ding et al., « Two MYB proteins in a self-organizing activator-inhibitor system produce spotted pigmentation patterns », Current Biology, vol. 30, pp. 802–814, 2020.  https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.12.067

2La technique CRISPR-Cas9 est un outil de modification du génome. Elle a été inventée par la Française Emmanuelle Charpentier et l'Américaine Jennifer Doudna qui ont reçu le prix Nobel de chimie 2020 pour cette découverte. Pour en savoir plus : https://www.nobelprize.org/prizes/chemistry/2020/popular-information/

3A. Turing, « The chemical basis of morphogenesis », Philosophical Transactions of the Royal Society of London B. vol.23 (641), pp; 37–72, 1952. Article consultable ici.

4S. Kondo, T. Miura, « Reaction-Diffusion Model as a Framework for Understanding Biological Pattern Formation », Science, vol. 329(5999), pp. 1616-1620, 2010. DOI: 10.1126/science.1179047

5Ph. Ball, « Forging patterns and making waves from biology to geology : a commentary on Turing (1952) ‘The chemical basis of morphogenesis’ », Philosophical Transactions of the Royal Society of London B. vol. 370(1666):20140218. DOI: 10.1098/rstb.2014.0218

6N. D’Abbadie, « Le chat tabby, un animal modeste aux marquages extraordinaires ! », wamiz.com, août 2020. Article consultable ici.

7B. Kaelin et al., « Developmental genetics of color pattern establishment in cats », bioRxiv, 16.11.2020 https://doi.org/10.1101/2020.11.16.385609

8E. Pennisi, « How cats get their stripes », Science, 2 déc. 2020.  doi:10.1126/science.abf9786. 

 

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