L’étonnante fonction de l’iridescence de certains coléoptères : le camouflage !
L’iridescence des coléoptères a de tout temps intrigué et fasciné les hommes. Ces véritables bijoux vivants eurent une haute valeur symbolique dans l’Égypte ancienne et servirent à la décoration de textiles en Asie, puis en Angleterre à l’époque victorienne. Les couleurs vives et chatoyantes de ces coléoptères attirent en effet immédiatement le regard. Cependant, dans la nature, l’iridescence peut contribuer à leur dissimulation vis-à-vis de prédateurs, ce qui est contre-intuitif. C’est pourtant ce qu’ont démontré des chercheurs anglais de l’Université de Bristol dans le cas des coléoptères Sternocera aequisignata (Fig. 1).1 Cette observation est d’autant plus surprenante que, dans le monde animal, l’iridescence a fréquemment une fonction séductrice et joue un rôle dans la sélection sexuelle.

Fig. 1. Coléoptère de la famille des Buprestidae (Sternocera aequisignata). Crédit : Ian Jacobs (via Flickr, Creative Commons CC BY-NC 2.0)
D’où vient l’iridescence des élytres des coléoptères ?
Les coléoptères possèdent des ailes antérieures, appelées élytres, qui recouvrent au repos les ailes postérieures à la façon d'un étui. Elles sont essentiellement constituées de molécules de chitine assemblées en fibres microscopiques (la chitine est un polymère qui joue un rôle structural important chez de nombreux animaux). Ces fibres sont disposées en feuillets superposés, et dans chacun d’eux, elles sont tournées d’un petit angle par rapport à celles du feuillet inférieur ; cela conduit à une structure hélicoïdale analogue à celle observée dans les cristaux liquides cholestériques.
Les phénomènes optiques se produisant dans ce système lamellaire complexe sont nombreux et leur description dépasse le cadre de ce billet. On retiendra seulement que la structure en mille-feuille est à l’origine de l’iridescence : lorsque la lumière pénètre dans l’empilement de ces très fines couches (espacées d’une distance qui est de l’ordre de grandeur des longueurs d’onde de la lumière), elle se réfléchit partiellement sur ces dernières, et les ondes lumineuses réfléchies, émergeant par la face supérieure, interfèrent entre elles. Il en résulte des couleurs interférentielles vives et chatoyantes (iridescence) qui dépendent de l’angle d’observation du mille-feuille et de l’orientation de celui-ci par rapport à la source de lumière.2
Des bijoux vivants symboliques et décoratifs
Dans l’Égypte ancienne, bijoux et amulettes étaient fréquemment réalisés à l’effigie de coléoptères tels que la cétoine dorée qui symbolisait la renaissance pour les morts mais était aussi un emblème protecteur pour les vivants.
Ultérieurement, les ailes vertes des coléoptères de la famille des Buprestidae servirent traditionnellement à embellir les textiles en Amérique du Sud et en Asie du Sud et du Sud-Est. Ce type de décoration devint le symbole d’un statut social élevé dans l’Inde de la période moghole (1526-1756). L’exportation des coléoptères de l’Inde vers l’Angleterre commença à l’époque victorienne, comme en témoignent les robes de bal fréquemment décorées avec les ailes de ces insectes dénommés jewel beetles (« coléoptères-bijoux ») en raison de leur éclat digne des pierres précieuses (Fig. 2).

Fig. 2. Robe de bal décorée d’ailes de coléoptères (Sternocera aequisignata). Angleterre, 1868-9. © Victoria and Albert Museum, London.
Une surprenante fonction de l’iridescence : le camouflage
« Pour vivre heureux, vivons cachés ! », dernier vers bien connu de la fable de Florian intitulée Le grillon.3 Cette conclusion moraliste incite les humains à adopter un comportement fréquent chez les animaux car nombre d’entre eux vivent cachés sous des feuilles, dans les herbes, sous la terre, etc. ; d’autres (sauterelles, papillons, grenouilles, etc.) échappent à la vue des prédateurs grâce à leur tenue de camouflage dont les couleurs miment celles de leur environnement (homochromie).4 Ces couleurs dissimulatrices sont en général dues à des pigments, mais dans certains cas, le phénomène d’iridescence est mis à profit.
