Greco : une audacieuse palette de couleurs

11.03.2020 | par Bernard Valeur | Couleurs et art

L’exposition Greco qui s’est tenue au Grand Palais du 16 octobre 2019 au 10 février 2020 est la première rétrospective en France consacrée à ce peintre mal connu. Les tableaux de Greco (1541-1614) impressionnent par leurs couleurs lumineuses, la liberté du pinceau, et le style puissant, ainsi que la modernité qui se dégage de certaines toiles. Charlotte Chastel-Rousseau, commissaire de l’exposition, décrit ainsi la palette de Greco : « … très élaborée avec des couleurs audacieuses – des jaunes acides, des roses intenses, des verts anis, des bleus électriques, qui souvent ressortent sur des fonds gris sombres ».1 Mais quels sont les pigments responsables de ces couleurs, et que sait-on des techniques picturales employées par ce peintre hors du commun ? Avant de répondre à ces questions – rarement abordées dans les écrits sur Greco –, il convient de rappeler en quelques mots la formation que l’artiste reçut, et son parcours original de la Crête à l’Espagne, en passant par l’Italie.1

Fig. 1. L’Assomption de la Vierge (1579). C’est à l’occasion de la restauration de cette peinture monumentale (403 x 212 cm), véritable chef-d’œuvre de Greco, que l’Art Institute de Chicago a souhaité qu’une exposition consacrée à ce peintre soit organisée.a

Une trajectoire originale

De l’icône au maniérisme

De son vrai nom Domenikos Theotokopoulos, Greco naît en Crête en 1541. Reçu maître-peintre à 22 ans, il appartient à l’école de peinture crétoise où il acquiert la maîtrise de l’art des icônes selon la technique traditionnelle : peinture à la détrempe (avec la gomme arabique en tant que liant des pigments) sur fond d’or.

Ne souhaitant pas demeurer un peintre d’icônes, Greco part étudier à Venise où il séjournera jusqu’en 1570. Fréquente-t-il les ateliers des célèbres peintres vénitiens de la Renaissance tardive : Le Titien, Le Tintoret, Véronèse ? Aucune certitude à ce sujet, mais c’est dans cet environnement que Greco acquiert le sens de la couleur, s’initie à la peinture à l’huile et pratique en particulier la technique des glacis2. Ces peintres vénitiens, appartenant au mouvement maniérisme3, ont certainement influencé Greco qui, comme Tintoret, peint des visages dont l’expression dramatique est renforcée par un clair-obscur approprié. De même, à l’instar de Véronèse, il représente des architectures classiques en arrière-plan.

Difficile donc de reconnaître le style de Greco dans ses toiles peintes en Italie, à Venise, puis à Rome où il s’établit de 1570 à 1576. Il ne peut se soustraire à l’influence de Michel-Ange, ce qui ne l’empêche pas de le critiquer. N’obtenant pas plus de succès à Rome qu’à Venise, Greco saisit une opportunité de partir pour l’Espagne en 1577, et c’est à Tolède, capitale culturelle de ce pays, qu’il vivra jusqu’à sa mort en 1614.

La libération de l’influence italienne

À Tolède, Greco peut développer sa propre personnalité en s’affranchissant du modèle italien. Très sollicité par le cercle des humanistes locaux, Greco connaît le succès. Cependant, l’évolution de son style conduit à le faire passer pour un artiste singulier, voire excentrique. C’est pourquoi, après sa mort, il sera presque oublié et il faudra attendre l’époque romantique pour qu’il soit redécouvert.

En résumé, Greco, qui peignit à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, doit être considéré à la fois comme le dernier peintre de la Renaissance et le premier du Siècle d’or espagnol.

Préparation du support, choix des pigments, techniques picturales

L’excellente conservation des tableaux de Greco dont la luminosité des couleurs semble inaltérée témoigne de la remarquable maîtrise des techniques picturales que possédait ce peintre.

