L’« O bleu » des Océans vus de l’espace

Dans son poème Voyelles, Arthur Rimbaud voyait le O bleu. Était-il influencé par l’Océan ? En effet, les photographies de la Terre prises depuis l’espace révèlent la prédominance de bleu, d’où son surnom de « Planète bleue », car les océans et les mers recouvrent 71 % de la surface du globe (Fig. 1). D’ailleurs, un plongeur immergé sous plusieurs dizaines de mètres d’eau de mer claire perçoit également son environnement comme « le grand bleu ».

Bien que l’origine de cette couleur soit largement discutée dans de nombreux ouvrages, articles, blogs…, des explications plus approfondies sont nécessaires car c’est dans l’intimité de la structure de l’eau liquide que réside le secret de ce bleu.

Fig. 1. Photographie d’une zone océanique de la Terre prise depuis l’ISS le 31 août 2019 à une altitude de 422 km. La couche d’atmosphère bleutée est clairement visible à l’horizon. Source : JSC Gateway to Astronaut Photography of earth. Crédit : Earth Science and Remote Sensing Unit, NASA Johnson Space Center / Wikimedia Commons

Quelle est l’origine de la couleur de l’eau pure liquide ?

La lumière solaire observée à travers un long tube rempli d’eau et obturé à ses extrémités par deux disques en verre paraît bleutée bien que cette couleur soit imperceptible sous une faible épaisseur telle que celle d’un verre d’eau. Pour en expliquer la raison, il faut d’abord se pencher sur la nature très particulière de l’eau liquide.

Les molécules H2O dont l’eau est constituée ne sont pas isolées mais associées entre elles par des liaisons faibles appelées liaisons hydrogène qui lui confèrent son état liquide dans les conditions habituelles de température et de pression. La liaison hydrogène est une interaction de type électrostatique car les atomes d’hydrogène d’une molécule d’eau, qui portent une charge partielle positive, sont attirés par l’atome d’oxygène d’une autre molécule d’eau qui, lui, porte une charge partielle négative. Grâce aux liaisons hydrogène, non seulement l’eau est liquide au lieu d’être exclusivement un gaz, mais grâce à leur incessant remaniement, l’eau est fluide et non gélifiée.1

Quel rapport entre liaisons hydrogène et couleur de l’eau ? Considérons d’abord des molécules d’eau isolées. On les rencontre dans la vapeur d’eau à faible pression où elles sont trop éloignées les unes des autres pour interagir. Dans ces conditions, elles absorbent la lumière seulement dans l’infrarouge. Cette absorption est due aux oscillations des atomes d’oxygène et d’hydrogène autour de leur position moyenne.2 Dans l’eau liquide, ces vibrations moléculaires subsistent mais sont perturbées par les liaisons hydrogène. Il en résulte une absorption de la lumière qui ne se limite pas à l’infrarouge mais qui s’étend dans le visible en diminuant vers les courtes longueurs d’onde (Fig. 2). D’où l’apparition d’une couleur mais laquelle ?

Fig. 2. Spectre d’absorption de l’eau dans le domaine visible. L’efficacité de l’absorption de la lumière, exprimée par le coefficient d’absorption (représenté ici sur une échelle logarithmique), est très faible dans le bleu et le violet. Crédit : Darrek2 / Wikimedia Commons

Après la traversée de la lumière solaire sur une grande épaisseur d’eau, seules les plus courtes longueurs d’onde – correspondant aux domaines du bleu et du violet – restent perceptibles comme le montre la figure 2. Mais notre œil est moins sensible dans le violet que dans le bleu et le Soleil est moins riche en radiations violettes qu’en radiations bleues, d’où la sensation de bleu que procure notre système visuel.3

La couleur bleue est légèrement renforcée par la diffusion de la lumière par les molécules d’eau car cette diffusion (de type Rayleigh) est d’autant plus efficace que la longueur d’onde est courte.4 Sa contribution à l’apparence bleue de l’eau est toutefois minime par rapport au phénomène d’absorption décrit ci-dessus (alors qu’elle est essentielle pour expliquer le bleu du ciel)3.

Et l’eau de mer ?

L’eau de mer contient une quantité notable de divers sels. Par exemple, la salinité de l’océan Atlantique est de 35,5 g/L et celle de la mer Méditerranée, 38,5 g/L. Les ions issus des sels dissous (majoritairement les ions sodium Na+ et chlorure Cl) modifient localement la structure de l’eau en étant en interaction avec au moins une couche de molécules d’eau. Ils rompent donc partiellement le réseau de liaisons hydrogène entre molécules d’eau. Malgré leur présence, il s’avère que l’absorption de la lumière est peu affectée : le spectre d’absorption de l’eau distillée est en effet quasiment identique à celui d’une eau de mer claire.5

L’eau de mer contient bien d’autres substances, notamment des composés organiques en suspension qui absorbent partiellement la lumière solaire et affectent donc la couleur bleue. Les algues en sont un exemple (voir ci-dessous). Certaines particules minérales éventuellement en suspension jouent également un rôle puisqu’elles absorbent et diffusent la lumière.

Pour une eau de mer ayant une faible turbidité (c'est-à-dire contenant peu de particules en suspension), le rouge n'est plus transmis au-delà de 20 m de profondeur, mais l'eau de mer reste transparente au bleu jusqu'à plus de 150 m (Fig. 3).