Karin Kjersmo, de l’Université de Bristol, et ses collègues ont en effet montré que l’iridescence des coléoptères vert-émeraude Sternocera aequisignata (Fig. 1) leurre les oiseaux… et davantage encore les humains !1 Dans la végétation, le vert est une couleur dissimulatrice mais la question est de savoir si l’iridescence rend encore plus difficile la détection par les oiseaux. Dans une forêt, les chercheurs ont épinglé de façon aléatoire sur des feuilles vertes, non seulement des ailes de Sternocera aequisignata, mais aussi des modèles de diverses couleurs non-iridescentes (Fig. 3). Ces derniers étaient constitués d’un morceau de résine ayant la forme d’un coléoptère et recouvert de vernis à ongle vert, bleu, violet, noir, ou bien enveloppé de la photographie d’un coléoptère sur un papier photo haute brillance. Tous ces modèles sont brillants mais non-iridescents.

Fig. 3. Ailes de coléoptère réelles iridescentes (image de gauche) et factices non-iridescentes (autres images) sur divers feuillages (troène, ronce, hêtre, houx, lierre). Ces images illustrent également les différences de reflets spéculaires (brillance) des feuilles. Source : article de Kjernsmo et al., cité en réf. 3 (Creative Commons CC-BY).
Résultat des observations : au bout de deux jours, les oiseaux avaient nettement moins attaqué les ailes iridescentes (moins de 60 %) que les modèles non-iridescents (85 %). Les oiseaux auraient pu néanmoins repérer les ailes iridescentes mais auraient choisi de les délaisser par crainte de leur toxicité, dont ils se seraient rendus compte lors d’expériences fâcheuses antérieures.5 Pour lever le doute, les chercheurs ont mis à contribution des « pseudo-prédateurs » humains. Leur score dans le repérage des ailes iridescentes s’est avéré bien inférieur à celui des oiseaux : ils ont repéré moins de 20 % des ailes iridescentes et 80 % des modèles non-iridescents.
Ces résultats prouvent donc que, outre la couleur verte, l’iridescence contribue fortement au camouflage lorsque des coléoptères sont posés sur des feuilles végétales. La réflexion de la lumière par celles-ci jouent évidemment un rôle. Sur un fond brillant, comme une feuille de houx ou une feuille mouillée, les ailes iridescentes sont quasiment indiscernables.
L’iridescence contribue sans doute à briser les formes ou les contours typiques d’un animal, d’autant que les couleurs iridescentes dépendent de l’angle d’observation, et un oiseau en vol à la recherche de nourriture les voient donc changer au cours de sa progression.
Une hypothèse centenaire enfin confirmée
Au début du XXe siècle, le naturaliste Américain Abbott Thayer, souvent considéré comme le « père du camouflage », avait émis l’hypothèse que des variations de couleurs selon l’angle de vue (iridescence) pouvaient être mises à profit par certaines espèces pour se fondre dans leur environnement. Cette idée avait été mise en doute par le fait que des couleurs vives ont fréquemment une fonction séductrice : elles jouent un rôle important dans la sélection sexuelle chez divers animaux.4,6 Il aura donc fallu plus d’un siècle pour que l’hypothèse de Thayer soit confirmée par les travaux de l’équipe de Karin Kjersmo, décrits ci-dessus.
