Couleur & vin. 5. La robe des vins rouges
« Un verre de vin vaut un habit de velours » dit le proverbe, et c’est bien à leur robe de velours rouge que les vins dits « rouges » doivent leur attractivité. Certains affirment qu’il s’agit de « vrais » vins,… au grand dam des producteurs de vins blancs ! Les propriétés de la robe : la teinte, l’intensité colorante et l’éclat de la couleur (Fig. 1) sont autant d’indices pour établir une corrélation avec le cépage, le terroir, le millésime, l’âge, etc., – en conjonction bien sûr avec les arômes et les saveurs. Entre les descriptions qualitatives des ouvrages grand public et les explications pointues des livres ou traités d’œnologie, il y a un manque que cet article (comme d’ailleurs tous ceux de cette série) vise à combler pour satisfaire les scientifiques amateurs de vin.

Fig. 1. Ces quatre vins rouges bien connus montrent des différences significatives de couleurs. © Bernard Valeur
D’où viennent les nuances de couleur ?
Dans les articles précédents, nous avons expliqué que les vins rouges doivent leurs couleurs à des espèces colorées qui sont extraites des pellicules lors de la macération dans les cuves de fermentation.1,2 Ces espèces sont principalement des anthocyanes, c’est-à-dire des anthocyanidines (malvidine, cyanidine, delphinidine, pétunidine, péonidine) glycosylées.3 Elles confèrent des couleurs rouge, rose, bleu, violet, ou pourpre. Sont également présents des flavonols3 (glycolysés) de couleur jaune (kaempférol, quercétine, myricitine). Des tanins3 qui sont extraits conjointement pendant la macération contribuent aussi dans une certaine mesure à la couleur.
La quantité d’anthocyanes et de tanins dans le vin dépend de nombreux facteurs :
- la teneur dans les raisins mûrs : 20 à 30 % du potentiel du raisin se retrouvent dans le vin ;
- le temps de macération : l’intensité colorante est maximale au 8e jour ;
- le remontage (prélèvement du jus par le bas et injection par le haut) et le pigeage (enfoncement du marc dans le liquide) : ces opérations facilitent l’extraction ;
- la température : une élévation de température favorise la dissolution des constituants du marc et accélère la macération (sans dépasser 30 oC) ;
- l’âge du vin : la teneur en anthocyanes diminue au cours des premières années de l’élevage et du vieillissement car ces dernières se dégradent et s’associent avec les tanins.
Des détails sur le processus de macération et les variations de couleur qui l’accompagnent sont donnés en annexe. Limitons-nous ici à l’origine des nuances de couleur.
Les anthocyanes présentes dans les vins rouges absorbent peu la lumière blanche dans le domaine des grandes longueurs d’onde, d’où la sensation d’une couleur tirant vers le rouge mais qui n’est jamais d’un rouge franc. En effet, la transmission de la lumière décroît continûment du rouge vers le bleu (Fig. 2) et la rétine reçoit l’ensemble de ces longueurs d’onde. En outre, selon le cépage, le terroir, le millésime, etc., la transmission partielle dans le bleu et le violet (Fig.2) est plus ou moins importante, d’où diverses nuances de rouges tirant vers le pourpre.

Fig. 2. Spectre de transmission d’un échantillon de pinot noir (Erath, Oregon, 2014) pour une épaisseur de liquide de 40 mm (en haut) et de 5 mm (en bas). La transmittance est la fraction de lumière transmise : elle est définie par T = I/I0 où I0 et I sont respectivement les intensités lumineuses des faisceaux incident et transmis. La transmission partielle dans le bleu explique la nuance pourpre observée sous une faible épaisseur. Données spectrales extraites de l’article cité en référence 4. © Bernard Valeur
À titre d’illustration, la figure 3 donne des exemples de spectres de transmission de vins rouges de divers pays du monde.5 Des différences importantes sont observées autour de 450 nm.

Fig. 3. Les spectres de transmission de vins rouges issus de divers pays du monde (épaisseur de liquide : 1 mm). Adaptation d’une figure de la référence 5.
Caractérisation quantitative de la couleur des vins rouges
Pour caractériser quantitativement la couleur des vins rouges, les œnologues utilisent le spectre d’absorption6 plutôt que le spectre de transmission. Il est d’usage de mesurer l’absorbance à trois longueurs d’onde (Fig. 4) : 520 nm (maximum dû aux anthocyanes), 420 nm (minimum correspondant au maximum de transmission ; voir les figures 2 et 3) et éventuellement 620 nm (pour tenir compte de la tendance vers le bleu des vins rouges jeunes).

