Le confinement de la couleur et la saga des quarks

Contrairement aux humains, les quarks adorent vivre en confinement ! Ce nom évoquera pour certains les fromages à pâte fraiche d’origine allemande et slave, ou pour d’autres, des personnages de la série de science-fiction Star Trek. Et pour les scientifiques, il s’agit de particules élémentaires, omniprésentes dans la matière : tout ce que vous voyez, touchez, goûtez est constitué de quarks car ils règnent en maîtres dans les noyaux des atomes. Pour décrire le comportement des quarks – qui ne vivent jamais seuls mais confinés, et ne peuvent pas se déplacer librement –, les physiciens leur ont assigné une couleur (fictive bien sûr) et parlent de confinement de la couleur. Pour comprendre pourquoi, plongeons dans l’infiniment petit. Accrochez vos ceintures… pour ne pas être largué !

Les quarks sont collés par des gluons au cœur de la matière

Le physicien américain Murray Gell-Mann a introduit les quarks en 1964 pour rationaliser la multitude de particules observées à l’époque dans les accélérateurs. L’idée du mot quark lui est venue en lisant un passage du roman Finnegans Wake de James Joyce.

Les quarks1 sont confinés par trois dans les nucléons, c’est-à-dire les protons et les neutrons qui constituent les noyaux des atomes (Fig. 1) (et appartiennent à la famille des baryons : voir annexe). Leur attraction mutuelle est tellement forte qu’on n’a jamais pu en extraire un pour l’observer isolément. L’existence des quarks a été néanmoins prouvée indirectement par de nombreuses expériences. À l’origine de cette attraction : les gluons, qui sont, eux aussi, des particules élémentaires ; ils font office de « colle » entre les quarks (gluon vient de l’anglais glue, « colle », et bien sûr, la glu est une colle végétale).1 Les gluons jouent un rôle essentiel : ils assurent la cohésion des protons et des neutrons, ainsi que celle des noyaux atomiques, malgré la répulsion électrostatique entre les protons (qui portent une charge électrique positive).

Fig. 1. Zoom sur le cœur de la matière. © Bernard Valeur

L’attraction mutuelle intense entre quarks assurée par les gluons est dénommée interaction forte : c’est l’une des quatre forces fondamentales œuvrant dans la nature.2 Pour décrire mathématiquement cette interaction, une théorie a été construite dans les années 1970 : la chromodynamique quantique. Voyons pourquoi dans ce nom apparaît le préfixe chromo- venant du grec chroma, « la couleur ».

La règle de trois des couleurs s’applique aux quarks

La chromodynamique quantique introduit un nouveau type de charge pour décrire l’interaction forte – de façon analogue à l’interaction (électromagnétique) s’exerçant entre deux charges électriques. On l’appelle charge de couleur et chaque quark en porte une.

Rien à voir au premier abord avec la couleur en tant que sensation procurée par le cerveau lors de l’observation d’un objet éclairé, car ces particules sont beaucoup trop petites pour être détectables par la lumière. Pourtant, les physiciens ont fait le parallèle avec les sensations colorées propres à la perception humaine conduisant à définir trois couleurs primaires pour réaliser la synthèse des couleurs en combinant ces dernières.3 Explicitons cette démarche surprenante.

L’un des présupposés de la chromodynamique quantique est le confinement, à savoir que la charge de couleur d’une particule libre est toujours nulle. En d’autres termes, une particule observable est neutre au sens de la charge de couleur, c’est-à-dire « incolore ». C’est le cas en particulier des protons et des neutrons (un neutron est d’ailleurs également neutre au sens de la charge électrique). En conséquence, les trois quarks d’un proton ou d’un neutron doivent porter chacun une couleur telle que la superposition de leurs couleurs conduise à une absence de couleurs. Il suffit alors de choisir pour chacun de ces derniers l’une des trois couleurs primaires, rouge, vert, bleu. On sait en effet que la superposition en proportions égales de lumières ayant chacune l’une de ces trois couleurs donne la sensation de blanc, selon la règle de base de la synthèse additive des couleurs (Fig. 2).3