La préparation soigneuse du support

L’analyse des matériaux de divers tableaux de Greco4 montre que la couche de base est constituée de gesso (enduit à base de plâtre et de colle animale) rendant le support blanc, lisse et adhérent. Cette couche est recouverte d’un apprêt dont la couleur varie selon les tableaux. Elle est par exemple rendue d’un gris très clair grâce à un mélange de blanc de plomb et de grains fins de charbon de bois. Parfois, des pigments du type ocre sont ajoutés afin d’obtenir une teinte brune, rougeâtre ou rouge profond selon les cas.4 Greco n’est pas l’inventeur de cette méthode de préparation : il l’avait apprise d’artistes italiens qui, eux-mêmes, la tenaient des peintres du nord de l’Europe au XVe siècle.

Dans un même tableau, la couche de fond présente parfois des nuances dues à des traces de pigments de haute qualité destinés aux couches picturales. Il s’agit de résidus provenant du grattage de pigments restés collés à la palette du peintre.4 Le but était de rehausser les nuances de la couche de fond tout en évitant un gaspillage de pigments parfois onéreux.

De savants mélanges de pigments

La palette de Greco est constituée de pigments qui sont, pour la plupart, couramment employés à cette époque par les artistes5 avec une caractéristique notoire : l’utilisation fréquente du carmin de cochenille. En voici les principaux pigments :

  • BLANC : blanc de plomb (carbonate de plomb) ; carbonate de calcium.
  • NOIR : noir de carbone obtenu par combustion (charbon de bois) ou par calcination (os).
  • JAUNE : ocre jaune (goethite) ; jaune de plomb et d’étain (pigment synthétique).
  • ORANGE : ocre orange (mélange de goethite et d’hématite) ; minium.
  • ROUGE : ocre rouge ; vermillon (cinabre, un sulfure de mercure) ; laque de garance et carmin de cochenille (pigments laqués6).
  • BLEU : smalt (oxyde de cobalt + silice), azurite (acétate basique de cuivre), outremer naturel (extrait du lapis-lazuli).
  • VERT : vert-de-gris (carbonate hydraté de cuivre) ; résinates de cuivre (acétate de cuivre + résines).

Comme liant, Greco utilise essentiellement l’huile de lin, la plus prisée pour la peinture à l’huile, car la plus siccative. L’huile de noix lui sert exceptionnellement pour peindre certaines carnations.4 Tous ces pigments et ces liants sont classiques, et l’originalité du rendu final vient en fait de la mise en œuvre de subtils mélanges et de la technique des glacis. La figure 2 montre la diversité des couleurs que Greco obtient ainsi. Des micro-prélèvements vus en coupe sont révélateurs de la complexité des mélanges.4 Par exemple, tel vert est obtenu en mélangeant du jaune de plomb et d’étain et un résinate de cuivre (bleu), avec des ajouts de blanc de plomb et des granules de noir de carbone pour réduire la saturation. Autre exemple : telle nuance de jaune tirant sur l’orangé résulte du mélange de jaune de plomb et d’étain, de minium, de blanc de plomb, de carmin de cochenille, d’ocre jaune et de carbonate de calcium.

Fig. 2. La palette de couleurs de Greco est remarquablement riche grâce à la subtilité des mélanges de pigments et la maîtrise des techniques picturales (en particulier celle des glacis).b © Bernard Valeur

Une technique picturale évolutive

Au cours du temps, Greco simplifie les formes, étire les perspectives et renforce les contrastes, tandis que sa palette de couleurs évolue : des couleurs éclatantes et acidulées côtoient de sombres fonds gris-acier. Maîtrisant la technique des glacis2, apprise lors de son séjour en Italie, il rend les couleurs lumineuses en déposant un nombre limité de couches successives de faible concentration en pigment sur un fond blanc.

