Pourquoi le bleuet n’est-il pas rouge ?

Les fleurs sont un régal pour nos yeux mais telle n’est pas leur raison d’être. Les charmes de leurs couleurs, de leur forme et de leur odeur sont essentiellement destinés à séduire les insectes pollinisateurs, indispensables pour assurer la reproduction. Quels sont les pigments responsables d’une telle diversité de couleurs ? Pourquoi le bleuet n’est-il pas rouge comme le coquelicot puisque ces deux fleurs possèdent le même pigment ? Pourquoi peut-on faire changer de couleur un hortensia en modifiant la nature de son terreau ? Pour répondre à ces questions, il faut examiner la structure intime des pigments.

Fig. 1. Un bel exemple de palette de couleurs que nous offrent les fleurs. © Bernard Valeur

Flavonoïdes, anthocyanes, anthocyanidines, anthocyanines : de quoi y perdre son latin… et son grec !

Les fleurs doivent le plus souvent leur couleur à des pigments appartenant à la famille des flavonoïdes, et dans une moindre mesure, à celle des caroténoïdes.Les flavonoïdessont des composés flavoniques appartenant à la classe des polyphénols. Parmi ces composés, les pigments jaunes sont principalement les flavones, les flavonols et les flavanones (en latin, flavus signifie « jaune »), tandis que les couleurs rouge, rose, bleue, violette, ou pourpre, sont dues aux anthocyanidines (du grec anthos, « fleur » et kuanos, « bleu »). Dans nombre d’ouvrages, ces dernières sont classées séparément des flavonoïdes en raison de leurs couleurs et de leurs propriétés particulières. Pourtant la structure de ces pigments est analogue à celle des autres flavonoïdes.2 Les anthocyanidines sont donc bien des flavonoïdes au sens large alors que les composés précédents sont des flavonoïdes stricto sensu (Fig. 2).

Fig. 2. Les principaux pigments de la famille des flavonoïdes. © Bernard Valeur

Dans les plantes d’une façon générale, les flavonoïdes sont liés à un sucre, souvent le glucose, et sont donc sous une forme dite glycosylée.3 Les anthocyanidines liées à un sucre sont dénommées anthocyanes. On les trouve non seulement dans les fleurs mais aussi dans les fruits rouges et certaines feuilles d’arbre à l’automne. Le terme anglais pour anthocyane est anthocyanin. Le mot anthocyaninequi apparaît fréquemment dans les textes en français (transposition sans doute du terme anglais) doit être considéré comme un synonyme d’anthocyane.

La sélection naturelle a contribué à la distribution des anthocyanes dans les plantes à fleurs. La couleur dépend de plusieurs facteurs : la nature de l’anthocyane, ses interactions avec des ions métalliques, l’implication de co-pigments, et le pH des vacuoles des pétales. Le bleuet, le coquelicot et l’hortensia offrent de beaux exemples.

L’énigme de la couleur du bleuet

Le coquelicot et le bleuet se distinguent tant par la forme des pétales que par leur couleur : le premier est rouge et le second, bleu (Fig. 3). Pourtant, ces deux fleurs possèdent le même pigment : la cyanidine, une des anthocyanidines les plus courantes, dont la couleur est normalement rouge.

Fig. 3. Le coquelicot et le bleuet possèdent le même pigment, la cyanidine, et sont pourtant de couleurs différentes. © Bernard Valeur

On a cru initialement que la différence de couleur était une simple affaire d’acidité car la cyanidine est rouge en milieu acide et bleu en milieu basique.Puis il a été prouvé que le pH des vacuoles des pétales de bleuet était de 4,6 et que dans ces conditions la cyanidine ne pouvait pas être bleue.Il a fallu attendre 2005 pour que la structure du pigment du bleuet soit complètement élucidée.5 Il est formé de 6 molécules de cyanidine (glycosylée) liées au centre à un ion fer (Fe3+) et un ion magnésium (Mg2+), avec en outre la participation de 6 glycosides de flavone liés à deux ions calcium (Ca2+). Les « Bleuets d’azur » ont enfin livré leur secret !

Pourquoi l’évolution a-t-elle favorisé une structure aussi complexe que celle de ce pigment bleu à base de cyanidine ? Sans doute parce que les yeux de certains insectes pollinisateurs ne sont pas sensibles dans le rouge mais dans le bleu. C’est le cas des abeilles dont les yeux sont sensibles dans le jaune et le bleu mais pas dans le rouge.6

Comment modifier la couleur des hortensias ?

Les hortensias sont bien connus pour donner des fleurs roses ou bleues selon la nature de la terre dans laquelle ils sont plantés (Fig. 4). D’où vient cette différence de couleur ?

Fig. 4. L’hortensia est naturellement rouge mais il devient bleu si le sol est riche en aluminium et suffisamment acide. © Bernard Valeur

Le pigment impliqué est la delphinidine, anthocyanidine dont la couleur est normalement rouge. On observe cette couleur lorsque le sol est neutre ou basique. En revanche, dans un sol acide, la plante sécrète de l’acide citrique qui se lie aux ions aluminium (Al3+) présents dans le sol. Le complexe ainsi formé migre dans la plante et véhicule l’ion aluminium jusqu’aux pétales où se situe la delphinidine. Cette dernière complexe alors à son tour l’aluminium et absorbe la lumière différemment de telle sorte que sa couleur est bleue. Alors, si vous voulez changer la couleur de vos hortensias du rose au bleu, enrichissez la terre en aluminium (avec du sulfate d’aluminium ou de l’ardoise pilée). Inversement, un apport de chaux fait passer la couleur du bleu au rouge, car la chaux rend le sol basique, ce qui empêche l’assimilation d’aluminium par la plante. Soyez patients car ces changements de couleur prennent du temps !

Références et notes

1B. Valeur, É. Bardez, La lumière et la vie. Une subtile alchimie, Belin (2015).

2Le squelette de base des flavonoïdes est constitué de trois cycles (deux cycles benzéniques et un hétérocycle oxygéné) portant des substituants OH en diverses positions (non représentés sur les formules ci-dessous).

Les anthocyanidines se distinguent des flavonoïdes stricto sensu par la présence d’une charge positive sur l’hétérocycle (cation flavylium). Exemples :

3La glycosylation des anthocyanidines (c’est-à-dire le remplacement de l'hydrogène d’un groupe OH par un sucre) est accomplie par une enzyme du type glucosyltransférase et conduit aux anthocyanes. Les sucres impliqués sont le plus souvent des monosaccharides (glucose, galactose...) ou des di- et trisaccharides.

4La cyanidine est rouge à pH <3, pourpre à pH 7-8, et n’est bleue qu’à pH>11.

5M. Shiono, N. Matsugaki, K. Takeda, « Phytochemistry : structure of the blue cornflower pigment », Nature, vol. 436, p. 791, 2005.

6Voir le billet du 6.01.2019, « Sait-on comment les animaux voient en couleurs ? »

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