Pourquoi la couleur nous trompe-t-elle continuellement ? 1. Contraste et assimilation

Notre système visuel nous trompe en permanence sur les couleurs que nous percevons ! C’est parce que notre perception des couleurs n’est pas seulement liée à la composition spectrale de la lumière provenant d’une source lumineuse ou d’un objet, et pénétrant dans notre œil ; elle est également soumise à des effets physiologiques qui engendrent des illusions de couleurs. Voici une série de billets dédiée à ces illusions, le premier étant consacré à l’effet de contraste et à l’effet d’assimilation, rassemblés sous le vocable d’induction chromatique. Conséquence de ces effets : des couleurs juxtaposées sont perçues différemment des mêmes couleurs observées isolément. Il faut en tenir compte lors de l’agencement des couleurs dans le design, la mode, la décoration, l’art… et dans la façon de vous vêtir !

La vision est surtout une affaire de contraste

Le premier à avoir bien compris les effets physiologiques liés aux contrastes est le grand chimiste Michel Eugène Chevreul (1786-1889) qui énonça en 1839 la loi du contraste simultané des couleurs : « Dans le cas où l’œil perçoit en même temps deux couleurs contiguës, elles apparaîtront aussi dissemblables que possible ; toutes deux dans leur composition optique et à l’apogée de leur tonalité  ». La composition optique conditionne bien sûr la teinte, mais attention, la tonalité à l’époque de Chevreul signifiait la clarté (ou la valeur pour les peintres). Le contraste simultané des couleurs implique donc des contrastes de teinte et de clarté.1

À titre d’exemple, observez les cercles de la figure 1 qui sont placés sur un fond carré de couleur (en haut) et sur un fond neutre (en bas). Les couleurs des cercles du bas apparaissent différentes de celles des cercles du haut, n’est-ce pas ? En réalité, les cercles ont été reproduits à l’identique. La différence perçue est d’origine physiologique et non pas physique : lorsqu’on juxtapose deux taches colorées, chacune influence la perception que nous avons de la couleur de l’autre.

Fig. 1. Illustration du contraste simultané des couleurs. Les cercles du haut apparaissent différents des cercles du bas alors qu’en réalité ils sont identiques. La raison est physiologique et non physique. © Bernard Valeur

La figure 2 illustre le contraste de clarté, indépendamment de toute teinte : regardez les quatre séries de losanges gris disposés horizontalement. Ne seriez-vous pas prêt à parier que deux à deux, ces séries sont d’un gris différent et que la bande verticale n’est pas d’un gris homogène ? En fait, il n’en est rien, comme le montre la figure de droite où le fond a été supprimé. Ce sont donc les variations de clarté du fond gris qui induisent un puissant effet de contraste.2

Fig. 2. Le motif créé par Alexander Logvinenko illustre le contraste de clarté.2 À gauche, les clartés des losanges apparaissent différentes alors qu’elles sont identiques, comme le montre la figure de droite dépourvue du fond gris. En outre, la bande verticale est d’un gris homogène.

Les neurones rétiniens sont responsables de la tromperie

Les signaux nerveux issus des photorécepteurs de la rétine ne parviennent pas directement au cerveau mais transitent par de nombreux neurones rétiniens (cellules horizontales, bipolaires, amacrines et ganglionnaires) qui assurent un prétraitement. Les neurones rétiniens sont en correspondance avec une petite partie circulaire du champ de vision, appelé champ récepteur, impliquant plusieurs photorécepteurs. Ces neurones ne génèrent un signal que si les informations reçues de la part des photorécepteurs révèlent des différences entre la zone centrale et la zone périphérique du champ récepteur. Ces différences sont appelées contrastes. Il en existe trois types : un contraste de clarté et deux contrastes chromatiques (rouge-vert et bleu-jaune). Les informations sur ces trois types de contraste sont transmises au cerveau par trois voies nerveuses distinctes impliquant trois types de cellules ganglionnaires dont les axones forment le nerf optique.

Le cas des couleurs complémentaires3 mérite une attention particulière : le contraste de teinte est alors maximum. Ainsi, lorsqu’on juxtapose deux couleurs complémentaires, elles acquièrent plus d’éclat. Nombre de peintres ont mis à profit ce principe : les impressionnistes, les néo-impressionnistes, Robert Delaunay, et bien d’autres. Les décorateurs, les verriers, etc. le mettent également en pratique. Voyons maintenant la raison de cette exaltation mutuelle.

La perception d’une couleur suscite la perception de sa complémentaire

Commençons par une petite expérience. Regardez fixement pendant une trentaine de secondes le centre du cercle bleu de la figure 3. Puis déplacez votre regard vers la croix située à droite. Vous devez percevoir un cercle de couleur jaune qui est la couleur complémentaire du bleu3.