Pour les carnations, Greco met à profit cette technique en jouant sur des combinaisons de couleurs. Pour peindre les visages, il s’inspire de dessins et de petites sculptures préalablement réalisées dans ce but. Au fil des années, les visages deviennent plus blancs puis tirent sur le gris (Fig. 3).

Fig. 3. Détails de tableaux illustrant l’évolution de la représentation des visages. De gauche à droite : Sainte Marie-Madeleine pénitente (vers 1584) – Pietà (1589-1590) – L’Annonciation (vers 1600).b

L’évolution du style apparaît également dans la représentation des mains. Le travail au pinceau devient plus libre et les formes deviennent plus schématiques, et comme pour les visages, les teintes deviennent plus blanches, voire grises (Fig. 4).

Fig. 4. Détails de tableaux illustrant l’évolution de la représentation des mains. En haut : à gauche, Saint Pierre et Saint Paul (vers 1595) ; à droite, Portrait du cardinal Niño de Guevara (vers 1600) – En bas : L’Annonciation (vers 1600).b

Les plis des vêtements sont mis en relief par la technique des glacis. Durant la période italienne, ces plis étaient nombreux et dessinés avec précision, mais avec le temps, les tissus sont dépeints de façon plus stylisée ; ils donnent l’impression d’être plus rigides comme s’ils étaient amidonnés (Fig. 5).

Fig. 5. Détails de tableaux illustrant l’évolution de la représentation des plis. De gauche à droite : L’Annonciation (1569-1570) – Partage de la tunique du Christ (1579-1580) – L’Annonciation (vers 1600). b

Greco fait ainsi preuve ainsi d’une admirable maîtrise de la science des couleurs et des techniques picturales. L’originalité de ses œuvres de la dernière période ont attiré le regard de grands artistes du XXe siècle : Cézanne, Chagall, et Picasso. Ce sera pour ce dernier une source d’inspiration pour certaines de ses toiles de la Période bleue. La singularité de Greco, pour ne pas dire son non-conformisme, en ont fait un artiste visionnaire qui nous captive aujourd’hui.

Références et notes

aPhotographie prise lors de l’exposition au Grand Palais.

bExtraits de photographies prises lors de l’exposition au Grand Palais.

1Expo Greco : le dossier pédagogique. Téléchargeable ici. Les deux commissaires de l’exposition sont Charlotte Chastel-Rousseau, conservatrice des peintures espagnoles et portugaises, département des Peintures, musée du Louvre, et Guillaume Kientz, directeur des collections européennes au Kimbell Art Museum (Texas).

2La technique des glacis inventée par les peintres flamands consiste à déposer successivement de fines couches d’un même pigment, dispersé en faible quantité dans un liant, sur un fond en général clair. La réflexion diffuse de la lumière sur ce fond contribue à donner l’impression que les couleurs émanent des profondeurs de la couche picturale.

3Le maniérisme est un élan esthétique de la fin de la Renaissance. Il doit son nom au fait que les peintres de cette période s’inspirent de la « manière » de peindre des maîtres qui les ont précédés (Léonard de Vinci, Raphaël…).

4« El Greco, From Italy to Toledo. Technical study of the works in the Thyssen-Bornemisza collection ». Étude technique très approfondie de quatre tableaux de Greco, consultable ici.

5Pour en savoir plus sur les pigments pour la peinture, voir : (a) B. Valeur, « La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre », In : La chimie et l’art, EDP Sciences, 2010, pp. 129-167 ; (b) B. Valeur, La couleur dans tous ses éclats, Belin, 2011, pp. 92-103.

6Les pigments laqués sont à base de colorants organiques (naturels ou synthétiques) qui sont rendus insolubles en les fixant sur une poudre minérale blanche (argile, alumine, ou calcite). La laque de garance est préparée avec l’alizarine, colorant extrait des racines de la garance. Quant au carmin de cochenille, il est, comme son nom l’indique, préparé à partir du colorant extrait de cet insecte.

Publier un commentaire