Fig. 4. Spectre d’absorption typique d’un échantillon de vin rouge (épaisseur : 1 mm). Il permet d’évaluer les caractéristiques de la couleur à partir des valeurs de l’absorbance à 420, 520 et 620 nm. L’absorbance est définie par A = log10(I0/I). Relation entre absorbance et transmittance : A = log10(1/T). © Bernard Valeur
À partir des valeurs de l’absorbance à ces trois longueurs d’onde, les caractéristiques de la couleur sont estimées à l’aide de formules empiriques de la manière suivante :7
- La teinte est caractérisée par le rapport des absorbances à 420 et 520 nm : A(420)/A(520). Pour des vins rouges jeunes, ce rapport est de l’ordre de 0,5-0,7. Il augmente au cours du vieillissement sans dépasser 1,3.
- L’intensité colorante est exprimée par la somme des absorbances à 420, 520 et 620 nm : IC = A(420) + A(520)+ A(620). Elle varie beaucoup selon les vins, et en particulier selon les cépages (de 0,3 à 1,8). La maturité du raisin, la technique de vinification et l’âge du vin influent également sur l’intensité colorante.
- La composition de la couleur est exprimée par les pourcentages des trois composantes : [A(420)/IC)]x100, [A(520)/IC)]x100, [A(620)/IC)]x100
- L’éclat de la couleur rouge dépend de la forme du spectre d’absorption : si ce dernier est étroit autour du maximum à 520 nm, le rouge est vif ; si au contraire il est large, le rouge est foncé ou tuilé. L’expression empirique suivante a été proposée pour quantifier l’éclat de la couleur :
Plus la valeur est élevée, plus le vin présente une couleur rouge dominante. Pour un vin jeune, la valeur est comprise entre 40 et 60.
L’évolution de la couleur au cours de l’élevage et du vieillissement
Une fois extraites, les anthocyanes libres disparaissent rapidement et inexorablement, car ces composés sont instables dans le milieu hydroalcoolique qu’est le vin. La disparition est complète en quelques années. Pourtant la couleur se stabilise. Pour quelle raison ? C’est grâce à la présence de tanins auxquels les anthocyanes s’unissent en formant des composés colorés stables dont la couleur varie du mauve à l’orange (voir annexe). Les tanins jouent donc un rôle essentiel dans la stabilisation de la couleur. Toutefois, une partie des anthocyanes libres ne se combinent pas de cette façon et disparaissent soit par dégradation (due à la chaleur ou à l’oxydation), soit par un changement de structure qui résulte de réactions chimiques conduisant parfois à de nouveaux composés de couleur orange (voir annexe).
Toutes les réactions mises en jeu sont la cause des couleurs successives qui apparaissent pendant la vinification, l’élevage et le vieillissement en bouteille. La robe des vins très jeunes (primeurs et beaujolais nouveaux) est violacée, pourpre ; celle des vins prêts à boire (sans potentiel de garde) est rubis, grenat ; enfin, les vins âgés arborent une robe d’un tuilé-orangé et rouge-brun (Fig. 5). Le tableau 1 donne des exemples de nuances observées pour des robes de vins rouges produits à partir de divers cépages, et l’évolution des teintes avec l’âge.

Fig. 5. La couleur des vins rouges selon l’âge.