Fig. 3. La pénétration de la lumière dans l’eau de mer dépend de la longueur d’onde. C’est dans le bleu que l’atténuation de la lumière est la plus faible. La couleur perçue par un plongeur est visualisée à droite de l’image. Source : Ocean Explorer. Adaptation d’un schéma de Kyle Carothers, NOAA-OE

Laissons de côté les diverses nuances de bleu que perçoit un observateur situé sur une côte ou un bateau : elles sont partiellement dues à la réflexion du ciel sur la surface de l’eau.3 Revenons au cœur du sujet : comment perçoit-on les mers et les océans depuis l’espace ?

Les mers et les océans vus de l’espace

La partie de la lumière solaire qui est peu absorbée par les mers et les océans est renvoyée dans l’espace par rétrodiffusion. C’est donc la couleur bleue qui est prédominante aux yeux des astronautes. L’apparence bleutée est renforcée par l’atmosphère terrestre qui est également bleue en raison de la diffusion de la lumière par les molécules constitutives de l’air.4 Ce phénomène est à l’origine du bleu du ciel perçu par un observateur sur le sol terrestre. La figure 1 montre bien la couche d’atmosphère bleutée à l’horizon. La lumière diffusée et sa réflexion sur la surface des mers et des océans contribue à uniformiser le bleu vu de l’espace.3

Il est toutefois possible de distinguer diverses teintes, par exemple une teinte turquoise au voisinage des côtes du fait de la superposition des couleurs bleue et jaune, celle-ci venant du sable visible par transparence lorsque la profondeur est faible (Fig. 4).

Fig. 4. Les Bahamas et leurs célèbres eaux de couleur turquoise. Sources : esa et Thomas Pesquet (Mission Alpha, 2021)

Par ailleurs, il n’est pas rare de voir des zones vertes dues à des « efflorescences d’algues » (algae bloom), terme employé pour décrire l’extension rapide du phytoplancton (Fig. 5). La couleur verte est due aux chlorophylles3 que contiennent ces organismes microscopiques accomplissant la photosynthèse pour le plus grand bien de l’humanité : ils produisent abondamment du dioxygène et contribuent aux puits de carbone de l’océan. Leur présence détectée depuis l’espace est une information précieuse.

Fig. 5. Efflorescence d’algues dans la mer Baltique. La teinte verte est due aux chlorophylles que contiennent ces micro-organismes photosynthétiques. Photographie prise lors de la mission Copernicus Sentinel-2 en 2019. Source : Esa-Multimedia images

Enfin, la présence de nuages apporte des nuances de blanc à cette riche palette de teintes (Figs. 1, 4 et 5). Les magnifiques images de la Terre prises de l’espace font rêver. Elles nous rappellent que « la Terre est notre première mère à tous » (proverbe islandais) et qu’il faut donc à tout prix la chérir et la préserver.

Références et notes

1Dans l’eau liquide, le schéma ci-dessous montre comment les molécules d’eau sont liées entre elles par des liaisons hydrogène (pointillés) qui se rompent et se reforment aléatoirement en permanence à l’échelle de la picoseconde (millionième de millionième de seconde). Grâce à ces liaisons, l’eau est à l’état liquide dans les conditions habituelles de température et de pression. Sans elles, l’eau se vaporiserait à – 68 °C ; alors l’eau liquide, et donc la vie, ne pourrait exister sur Terre. Et si ces liaisons n’étaient pas labiles, l’eau serait gélifiée à 25 °C.

Liaisons hydrogène entre molécules d’eau (atomes d’oxygène en rouge, atomes d’hydrogène en gris). Source: https://rwu.pressbooks.pub/webboceanography/chapter/5-1-properties-of-water/ Domaine public / Wikimedia Commons

Le terme « liaison » hydrogène ne doit pas faire perdre de vue qu’il s’agit d’une interaction intermoléculaire et qu’elle est donc beaucoup plus faible qu’une liaison covalente entre deux atomes au sein d’une molécule.

Pour en savoir plus : É. Bardez, Mini Manuel de Chimie générale. Structure de la matière, Dunod, 2018 (3e éd.) et Mini Manuel de Chimie générale. Chimie des solutions, Dunod, 2021 (3e éd.).

2Lorsque l’eau est à l’état vapeur sous faible pression, les molécules d’eau sont isolées et dans chacune d’elle les atomes d’hydrogène et d’oxygène oscillent autour d’une position moyenne avec des fréquences de vibration caractéristiques.

Lorsqu’on éclaire de la vapeur d’eau avec de la lumière dont la fréquence correspond à l’une de ces fréquences de vibration, il y a résonance, c’est-à-dire que les molécules d’eau absorbent la lumière à cette fréquence. Les fréquences de vibration se situant dans l’infrarouge, la vapeur d’eau n’absorbe pas dans le visible et est donc incolore. En revanche, dans l’eau liquide, les fréquences de vibration sont modifiées du fait que les molécules d’eau sont liées entre elles par des liaisons hydrogène. Il en résulte une déformation du spectre d’absorption dont une partie se situe dans le domaine visible.

3B. Valeur, Lumière et luminescence. Ces phénomènes lumineux qui nous entourent, Belin, 2017 (2e éd.)

4Lorsque la taille des particules est très inférieure aux longueurs d’onde λ de la lumière (c’est-à-dire inférieure à environ λ/10) – c’est le cas des molécules telles que le dioxygène, le diazote, le dioxyde de carbone –, Lord Rayleigh démontra en 1871 que l’intensité de la lumière diffusée est inversement proportionnelle à λ4. Le rapport des intensités est d’environ 7 entre les longueurs d’onde de 425 nanomètres (bleu) et 700 nanomètres (rouge). Voir la réf. 3.

5O. Le Calvé, « La lumière dans la mer », Futura Sciences.com

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