Fig. 2. Production de blanc par synthèse additive à partir de trois lumières colorées rouge, bleu, vert (couleurs primaires). Les charges de couleur des trois quarks dans un baryon (proton, neutron…) doivent être différentes. © Bernard Valeur

On aurait pu choisir d’autres couleurs primaires : celles des peintres par exemple, à savoir le rouge, le bleu et le jaune. La superposition de ces trois couleurs (par mélange de pigments) donne du noir, selon la règle de base de la synthèse soustractive des couleurs.3 Le noir aurait mieux représenté l’absence de couleur que le blanc qui, lui, résulte de la superposition, sur la rétine, des lumières de toutes les couleurs du spectre visible (ou de la superposition les lumières ayant les trois couleurs primaires). Mais peu importe, restons-en à la conception newtonienne selon laquelle ni le noir, ni le blanc, ne sont des couleurs.

Antimatière et anticouleurs

À chaque particule de matière correspond une antiparticule qui a la même masse, mais dont les caractéristiques (comme la charge électrique) sont opposées.4 Par exemple, l’antiparticule de l’électron, chargé négativement, est le positon, chargé positivement, qui est bien connu pour sa mise à profit dans les caméras à positon employées en imagerie médicale (PET scan). Les positons sont produits lors de la désintégration de certains atomes radioactifs. Quand une particule rencontre son antiparticule (électron et positon par exemple), elles s’annihilent mutuellement en produisant une bouffée d’énergie.

Revenons aux quarks. L’antiparticule d’un quark est un antiquark dont la charge de couleur est opposée à celle du quark. On confère donc aux antiquarks des anticouleurs dénommées antirouge, antivert ou antibleu. L’annihilation des charges de couleur est telle que l’addition d’une couleur à une anticouleur donne du blanc, c’est-à-dire une « absence de couleur ». C’est précisément ce qui se produit en synthèse additive des couleurs lorsqu’on ajoute une couleur primaire et sa complémentaire : on obtient du blanc.3 Couleurs complémentaires et anticouleurs sont donc des termes équivalents. Les couleurs complémentaires du rouge, du vert, et du bleu sont respectivement cyan, magenta et jaune dans la synthèse additive des couleurs (Fig. 3) ; elles correspondent donc respectivement à l’antirouge, l’antivert et l’antibleu.

Fig. 3. Couleurs primaires (P) et couleurs complémentaires (C) de la synthèse additive. Couleurs (P) portées par les quarks, et anti-couleurs (C) portées par les anti-quarks dans les mésons où ils sont liés par des gluons. © Bernard Valeur

Il existe des particules appelés mésons (voir annexe) au sein desquelles sont confinés un quark et un antiquark (Fig. 3). Il s’agit d’une famille importante de particules composites (donc non élémentaires). Comme toute particule observable, les mésons doivent être incolores, c’est-à-dire neutres du point de vue de la charge de couleur. C’est pourquoi, là encore, l’antiquark d’un méson doit porter l’anticouleur (c’est-à-dire la couleur complémentaire) de celle du quark.

La saga des quarks : tétraquarks, pentaquarks…

Dans son article fondateur de 1964, Murray Gell-Mann prédisait l’existence d’assemblages de quatre ou cinq quarks : les tétraquarks et les pentaquarks. Leur détection est très difficile du fait de leur durée de vie extrêmement brève. Pour savoir s’ils se sont formés, on analyse les particules produites lors de leur désintégration. Mais il existe plusieurs possibilités de désintégration. Ces difficultés expliquent pourquoi il a fallu attendre une cinquantaine d’années pour que des tétraquarks soient détectés au Japon et en Chine (en 2013). La collaboration LHCb du Cern5 annonça ensuite la découverte de pentaquarks en 2015, ainsi que d’autres tétraquarks en 2016. Passons sur toutes les controverses qui ont jalonné ces découvertes et regardons de plus près les configurations possibles des tétraquarks et des pentaquarks.