Il faut mentionner en outre des études antérieures tendant à montrer que, d’une façon générale, l’iridescence entrave la reconnaissance de la forme d’une cible par les oiseaux ou les bourdons. D’une part, il a été montré que la capacité des oiseaux à frapper avec succès des proies virtuelles est moindre lorsque celles-ci sont iridescentes.7 D’autre part, des bourdons auxquels on a présenté des fleurs artificielles ont éprouvé davantage de difficulté à reconnaître leur forme si elles sont iridescentes.8
Si l’iridescence contribue donc à dissimuler plutôt que révéler, cela n’exclut pas sa fonction séductrice très répandue chez les insectes, les papillons, les oiseaux… La roue du paon mâle en est un exemple spectaculaire.
Il faut remonter à l’époque des dinosaures (considérés comme les ancêtres des oiseaux) pour trouver les premières preuves d’iridescence dans le monde animal : des paléontologues ont prouvé, par l’analyse de fossiles datant de 130 millions d’années, qu’un petit dinosaure (un Microraptor de la taille d’un gros pigeon) avait un plumage iridescent aux reflets noirs et bleutés, comme celui des corbeaux d’aujourd’hui.9 La structure en feuillets des mélanosomes, révélée par microscopie électronique, est à l’origine de l’iridescence. Camouflage ou séduction ? La seconde hypothèse est privilégiée par les chercheurs, mais qui sait ? L’exemple inattendu des coléoptères incite à la prudence… et à l’humilité, qualités essentielles de tout chercheur.
Références et notes
1K. Kjernsmo et al., « Iridescence as camouflage », Current Biology vol. 30(3), pp. 551-555, 2020.
2Selon leur longueur d’onde, les ondes lumineuses réfléchies par les diverses couches (schéma ci-dessous) se renforcent si leur maxima d’amplitude se confondent (interférences constructives) et, au contraire, elles s’annihilent si le maximum de l’une correspond au minimum de l’autre (interférences destructives). L’intensité de la lumière est ainsi amplifiée à certaines longueurs d’onde et au contraire atténuée à d’autres, et ce, de façon différente selon l’angle d’incidence et l’angle d’observation. Pour en savoir plus sur les couleurs interférentielles, voir : B. Valeur, La couleur dans tous ses éclats, Belin, 2011 ; Lumière et luminescence. Ces phénomènes lumineux qui nous entourent, Belin, 2017.
3Jean-Pierre Claris de Florian, Fables, livre II, Le Grillon, Fauche-Borel, 1793. Dans cette fable, un grillon discret enviait un papillon qui « brillait des plus vives couleurs » et se lamentait : « Dame Nature Pour lui fit tout et pour moi rien ». Mais quand il vit des enfants poursuivre le papillon et « déchirer la pauvre bête », il s’exclama : « Il en coûte trop cher pour briller dans le monde,[…] Pour vivre heureux vivons caché. ».
4B. Valeur, E. Bardez, La lumière et la vie. Une subtile alchimie, Belin, 2015.
5L’iridescence serait dans ce cas une couleur d’avertissement, appelée couleur aposématique, envoyant un signal aux prédateurs : « Attention, je ne suis pas comestible ! ». Voir réf. 4.
6Voir le billet du 02.02.2019, « À la poursuite du diamant de Gould ».
7T.W. Pike, « Interference coloration as an anti-predator defence », Biology Letters vol. 11, 20150159, 2015.
8K. Kjernsmo et al., « Iridescence impairs object recognition in bumblebees », Scientific Reports vol. 8, 8095, 2018.
9Q. Li et al., « Reconstruction of Microraptor and evolution of iridescent plumage », Science vol. 335, pp. 1215-1219, 2012.
Merci pour cet intéressant texte. Juste une petite remarque : les scarabées sont un groupe au sein des coléoptères, et ce terme ne correspond pas aux bestioles étudiées et illustrées ici. Il s'agit plutôt de buprestes. S'il faut utiliser un terme générique, c'est "coléoptères" qui convient.
Merci pour cette remarque qui me conduit à remplacer 'scarabée' par 'coléoptère'.
Bravo pour cet article plein d’informations à essayer !