L’origine de la fluorescence verte de certains requins enfin élucidée
Les couleurs fluos égaient notre vie quotidienne.1 Elles foisonnent également dans les mondes végétal et animal. Même certains requins sont fluorescents ! Éclairés par une lumière bleue, – seule composante de la lumière pénétrant profondément dans les océans –, ils émettent une fluorescence verte. Quelle substance en est à l’origine ? S’agit-il d’une protéine fluorescente comme celles que l’on rencontre dans les coraux et les anémones de mer ? Non, répondent des chercheurs américains qui viennent d’identifier dans la peau de deux espèces de requins, des métabolites fluorescents de petite taille, inconnus jusqu’alors.2 Les chercheurs s’interrogent sur la fonction éventuelle de cette fluorescence.

Fig. 1. A. Roussette maille (Scyliorhinus retifer). D. Requin-houle (Cephaloscyllium ventriosum). Ces requins, dont la longueur est de l’ordre d’un mètre, arborent des motifs fluorescents verts lorsqu’ils sont éclairés par une lumière bleue. Seules les parties claires de la peau sont fluorescentes. Images extraites de la référence 2. Crédit : D. F. Gruber (avec son aimable autorisation).
La fluorescence en milieu marin : un phénomène largement répandu
Qu’elles soient végétales ou animales, terrestres ou marines, nombre d’espèces sont fluorescentes.3,4 Limitons-nous ici au milieu marin. Coraux, anémones de mer, poissons, crustacés, méduses, etc. exhibent des couleurs fluos lorsqu’ils sont éclairés par une lumière bleue (prédominante à une profondeur dépassant une dizaine de mètres : « le Grand Bleu »).
Les substances à l’origine de la fluorescence qui ont pu être identifiées sont essentiellement des protéines fluorescentes, la plus connue d’entre elles étant la GFP (Green fluorescent protein), présente dans la méduse Aequorea Victoria. Cette protéine est à l’origine d’une petite révolution en imagerie du vivant car il est possible de la produire in situ pour suivre à la trace une protéine d’intérêt à laquelle la GFP est accrochée, telle une balise lumineuse. Avec des mutants de la GFP et des protéines fluorescentes issues des coraux et des anémones de mer, les chercheurs disposent d’une panoplie de marqueurs fluorescents pour réaliser des images multicolores.5
Des métabolites fluorescents présents dans la peau de certains requins
Parmi les poissons, ce sont plus de 180 espèces fluorescentes, appartenant à 16 ordres, 50 familles et 105 genres, qui ont été recensées en 2014.6 L’origine de la fluorescence n’a toutefois été élucidée que dans quelques cas d’anguilles marines où des protéines fluorescentes jusque là inconnues ont été découvertes.7 D. F. Grüber (City University of New-York), J. M. Crawford (Yale University) et leurs collègues ont, quant à eux, étudié deux espèces de requins fluorescents, la roussette maille (Scyliorhinus retifer) et le requin-houle (Cephaloscyllium ventriosum). Le premier vit près de la côte atlantique de l’Amérique du nord, et le second dans l’océan Pacifique entre la Californie et le sud du Mexique. Dans leur article publié en août 2019,2 les chercheurs apportent les preuves que la fluorescence n’est pas due à une protéine fluorescente mais à des composés de petite taille issus du métabolisme de la bromo-kynurénine8. Ils ont identifié et étudié huit métabolites fluorescents, jusqu’ici inconnus. Deux d’entre eux ont un maximum d’émission voisin de 500 nanomètres correspondant au vert.9
Or, il s’avère que les requins en question possèdent dans leur rétine des photorécepteurs dont le maximum de sensibilité se situe à 484 et 488 nm respectivement pour C. ventriosum et S. retifer.10 En outre, comme chez d’autres poissons, des filtres jaunes intraoculaires empêchent la lumière bleue diffusée de pénétrer dans leurs yeux. Évoluant à des profondeurs de 30 mètres ou plus, où la lumière bleue prédomine, ces requins sont donc bien adaptés à la perception des motifs fluorescents de la peau de leurs congénères (Fig. 2).