Afin de respecter la neutralité de charge de couleur, un tétraquark contient deux quarks et deux antiquarks tels que ces derniers portent les anti-couleurs (couleurs complémentaires) de celles des quarks. Mais une question se pose quant à la nature de l’assemblage. S’agit-il de véritables tétraquarks dans lesquels les quatre composants sont liés entre eux, ou de l’association de deux entités contenant chacune une paire quark-antiquark, c’est-à-dire l’association de deux mésons ? La même question se pose pour les pentaquarks : cinq quarks liés entre eux, ou bien association d’un trio de quarks (baryon) et d’une paire quark-antiquark (méson) ? (Fig. 4).6,7

Fig. 4. La collision très énergétique de deux protons (réalisée dans un collisionneur comme le LHC du Cern à Genève) produisent de nouvelles particules dont les tétraquarks et les pentaquarks pour lesquels deux configurations sont théoriquement possibles. © Bernard Valeur

Un article publié en juin 2019 par la collaboration LHCb du Cern révèle l’existence de pentaquarks constitués de l’association d’un baryon et d’un méson.8 Sans doute découvrira-t-on dans l’avenir d’autres pentaquarks ayant d’autres configurations. Les recherches se poursuivent.

Des hexaquarks constitutifs de la matière noire ?

La famille des multiquarks s’est agrandie avec les hexaquarks (appelés aussi sexaquarks). Les expériences réalisées en 2011 au centre de recherche Jülich (Allemagne) ont suggéré la formation d’hexaquarks (appelés d-star hexaquarks) d’une durée de vie très brève (10–23 s.). La confirmation a été annoncée en 2014.9 Ils sont constitués de six quarks assemblés en deux trios de quarks (formant un di-baryon) (Fig. 5). La formation d’un di-baryon est en effet théoriquement possible. D’ailleurs, Freeman Dyson avait envisagé son existence en 1964 peu après l’article de Gell-Mann.

Fig. 5. Hexaquark du type di-baryon, formé de deux trios de quarks. Les quarks de chaque trio possèdent des charges de couleurs différentes. © Bernard Valeur

Dans un article paru en février 2020, deux physiciens anglais de l’université de York, Mikhail Bashkanov et Daniel Watts, proposent les hexaquarks de type di-baryon comme candidats plausibles en tant que constituants de la matière noire.10 Avant de préciser leurs arguments, un petit rappel sur la matière noire ou matière sombre (de l’anglais dark matter) est souhaitable. Son existence s’est révélée nécessaire pour expliquer une grande diversité d’observations astronomiques et cosmologiques. Elle représente de 85 % de la matière contenue dans l’Univers. Les physiciens s’acharnent à la détecter, en vain jusqu’à ce jour. Les hypothèses sur sa nature foisonnent à grand renfort de théories.11,12 Une des pistes est de supposer l’existence de particules d’un type particulier : les wimps13, les axions, des neutrinos d’un nouveau type, les hexaquarks, etc.

Dans le cadre de ce billet dédié aux quarks, il est naturel de se pencher sur les hexaquarks. Comme ils sont très éphémères dans les expériences au cours desquelles ils ont été détectés, il est surprenant à première vue de les proposer comme étant à l’origine de la matière noire qui doit être stable. Dans leur article11, Bashkanov et Watts invoquent l’existence d’amas de ces dibaryons à l’état condensé qui seraient, eux, stables. Comme les protons et les neutrons, ils seraient apparus après le Big Bang lorsque la « soupe » de quarks et de gluons s’est refroidie. Il s’agit maintenant de prouver l’existence de ces hexaquarks. La technologie actuelle ne permet pas de produire ces condensats d’hexaquarks. Cependant peut-être pourra-t-on détecter leur signature provenant de l’espace, par exemple d’étoiles à neutrons où leur présence est prédite.

En conclusion, confinés en duos, trios, quatuors, quintettes, sextuors,… les quarks jouent une musique colorée et complexe : celle de la matière. En élucider les subtiles règles de l’harmonie, c’est percer les secrets de la matière visible ou invisible, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. La difficulté de la tâche est immense. Les quarks n’ont pas fini d’en faire voir de toutes les couleurs aux physiciens des particules.