Tableau 1. Évolution de la couleur de vins issus de divers cépages. (D’après Dico-du-Vin.com).
En conclusion, l’extraordinaire variété de composition des vins rouges et la complexité des processus de leur élaboration est à l’origine de la diversité des couleurs de leurs robes dont la confection relève de la haute couture et non du prêt à porter !
Levons nos verres à la santé des vignerons, des viticulteurs et des œnologues qui nous régalent, et terminons cet article par une note d’humour.
Références et notes
1Voir le billet du 14.09.2021 : Couleur & vin. 1. Les couleurs des baies de raisin.
2Voir le billet du 27.09.2021 : Couleur & vin. 2. Comment les vins acquièrent-ils leurs séduisantes couleurs ?
3Voir les formules dans l’annexe de la référence 1.
4 M. D. Fairchild, The colors of wine, International Journal of Wine Research, vol. 10, pp. 13-31, 2018.
5J. Mutanen et al., Measurement of Color, Refractive Index, and Turbidity of Red Wines, American Journal of Enology and Viticulture, vol. 58, pp. 387-392, 2007.
6Voir le billet du 07.10.2021 : Couleur & vin. 3. Comment caractériser la couleur d’un vin ?, et l’article de B. Valeur dans la Revue des œnologues, vol. 369, pp. 22-26, 2018.
7P. Ribéreau-Gayon, Y. Glories, A. Maujean, D. Dubourdieu, Traité d’œnologie, tome 2, Dunod, 6e éd., 2012, pp. 226-227.
ANNEXE
Extraction des anthocyanes et des tanins pendant la macération
La durée de macération est en moyenne de 9 à 20 jours dans le Bordelais et de 5 à 15 jours en Bourgogne. Sous l’action des levures en présence d’oxygène, les sucres se transforment progressivement en alcools tandis que la température augmente, ce qui facilite l’extraction des anthocyanes, des tanins et des arômes qui sont présents dans les pellicules, chaque cépage apportant sa spécificité. Le contrôle de la température est important, car au-dessus de 32 °C, il y a un risque d’arrêt de la fermentation. Une température de 20 à 25 °C est idéale pour les vins primeurs qui sont peu colorés, peu tanniques mais fruités. Elle peut atteindre 30 °C pour les vins de garde, riches en alcools et en tanins. Le dioxyde de carbone qui se dégage au cours de la fermentation entraîne vers le haut de la cuve les éléments solides du moût, constituant le marc. Un système de pompe fait remonter le jus sur le marc afin d’extraire en permanence les anthocyanes et les tanins, ainsi que les acides et les sels (remontage).
Variations de couleur pendant les trois phases de la macération
Que se passe-t-il pendant la période de cuvaison, c’est-à-dire entre le moment de la mise en cuve des raisins foulés et celui de l’écoulage du vin ? L’œnologue Y. Glories distingue trois phases de macération7 : la macération préfermentaire (quelques heures à quelques jours), la macération pendant la fermentation alcoolique (2 à 7 jours selon les cas), et la macération postfermentaire (quelques jours à quelques semaines). L’extraction des anthocyanes se produit principalement lors de la macération préfermentaire et au début de la fermentation alcoolique. Une fois l’extraction achevée, la concentration en anthocyanes diminue pour plusieurs raisons : ces composés s’adsorbent sur les parties solides (levures et marc), changent de structure en s’associant aux tanins, et subissent éventuellement des réactions de dégradation.
Quant aux tanins des pellicules, ils sont extraits en même temps que les anthocyanes, mais l’extraction dure plus longtemps en raison de leur localisation dans les cellules de la pellicule. Les tanins des pépins sont extraits plus tardivement, une fois que la teneur en alcool est suffisante pour dissoudre la cuticule, c’est-à-dire vers le milieu de la fermentation alcoolique ; l’extraction se poursuit pendant la phase postfermentaire. Un bon équilibre entre les tanins des pellicules et ceux des pépins est le signe des grands vins.
La figure ci-dessous montre que l’intensité colorante augmente jusqu’au début de la fermentation alcoolique du fait de l’extraction des anthocyanes, en partie associés à des co-pigments (flavonols – (ou autres flavonoïdes –, autres composés phénoliques, caroténoïdes, ions métalliques). L’intensité passe par un maximum, puis diminue car l’apparition d’alcools au début de la fermentation est défavorable à la co-pigmentation : les liaisons entre anthocyanes et co-pigments sont rompues. Dans certains cas, l’intensité augmente à nouveau lorsque des tanins s’associent aux anthocyanes.
Contributions des anthocyanes et des tanins à la couleur des vins rouges
Le schéma ci-dessous (établi à partir de la référence 7), recense les divers processus générant des espèces colorées. Il est important de souligner que la condensation directe ou indirecte des anthocyanes et des tanins permet la stabilisation de la couleur. Conjointement, la transformation des tanins conduit à des variations de l’astringence.
Amazing redwine colors.