Fig. 2. Détails de la peau du requin S. retifer sous éclairage par une lumière blanche (à gauche) et par une lumière bleue (à droite). Les denticules cutanés font office de guides optiques pour la fluorescence qui est ainsi conduite sur toute leur longueur (largeur de l’image : 7 mm). En revanche, les denticules du requin C. ventriosum ne possèdent pas cette caractéristique. Image extraite de la référence 2. Crédit : D. F. Gruber (avec son aimable autorisation).
Il est donc probable que ces motifs fluorescents facilitent l’identification entre congénères et la différenciation des sexes car ces requins vivent en groupes jusqu’à une dizaine d’individus. Signalons que des études sur d’autres poissons et des crustacés suggèrent également que la fluorescence a une fonction dans la communication.3,6,10
Des propriétés avantageuses
Il s’avère que les métabolites de la bromo-kynurénine ont des propriétés antibactériennes2 : un bénéfice certain pour un requin comme C. ventriosum qui séjourne essentiellement au contact des sédiments sous-marins foisonnant de bactéries.
En outre, ces métabolites pourraient contribuer à assurer une protection contre les effets néfastes de la lumière bleue (dont l’énergie est relativement élevée), en complément des pigments du type mélanine. En effet, de la même façon que les dérivés non-bromés de la kynurénine servent de filtres UV dans le cristallin des yeux humains, les dérivés bromés filtrent la lumière bleue et les rayonnements de plus courtes longueurs d’onde.
Fluorescence… et aussi bioluminescence
Les requins n’ont pas fini de nous en faire voir de toutes les couleurs… fluorescentes, et aussi bioluminescentes4 ! En effet, une nouvelle espèce de requin (dénommé « requin de poche » en raison de sa petite taille : 14 cm), a été découverte dans le golfe de Mexico en juillet 2019.11 Il possède sur son corps de nombreux photophores (organes lumineux constitués de bactéries bioluminescentes vivant en symbiose avec l’animal) qui lui permettent d’attirer des proies ou de leurrer ses prédateurs. De tels photophores existent chez de nombreux poissons vivant à des profondeurs où la lumière solaire ne parvient pas.3
Les requins sont décidément des créatures exceptionnelles : leur odorat est ultra-sensible, ils sont capables détecter des champs électromagnétiques, et certains d’entre eux mettent à profit la fluorescence ou la bioluminescence. Et ils n’ont sans doute pas livré tous leurs secrets...
Références et notes
1Voir le billet du 17.11.2018, « Du gilet jaune aux baskets flashy : le fluo, c’est le filon ! ».
2H. B. Park et al., « Bright green biofluorescence in sharks derives from bromo-kynurenine metabolism », iScience, article mis en ligne le 8 août 2019.
3B. Valeur, É. Bardez, La lumière et la vie. Une subtile alchimie, Belin (2015).
4Il ne faut pas confondre espèces fluorescentes et espèces bioluminescentes. Les premières émettent une lumière (fluorescence) consécutivement à une absorption de lumière, tandis que la lumière émise par les secondes (bioluminescence) provient d’une réaction biochimique. Voir réf. 3, chap. 5 (Les êtres vivants « fluo ») et chap. 6 (Les lumières vivantes).
5Réf. 3, chap. 7.
6J. S. Sparks, et al., « The covert world of fish biofluorescence : a phylogenetically widespread and phenotypically variable phenomenon ». PLoS One 9(1), e83259 (2014). Article consultable ici.
7D. F. Gruber et al., « Adaptive evolution of eel fluorescent proteins from fatty acid binding proteins produces bright fluorescence in the marine environment », PLoS One 10, e0140972 (2015). Article consultable ici.
8La kynurénine est un dérivé du tryptophane (acide aminé). Présente chez les humains, elle est impliquée, avec ses métabolites, dans diverses fonctions : vasodilatation pendant une inflammation, régulation de la réponse auto-immune. L’accumulation de kynurénine dans le cerveau est associée à des maladies mentales, notamment la schizophrénie.
9Formules des deux métabolites fluoresçant dans le vert avec indication des longueurs d’onde du maximum d’émission pour des solutions dans un tampon phosphate.
10D. F. Gruber et al., « Biofluorescence in catsharks (Scyliorhinidae) : fundamental description and relevance for elasmobranch visual ecology », Scientific Reports, vol. 6, 24751 (2016). Article consultable ici.
11B. Bronston, « Researchers identify new species of pocket shark », communiqué de l’Université de Tulane (18 juillet 2019), consultable ici .