Fig. 3. Illustration du contraste successif. Après avoir fixé le regard sur le centre du cercle bleu pendant une trentaine de secondes, le déplacement du regard sur la croix de droite fait apparaître un cercle jaune, couleur complémentaire du bleu.

On parle, dans ce cas, de contraste successif. Cet effet est également d’origine physiologique : quand on fixe le cercle bleu, ce sont principalement les cônes S de la rétine4, sensibles dans le bleu, qui sont sollicités et finissent par être désensibilisés (effet de « fatigue »). La réponse des deux autres types de cône (M et L), dont la sensibilité combinée s’étend du vert au rouge, procure alors une sensation de jaune (par superposition de toutes les longueurs d’onde de ce domaine sur la rétine), couleur complémentaire du bleu.

L’effet de fatigue des cônes se fait sentir notamment lors de la retouche d’une photo couleur sur un écran d’ordinateur. Les couleurs perçues évoluent. C’est pourquoi il est conseillé de marquer une pause de temps en temps. À la reprise, on constate que les couleurs apparaissent différentes de celles perçues avant la pause.5

L’effet d’assimilation : l’inverse de l’effet de contraste

Lorsque des motifs colorés, relativement petits, sont disposés de façon répétitive dans de grands ensembles sur un fond coloré, la couleur des motifs paraît déteindre sur celle du fond.6 Cet effet est appelé assimilation chromatique. La figure 4 en offre une illustration. Combien de couleurs y voyez-vous ? Cinq répondrez-vous sans doute : jaune, orangé, bleu, pourpre et rouge. En fait, il n’y en a que trois (jaune, bleu, rouge) car les trois cercles sont, contrairement aux apparences, de couleur rouge identique ! À gauche, les rayures jaunes font percevoir le cercle orangé, et au milieu, les rayures bleues induisent une teinte pourpre du cercle. Il s’agit de l’illusion de Munker.

Fig. 4. Illustration de l’effet d’assimilation. Les trois cercles sont d’une couleur rouge identique. Celui de gauche apparaît cependant orangé et celui du milieu, pourpre, car la couleur de la grille paraît déteindre sur celle du cercle. © Bernard Valeur

D’une façon générale, lorsqu’on superpose une grille colorée sur un fond de couleur, ce dernier est perçu d’une couleur différente qui se rapproche de celle de la grille. Le mécanisme est différent de celui de l’effet de contraste et n'est pas encore complètement élucidé. Un processus cortical conduirait le cerveau à interpréter la grille comme une transparence de telle sorte que la couleur de la grille déteint sur celle du fond. Ainsi, une grille jaune superposée à un fond rouge rend ce fond plus jaune, c’est-à-dire orangé.

En résumé

Des couleurs juxtaposées apparaissent différentes des mêmes couleurs observées isolément par induction chromatique impliquant le plus souvent un effet de contraste, et parfois un effet d’assimilation.

  • L’effet de contraste rend deux couleurs juxtaposées plus dissemblables qu’elles ne le sont en réalité. L’effet est maximum avec des couleurs complémentaires qui, de ce fait, acquièrent plus d’éclat.
  • L’effet d’assimilation tend au contraire à réduire les différences entre couleurs juxtaposées mais il ne se manifeste qu’avec des motifs colorés répétitifs relativement petits sur de grands ensembles.

Et pour conclure, laissons la parole à Josef Albers (1888-1976), peintre et pédagogue de l’art :« Dans sa perception visuelle, une couleur n’est presque jamais vue telle qu’elle est réellement – telle qu’elle est physiquement […]. Pour utiliser efficacement les couleurs, il est indispensable d’admettre que la couleur trompe continuellement ».7

Références et notes

1B. Valeur, La couleur dans tous ses éclats, Belin (2011) ; Une belle histoire de la lumière et des couleurs, Flammarion (2016).

2J. Ninio, « Les illusions de contrastes », dans Les illusions des sens, Dossier Pour la Science, avril-juin 2003, pp. 8-15.

3Un rappel sur les couleurs complémentaires est donné le billet du 13.01.2019, « Quand naissent les couleurs, la règle de trois s’impose ».

4Voir les divers types de cônes dans le billet du 12.10.2018, « Pourquoi la perception des couleurs n’est-elle pas parfaitement identique pour chacun de nous ? »

5Voir l’avis d’un expert en photographie à la fin du billet du 15.05.2019, « Comment retoucher une photo couleur ? 3. Bien choisir son logiciel ».

6F. Viénot, J. Le Rohellec, « Jeux de couleurs », dans Les illusions des sens, Dossier Pour la Science, avril-juin 2003, pp. 20-27.

7J. Albers, L’interaction des couleurs, Hazan (2013)

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