Références et notes

1Quarks et gluons : comment les quarks interagissent au sein des noyaux, radioactivité.com

2Les autres forces fondamentales sont la gravitation, la force électromagnétique et l’interaction faible. Les interactions faible et forte n’interviennent qu’à des distances subatomiques.

3Voir le billet du 13.01.2019, « Quand naissent les couleurs, la règle de trois s’impose ».

4« L’antimatière », dossier publié par le Cern. Cern.fr

5LHCb (Large Hadron Collider beauty experiment) est une expérience de physique des particules utilisant les collisions de protons produites au collisionneur LHC du Cern (Conseil européen pour la recherche nucléaire) à Genève.

6S. Bailly, « Le pentaquark découvert au LHC », Pour la Science, 21.07.2015.

7G. Wolschin, « Des quarks aux pentaquarks », Pour la Science, n° 471 - Janvier 2017, pp. 20-28.

8Découverte d’un nouveau pentaquark par l’expérience LHCb, communiqué du Cern, 26 mars 2019.

9Exotic particle confirmed, communiqué de presse du centre de recherche de Jülich, 23 mai 2014.

10M. Bashkanov, D. P. Watts, « A new possibility of light-quark matter », Journal of Physics G : Nuclear and Particle Physicsvol. vol. 47, 2020, 03LT01. Article consultable ici.

11D. Dobrescu, D. Lincoln, « L’insaisissable matière noire », Pour la science n° 97 hors-série / Novembre-décembre 2017, pp. 26-32.

12B. Famaey, « La matière noire pourrait être très différente de ce que l’on pensait », Pour la science n° 484 / Février 2018, pp. 34-39.

13Les wimps (acronyme de weakly interacting massive particle) ont eu longtemps le vent en poupe. Leur nom vient du fait que ces particules doivent être massives, neutres et interagir très peu avec la matière. Depuis 1990, les physiciens les traquent mais, malgré tous leurs efforts, ils n’ont pas réussi à les détecter, et leur intérêt pour ces particules fantomatiques s’est émoussé, sans aller jusqu’à se dégonfler (en anglais, le verbe to wimp out veut dire « se dégonfler », et le mot wimp signifie « poule mouillée » !).

ANNEXE. Éléments de zoologie des particules

On distingue les hadrons et les leptons. Les premiers regroupent les particules sensibles à l’interaction forte, et les seconds, celles qui ne le sont pas.

  • Les hadrons sont formés de quarks et d’antiquarks. À cette famille appartiennent les baryons et les mésons. Les baryons sont constitués de trois quarks. Les plus connus et les plus légers sont le proton et le neutron, constituants des noyaux atomiques. Le proton est stable. Le neutron l’est aussi dans un noyau atomique, mais à l’état libre sa durée de vie est d’environ 880 s. Les autres baryons ont une durée de vie bien plus courte (< 10–8 s). Il en est de même pour les mésons qui sont composés d’un nombre pair de quarks et d’antiquarks. Les quarks existent sous divers types qui se distinguent par leur « saveur » et par leur « couleur ». Les six saveurs sont, par ordre de masse croissante : up (u), down (d), strange (s), charm (c), bottom (b) et top (t). Chaque quark d’une saveur donnée peut porter l’une des trois charges de couleur : rouge, vert, bleu. La charge électrique d’un quark est une fraction (–1/3 ou +2/3) de la charge élémentaire e. Les quarks n’existent pas à l’état libre parce que leur attraction mutuelle (due à l’interaction forte) augmente avec la distance qui les sépare. Un proton contient deux quarks up et un quark down. Un neutron contient un quark up et deux quarks down.
  • Les leptons forment une famille de particules comprenant lélectron, le muon, le tau, le neutrino électronique, le neutrino muonique et le neutrino tauique. Les leptons sont plus légers que les hadrons (mots venant du grec ancien leptos, « léger » et hadros, « fort »).

Par ailleurs, les gluons, dont la masse est nulle, sont les médiateurs de l’interaction forte. Les photons, également de masse nulle sont les médiateurs de l’interaction électromagnétique. Pour en savoir plus sur les gluons, voir l’article de R. Ent et al., Pour la Science, n° 455 - Septembre 2015, pp. 26-32.


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